Un exemple de sauvegarde du patrimoine : la publication du catalogue auteurs du fonds ancien de la Bibliothèque municipale de Grenoble (1500-1900)
Le catalogue auteurs sur fiches de la Bibliothèque municipale de Grenoble, entrepris en 1867 et continué jusqu'en 1953 2, représente la plus grande partie des imprimés d'un des fonds les plus riches de France. Il concerne plus de 200 000 ouvrages, dont beaucoup n'existent pas à la Bibliothèque Nationale ni à la British Library. Y sont dépouillés par ailleurs de nombreux recueils historiques ou juridiques avec des notices, qui souvent ne figurent pas dans les catalogues des autres grandes bibliothèques.
Nous examinerons tour à tour comment nous avons été conduits à envisager la publication de ce catalogue, comment d'autre part nous avons pu réaliser cette publication.
La consultation du catalogue en accès direct depuis 1970 3, alors qu'il ne l'était pas jusque-là, aggrava la détérioration des fiches anciennes manuscrites pour la plupart. Il fallut dès lors envisager leur reproduction, avant qu'elles ne deviennent inutilisables. Divers procédés de reproduction furent examinés : dactylographie, microfilmage, photocopie, simple photographie. Mais ils durent tous être écartés, car ils donnaient des copies soit inexactes, soit de consultation difficile, soit peu lisibles vu l'état de certaines fiches. En définitive, il fallut envisager une prise de vue tramée avec correction après montage suivant la netteté des fiches. Seul ce procédé garantissait une parfaite lisibilité. Mais il était très coûteux, étant donné la lenteur des manipulations nécessaires pour la mise au point. Aussi fallait-il rentabiliser l'opération en reproduisant le catalogue à de multiples exemplaires susceptibles d'être vendus, pareille diffusion étant justifiée par la richesse des collections de la Bibliothèque municipale de Grenoble.
Cette richesse tient non seulement à l'intérêt de certains fonds, mais aussi au caractère encyclopédique de l'ensemble des imprimés.
Parmi les fonds les plus remarquables, il faut signaler la série très complète des journaux et périodiques, les grandes collections historiques et littéraires, l'abondante littérature religieuse que suscite la rivalité entre Jésuites et Jansénistes, tout ce qui concerne la poésie, le théâtre et le roman français et étranger, enfin les nombreux atlas et récits de voyages. Les collections grenobloises contiennent d'autre part maintes premières éditions provinciales (premiers livres imprimés à Lyon, à Abbeville, à Dijon, à Grenoble, etc.) et aussi un grand nombre de beaux livres à figures et d'éditions originales de grands auteurs français (Villon, Ronsard, Du Bellay, Montaigne, d'Aubigné, Malherbe, Descartes, Corneille, Molière, Pascal, La Fontaine, Boileau, Racine, Bossuet, Marivaux, Voltaire, Rousseau, Châteaubriand, Stendhal, Beaudelaire, Zola, etc.). Ces fonds ont été complétés, tout récemment encore, par l'acquisition systématique d'autres séries importantes, telle celle des bibliographies françaises et étrangères sur les sciences humaines et des catalogues raisonnés de sculpteurs et de peintres, et aussi par des dons exceptionnels, comme ceux du chanoine Ulysse Chevalier, de Georges de Manteyer et d'Edmond Esmonin, précieux par la documentation considérable qu'ils apportent sur l'histoire de l'Église, l'histoire administrative et financière de la France sous l'Ancien Régime, celle de la France du Sud-Est, enfin l'histoire italienne.
Mais la richesse de la Bibliothèque tient non seulement à l'importance et à l'intérêt de certains de ses fonds, mais aussi à son caractère encyclopédique. L'ensemble des collections se distingue, en effet, par l'étendue et la variété des sujets concernés. Il suffit, pour s'en rendre compte, de consulter le premier catalogue de la Bibliothèque édité de 1831 à 1839 4. On est surpris par l'égale répartition des fonds entre les grandes divisions méthodiques : Théologie (5 265 numéros), Jurisprudence (4 910 numéros), Sciences et Arts (3 900 numéros), Belles-Lettres (5 063 numéros), Histoire (8 392 numéros), et aussi par l'équilibre observé entre les différentes époques. D'après les sondages que nous avons faits, la Bibliothèque de Grenoble comportait en 1839, sur un fonds de 28 872 ouvrages, 6 000 environ du XVIe siècle, 13 500 du XVIIe et 7 500 du XVIIIe. Cet ensemble est en grande partie celui constitué au XVIIIe siècle par Mgr de Caulet et acquis en 1772 par les citoyens de Grenoble à la suite d'une souscription publique. Pour expliquer cette harmonieuse constitution du fonds, il convient de considérer les choix accomplis par l'évêque de Grenoble, lorsqu'au cours de son long épiscopat, il suivit toutes les grandes ventes de son temps et fit entrer les plus riches collections dans sa bibliothèque. Il faut mentionner, entre autres, le fonds ayant appartenu au président Expilly (1561-1636), magistrat humaniste et poète ronsardisant, fonds comprenant une magnifique collection de poètes et d'écrivains français et italiens de la Renaissance ainsi que de nombreux livres de droit et d'histoire. Une autre bibliothèque très importante acquise par Mgr de Caulet est' celle des deux frères Pierre-Joseph (1665-1710) et François-Hyacinthe (1653-1737), Duclos d'Ésery, le second président au Sénat de Savoie. Formée au cours de voyages en Italie, en Suisse et en Allemagne, elle présente un très grand nombre d'ouvrages sur le droit, la littérature et l'histoire. Ce caractère encyclopédique de la Bibliothèque de Grenoble à ses débuts se maintient par la suite. Ainsi en 1878 le fonds comporte-t-il 169 000 volumes imprimés, dont 9 000 sur la Théologie, 9 000 sur la Jurisprudence, 32 000 sur les Sciences et Arts, 44 000 sur les Belles-Lettres et 75 000 sur l'Histoire 5.
Il est aisé de se convaincre de l'intérêt qu'il y avait à publier le catalogue d'un fonds aussi riche. Encore fallait-il réaliser cette publication.
Pour cela nous trouvâmes un accueil favorable auprès de l'Institut de recherche et d'histoire des textes (IRHT) 6, qui diffusa un bulletin de pré-souscription, faisant valoir l'importance et la richesse des collections, et trouva un éditeur, Saur Verlag de Münich, se chargeant entièrement de l'impression et de la diffusion.
La reproduction fut confiée à une entreprise grenobloise, la société IFOT, qui avait déjà fait, d'après nos fiches, des essais concluants de photographie tramée, et fut entièrement prise en charge par la Ville de Grenoble à la suite du vote du Conseil municipal en date du 24 novembre 1978. La subvention municipale était d'autant plus appréciable qu'il n'y avait au départ aucune certitude d'obtenir d'aide financière par ailleurs 7.
Malgré cette aide très efficace, rien n'aurait pu être mené à terme sans le travail de préparation - près de trois ans - accompli par une grande partie du personnel de la Bibliothèque municipale 8. Dès janvier 1976, fut entreprise la numérotation par tiroir des fiches, pour éviter un déclassement lors de la prise de vues. Pendant la numérotation, il fallut rechercher les cotes absentes et reporter celles sur le point de disparaître au bas des fiches. Enfin, on dut recopier ou photocopier les fiches en trop mauvais état et aussi le verso de celles utilisées sur les deux faces, pour qu'il puisse être photographié. Une fois ce travail préliminaire de numérotation achevé en décembre 1978, l'Institut de recherche et d'histoire des textes décida qu'il valait mieux, pour assurer la diffusion du catalogue, ne reproduire que la partie des fiches concernant le livre ancien de 1500 à 1900. Cette décision impliquait le retrait des fiches - environ 50 000 -des ouvrages parus depuis 1901. Pour assurer ce travail, l'Institut délégua sur place pendant sept mois, de janvier à juillet 1979, une attachée scientifique 9. Il fallait en effet vérifier certaines vedettes d'après celles du catalogue imprimé auteurs de la Bibliothèque Nationale, vérification pourtant déjà accomplie dans le passé, si ce n'est pour les dernières lettres de l'alphabet. L'identification des prénoms de l'auteur n'avait parfois pas été faite. Quelquefois aussi n'avaient pas été rédigées les fiches des auteurs de titres anonymes, de ceux qui ne correspondaient pas aux auteurs mentionnés sur la page de titre de l'ouvrage, de ceux enfin imprimés sous diverses orthographes. Ces identifications et renvois entraînèrent un reclassement des fiches, reclassement qui à son tour exigeait une nouvelle numérotation à l'intérieur des tiroirs. Une autre difficulté intervenait, lorsqu'il s'agissait d'écarter les ouvrages non datés postérieurs à 1900. Pour identifier la date exacte, il fallait consulter les catalogues imprimés auteurs de la Bibliothèque Nationale, de la British Library ou de la Bibliothèque du Congrès, ou à défaut faire la critique externe et interne du livre, en se fondant sur les événements les plus récents auxquels il pouvait se référer, sur la date à laquelle il était entré à la Bibliothèque municipale, sur celle où l'éditeur avait cessé de publier ou sur celle du livre le plus récent cité dans la bibliographie de l'ouvrage.
Une fois retirées les fiches des ouvrages parus depuis 1901, restait la préparation du travail, afin d'éviter toute erreur au cours de la prise de vues par la société IFOT des fiches de 413 tiroirs du catalogue. En vue de l'intercalation des rubriques des pages du catalogue une fois reproduit, les fiches étaient divisées par groupes de 32, ce qui correspondait à deux pages en vis-à-vis, les fiches étant disposées sur chaque page par groupe de seize sur quatre colonnes verticales de quatre. Les rubriques étaient tapées à la machine et insérées à leur place dans les tiroirs. La première rubrique, figurant en tête du groupe de 32, était photographiée en haut et à gauche de la page de gauche. Quant à la deuxième rubrique, elle était photographiée en haut et à droite de la page de droite.
Le photographe empruntait en principe chaque matin un à deux tiroirs de 4 à 500 fiches, qu'il rapportait le soir, après avoir reclassé l'ensemble. Pour cela, des bons en deux exemplaires étaient signés par lui pour la sortie et par la Bibliothèque pour la rentrée de chaque tiroir, bons qui étaient classés et conservés jusqu'à la fin des opérations. Tous les films des pages furent vérifiés par la Bibliothèque. En cas d'erreur, on retirait la rubrique et les 16 fiches correspondant à la page, où se trouvait l'erreur mentionnée sur une feuille à part, et on les plaçait dans une pochette portant l'indication du numéro du tiroir, de la rubrique et des numéros des fiches. Après avoir refait la prise de vue de la page, le photographe rapportait alors la pochette avec un bon de retour. Ces précautions étaient indispensables, attendu qu'il n'y avait pas possibilité de corrections au moment de l'impression, mais seulement au moment de la prise de vues. L'impression par Saur Verlag se faisait en effet sur les films envoyés par le photographe.
Tout le travail de comptage par groupe de 32, de préparation des rubriques et de prise de vues a demandé un an et trois mois depuis mai 1979 jusqu'à juillet 1980. Les trois premiers volumes ont paru en mai 1980 et la publication des douze volumes doit être terminée au cours de 1981.
Pour apprécier l'intérêt d'une telle entreprise, unique à ce jour en France 10, il suffit de rappeler que sur les cinq millions de documents imprimés dans notre pays avant 1800, le quart seulement [qui se trouve à la Bibliothèque Nationale] est aisément accessible. Le reste, épars dans plusieurs centaines de bibliothèques municipales de province, a fait l'objet d'inventaires partiels et dispersés 11. Grâce à l'Institut de recherche et d'histoire des textes, grâce à la Ville de Grenoble, grâce enfin au personnel de la Bibliothèque municipale de Grenoble, un de ces inventaires, parmi les plus importants, a non seulement été sauvegardé, mais par sa diffusion rendra accessible aux chercheurs de tous les pays des richesses jusqu'ici peu utilisées et souvent ignorées.