La fonction de bibliothécaire spécialiste dans les bibliothèques universitaires anglo-saxonnes

Michel Mingam

Ce mémoire étudie la fonction de bibliothécaire spécialiste dans les bibliothèques universitaires anglo-saxonnes, à partir de huit articles britanniques et américains datés de 1967 à 1977

This dissertation studies the role of specialist librarians in Anglo-saxon university libraries. This study is based upon 8 English and American articles running from 1967 to 1977

Il apparaît essentiel qu'une politique de contacts personnels et étroits avec les usagers soit développée aussi longtemps que possible, à tous les niveaux : étudiants, enseignants, chercheurs. Si nous y parvenons, la bibliothèque a peut-être une chance de préserver, au sein de l'université, un de ces rares espaces de coopération, où les personnalités n'ont pas encore été écrasées par la bureaucratie.

d'après J.J. Horton.

Introduction

1. L'objet de ce travail * est une tentative pour cerner la notion de bibliothécaire spécialiste (subject specialist), telle qu'elle intervient de plus en plus fréquemment dans la littérature bibliothéconomique anglo-saxonne lorsqu'il y est question du rôle des bibliothèques universitaires.

Cette notion n'est absolument pas usitée en France : aussi sa prise en compte critique peut-elle être l'occasion d'un recul fécond par rapport à notre pratique dans les bibliothèques universitaires.

2. Pour analyser la notion, nous nous sommes fondé sur huit articles échelonnés sur dix années, de 1967 à 1977 1. Tous ces articles sont en anglais, cinq d'entre eux étant écrits par des bibliothécaires britanniques et trois par des bibliothécaires américains.

Ces articles se partagent entre :
- d'une part, des schémas prospectifs, promoteurs de ce qui serait souhaitable et même idéal. Ainsi K. Humphreys (Grande-Bretagne) et P.J. Danton (États-Unis) tracent-ils, devant un congrès de la FIAB en 1966, les grands traits de ce que doit être, selon eux, le bibliothécaire spécialiste. Huit ans plus tard, en 1974, C.A. Crossley (Grande-Bretagne) leur fait écho et s'interroge à nouveau sur le rôle et les fonctions du bibliothécaire spécialiste. Entre temps, les interventions prospectives se sont multipliées, que résume dans un article de synthèse A. Coppin (États-Unis) en 1974 également ;
- d'autre part, des bilans d'expériences menées le plus souvent sur des périodes assez longues. Ainsi W.L. Guttsman (Grande-Bretagne) évoque-til, en 1973, les nombreux problèmes d'organisation liés à la fonction de bibliothécaire spécialiste, qu'il a rencontrés dans sa bibliothèque ; cependant que T.J. Michalak (États-Unis) nous offre, en 1976, un tableau détaillé du travail de bibliothécaire spécialiste tel qu'il est conçu à la bibliothèque de l'université d'Indiana. J.J. Horton (Grande-Bretagne), dans un article de 1977, insiste, quant à lui, sur la façon dont l'expérience menée à Bradford a radicalement transformé les rapports entre la bibliothèque et l'université. Enfin, une longue étude comparée de P. Woodhead (Grande-Bretagne) est particulièrement intéressante dans la mesure où son auteur est allé, en 1969, étudier sur le terrain la fonction de bibliothécaire spécialiste dans trois bibliothèques universitaires anglaises, à Londres, Leeds et Bradford.

Notons incidemment que la bibliothèque de l'université de Bradford semble être celle qui a mené l'expérience avec le plus de conséquence : ce n'est sans doute pas un hasard si - outre la conclusion de Woodhead selon laquelle c'est à Bradford que la fonction de bibliothécaire spécialiste est la mieux assumée - ce sont deux bibliothécaires de Bradford, Crossley et Horton, qui se montrent parmi les plus raisonnablement exigeants quant à ce que peut et doit être le bibliothécaire spécialiste.

Il s'agit donc, pour nous, de tenter une synthèse de ces articles, qui ne masque ni les avancées ni les contradictions. Pour ce faire, nous chercherons dans un premier temps à définir la notion de bibliothécaire spécialiste, et à la replacer dans un contexte historique rapidement esquissé. Dans un second temps, nous analyserons plus à fond les fonctions précises que recouvre la notion. Enfin, il sera question des implications qui en résultent quant à la formation initiale et continue du bibliothécaire et quant à l'organisation de la bibliothèque universitaire. La conclusion s'attachera à tirer quelques rapides renseignements en se plaçant du point de vue des bibliothèques universitaires françaises.

I. La notion de bibliothécaire spécialiste : définition et historique

1. Pour des raisons didactiques, nous nous proposons de donner d'emblée une définition rapide de ce que recouvre, dans les pays anglo-saxons, la notion de bibliothécaire spécialiste. Il nous semble cependant important de souligner, avant d'aller plus avant, que cette notion ne s'inscrit pas actuellement dans une problématique très structurée : les différences, voire les contradictions, sont nombreuses d'un auteur à l'autre. La notion ne doit donc pas être reçue comme un absolu mais bien plutôt comme un outil conceptuel commode, désignant toute une tendance de la théorie comme de la pratique bibliothéconomiques aux États-Unis et en Grande-Bretagne.

La notion de « subject specialist » (qui peut se traduire, d'après Danton, par « bibliothécaire spécialiste » en français ; par « Fachreferent » ou, plus simplement, « Referent » en allemand ; par « bibliotecario referencista especializado » en espagnol) définit, dans le vocabulaire bibliothéconomique anglo-saxon, un type de bibliothécaire propre aux seuls établissements d'étude et de recherche : bibliothèques nationales et surtout bibliothèques universitaires (Humphreys, Danton). L'idée fondatrice est qu'il semble possible d'établir un profil de bibliothécaire qui combine un savoir universitaire spécifique et une grande efficacité dans toute une série de tâches bibliothéconomiques (Guttsman).

Au sens large, le bibliothécaire spécialiste sera donc caractérisé solidairement par son rôle dans la bibliothèque et par sa formation professionnelle :
- il est chargé d'organiser les services et les ressources de la bibliothèque dans un domaine spécialisé du savoir. Ce domaine peut être très étroit ; le plus souvent, il est assez large et couvre un éventail de disciplines adjacentes au sein d'un même département universitaire ;
- pour mener à bien cette tâche, le bibliothécaire spécialiste doit être, si possible, doublement diplômé et compétent : d'une part, en bibliothéconomie ; d'autre part, dans une discipline universitaire particulière, à un niveau plus ou moins élevé (Holbrook, cité par Coppin).

Le terme « subject specialist » ne fait pas l'unanimité chez les théoriciens anglo-saxons. A Bradford notamment, il est rejeté dans la mesure où il flatterait trop la fonction qu'il désigne, en la plaçant directement au cœur du processus de recherche. Aussi Crossley, confirmé en cela par Woodhead, lui préfère-t-il le terme « subject librarian ». Woodhead remarque toutefois que le terme « subject specialist » a désormais pénétré en profondeur la littérature professionnelle de langue anglaise.

2. Comment cette notion et la pratique qu'elle désigne se sont-elles peu à peu imposées dans les bibliothèques universitaires américaines et britanniques, c'est ce dont il va être rapidement question maintenant.

Ce n'est pas d'hier, note malicieusement Crossley, que les bibliothèques de recherche font appel à des spécialistes : dès la Renaissance, les universités n'ont-elles pas eu recours à des bibliothécaires qui étaient autant des savants en théologie, en droit et en rhétorique ?

Il faut pourtant attendre le XXe siècle pour que la notion de bibliothécaire spécialiste apparaisse, coïncidant avec le développement du libre-accès dans les bibliothèques et avec l'importance nouvelle accordée à l'exploitation des collections. Très vite les mérites de la spécialisation par disciplines apparaissent à ceux qui administrent les bibliothèques, et les premiers départements spécialisés naissent dans les jours suivant la première guerre mondiale (Crossley).

Mais une nouvelle guerre mondiale survient avant que l'idée n'ait eu un impact réel, en Grande-Bretagne comme aux États-Unis, sur le monde des bibliothèques universitaires. Dès 1923 pourtant, un certain Williamson, bien que mettant l'accent sur la formation bibliothéconomique du personnel des bibliothèques universitaires, reconnaissait qu'une formation dans un autre domaine pouvait être parfois nécessaire. Vingt-cinq ans plus tard, en 1948, un autre bibliothécaire nommé Swank réclamait la double formation pour le personnel chargé du catalogage et de la bibliographie dans les sections spécialisées des bibliothèques universitaires. En 1950, Lundy, présentant le plan de développement de la bibliothèque de l'université du Nebraska, indiquait que le personnel y était engagé selon le double critère des compétences bibliothéconomiques et d'une formation dans un domaine spécialisé. Enfin, le milieu des années 1960 voit cette conception s'épanouir et se concrétiser massivement : tandis qu'avec Byrd, Danton, Humphreys, etc., le terme « subject specialist » entre dans le vocabulaire courant des bibliothécaires anglo-saxons, la mise en pratique de ce qu'il désigne commence à donner des résultats vraiment tangibles (Coppin).

L'exemple des bibliothèques universitaires allemandes semble avoir joué un rôle important dans ce processus, ainsi que le remarque Crossley : le « Referent » n'y continuait-il pas la grande tradition des bibliothécaires-savants ? Et Woodhead rapporte que lorsque la spécialisation par disciplines fut introduite à la bibliothèque de l' « University College » de Londres en 1940, le directeur, qui connaissait fort bien l'organisation des bibliothèques universitaires allemandes, s'en inspira vraisemblablement. Or, c'était une des expériences pionnières dans le domaine, en Grande-Bretagne...

Aujourd'hui, si quelques bibliothécaires anglais ou américains défendent encore la précellence du bibliothécaire généraliste dans les bibliothèques universitaires, ce ne sont plus là que réactions isolées, remarque Coppin - qui ajoute : la question n'est plus, désormais, celle de l'éventuelle utilité des bibliothécaires spécialistes dans les bibliothèques universitaires mais bien celle de leur utilisation la plus productive possible. De fait, dès 1966, Danton dénombre 2 200 membres à la section « bibliothécaires spécialistes » de l' « Association of College and Research Libraries » ; et dix ans plus tard, en 1976, Michalak confirme la tendance en notant qu'un intérêt considérable pour la fonction de bibliothécaire spécialiste se développe et qu'un nombre croissant de bibliothèques universitaires britanniques et américaines en adoptent - et en adaptent - le principe.

Mais l'avenir ? Si l'on en croit Humphreys et Michalak, le processus d'automatisation des bibliothèques ne peut que confirmer l'utilité du bibliothécaire spécialiste. En effet, les systèmes de recherche automatisée de l'information vont développer le besoin en personnels qui allient un savoir spécialisé à une maîtrise de ces systèmes et soient capables de roser la bonne question dans la forme techniquement correcte.

Selon Holbrook, le développement impétueux de la notion de bibliothécaire spécialiste correspond à la mutation massive qui affecte la philosophie des bibliothèques, lesquelles désormais complètent leur rôle de conservation par un souci aigu de communication large et d'exploitation féconde des collections.

C'est ce qu'il va s'agir, maintenant, de vérifier concrètement en étudiant les fonctions précises que recouvre la notion.

II. Les fonctions du bibliothécaire spécialiste

1. C'est avec une belle unanimité que tous les articles analysés ici s'accordent pour définir ce que doit être, au sein de la bibliothèque universitaire, l'activité du bibliothécaire spécialiste.

Tous inscrivent cette activité dans les limites d'un secteur de la bibliothèque correspondant à une division du savoir. Tous, ensuite, ordonnent cette activité autour de deux pôles solidaires :
- d'une part, la réalisation conjointe de trois tâches bibliothéconomiques - choix des acquisitions, aide bibliographique au lecteur, organisation intellectuelle des collections (catalogage alphabétique de matières, classification) - liées fonctionnellement par leur commun caractère « scientifique » (en ce que ces tâches mettent en œuvre un savoir intéressant le contenu du document et donc le champ du savoir dont participe ce dernier, par opposition à des tâches plus « techniques » comme le catalogage alphabétique d'auteurs qui ne s'attache qu'à la forme externe du document, à des tâches de gestion comme le service de prêt ou à des tâches franchement administratives).
- d'autre part, un effort conséquent pour mener ce travail au plus près de l'utilisateur, en un contact étroit, permanent et personnalisé avec lui.

2. Un bibliothécaire québécois, réfléchissant au problème des acquisitions dans les bibliothèques universitaires, soulignait fortement la complémentarité fonctionnelle qui existe entre le choix des acquisitions et le service d'aide au lecteur : « ... il existe entre le service de référence et celui du développement des collections un lien très étroit. Quand un bibliothécaire choisit des ouvrages en fonction des gens qui le consultent au niveau de la recherche documentaire, la collection répondra probablement aux besoins réels des usagers. L'idéal est donc de confier aux mêmes bibliothécaires le choix des documents et la référence » 2.

Il se trouve que le bibliothécaire spécialiste réalise cet « idéal » puisque, chez lui, choix des acquisitions et aide au lecteur constituent l'avers et l'envers d'une même activité.

S'agissant du choix des acquisitions, Coppin affirme qu'en laisser l'entière responsabilité aux seuls départements universitaires est une démission de la part de la bibliothèque. En effet la masse documentaire, même dans un domaine spécialisé, est devenue à ce point considérable et complexe que la sélection ne peut en être totalement confiée à des universitaires pour qui ce n'est là que préoccupation secondaire, voire accessoire (Guttsman).

Au contraire, il est de la responsabilité majeure des bibliothécaires de travailler à établir et à maintenir les grands équilibres des collections ; de s'assurer que les crédits sont répartis équitablement entre les départements (Coppin, Woodhead) ; enfin, de moduler la satisfaction des besoins présents par une prévision à long terme des besoins futurs, selon un programme si possible continu et cohérent (Coppin, Guttsman). Mais dans le même temps, les bibliothécaires doivent agir en liaison étroite avec l'université, ses enseignements et ses recherches : ils doivent multiplier les contacts avec le personnel universitaire et, en lisant thèses et revues spécialisées, mesurer au plus près les évolutions qui affectent leur université et la pratique scientifique en général (Michalak, Woodhead).

A l'évidence, autant pour préserver l'autonomie de décision de la bibliothèque que pour développer une coopération productive avec l'université dans le domaine des acquisitions, le bibliothécaire doit être capable de maîtriser le secteur de la connaissance dont participent les documents à choisir. C'est dire la position-clé du bibliothécaire spécialiste : Guttsman peut affirmer, sans trop de risques, ne pas connaître de meilleur moyen que la spécialisation des bibliothécaires pour bâtir des collections équilibrées à la faveur d'un dialogue intelligent entre l'université et la bibliothèque. Cependant que Smith, cité par Coppin, constate que le développement des collections est devenu tellement exigeant que seuls des experts combinant savoir spécialisé et pratique bibliothéconomique peuvent prétendre y satisfaire. Les bibliothécaires spécialistes interrogés par Woodhead à Londres, Leeds et Bradford, ne disent pas autre chose : c'est bien dans le choix des documents que leur savoir spécialisé leur est le plus précieux, au point que leur capacité de choix est directement proportionnée à leur formation spécialisée.

Maîtriser en profondeur la masse documentaire dans un domaine spécialisé afin d'y pratiquer des choix, et bien posséder les outils de référence qui en balisent le champ, c'est tout un. Aussi, au cœur même de l'activité du bibliothécaire spécialiste, l'aide bibliographique au lecteur répond dialectiquement à son travail de choix des acquisitions. Et ici comme là, la double formation du bibliothécaire spécialiste le qualifie au premier chef.

Dans les faits, l'aide bibliographique fournie par le bibliothécaire spécialiste apparaît sous des formes plus ou moins systématiques. Par exemple, l'intervention quotidienne au service du lecteur peut se prolonger par la publication de listes de littérature spécialisée ou par l'envoi régulier aux enseignants, de la photocopie des sommaires des revues intéressant leurs recherches (Michalak). Plus ambitieuse, la diffusion sélective de l'information en direction des départements universitaires est diversement interprétée : si Crossley ou Humphreys sont d'avis que cela passe les compétences du bibliothécaire spécialiste, Michalak, en revanche, estime qu'à travers son travail de développement des collections, le bibliothécaire spécialiste est dans une position privilégiée pour maîtriser une documentation spécialisée, et qu'il peut donc seconder utilement les chercheurs dans leur difficile effort pour se tenir à jour. A Bradford en tout cas, l'assistant du bibliothécaire spécialisé dans les sciences de l'ingénieur se consacre entièrement, depuis 1969, à la rédaction d'une revue bibliographique à destination du département universitaire, lequel s'en trouve extrêmement satisfait.

Sous sa forme diffuse, non institutionnelle, la formation de l'utilisateur à la maîtrise de la documentation est ainsi le fait quotidien du bibliothécaire spécialiste. Quant à savoir si cette formation doit prendre la forme plus structurée de cours magistraux, les avis sont à nouveau partagés : si Michalak considère que c'est là une responsabilité essentielle pour le bibliothécaire spécialiste, ceux que Woodhead a interrogés à Leeds et Londres n'étaient pas très convaincus de l'utilité d'une telle formation collective et préféraient traiter cas par cas, en leur complexité, les problèmes documentaires des utilisateurs. A Bradford, la formation des utilisateurs, sous sa forme institutionnelle, a été confiée à un bibliothécaire non spécialiste.

Connaissant de l'intérieur des collections qu'il a lui-même pour une large part choisies, connaissant les besoins et les problèmes d'utilisateurs qu'il aide quotidiennement, le bibliothécaire spécialiste occupe encore une position-clé pour aider ceux qui, dans la bibliothèque, travaillent à mettre en rapport ces collections et ces utilisateurs par l'intermédiaire de langages documentaires. Aussi, sans être directement engagé dans des tâches techniques, le bibliothécaire spécialiste travaille le plus souvent en collaboration avec les services techniques de la bibliothèque :
- d'une part, il leur apporte un savoir spécialisé souvent indispensable compte tenu de la complexité croissante de l'indexation (Humphreys) ; il peut intervenir d'une manière ponctuelle lorsque survient un problème relevant de ses compétences, ou bien participer plus régulièrement au travail d'indexation et de classification, moyen pour lui de se familiariser avec les nouvelles acquisitions (Woodhead) ;
- d'autre part, le bibliothécaire spécialiste répercute sur les services techniques le point de vue de l'usager. Michalak en donne un exemple : à la bibliothèque de l'université d'Indiana, les étudiants d'un séminaire de recherche sur la défense des consommateurs s'étant étonnés de ne pas trouver dans le fichier-matière une entrée à Nader (Ralph), le bibliothécaire spécialiste en informa immédiatement le service d'indexation, qui corrigea le fichier.

Le bibliothécaire spécialiste apparaît donc responsable d'un tout fonctionnel intégrant diverses activités de la bibliothèque : entre le choix des acquisitions, l'aide bibliographique au lecteur et la gestion intellectuelle des collections s'établit une circulation productive, chaque activité enrichissant l'autre et étant enrichie par elle.

Une telle intégration s'autorise de la rencontre de deux éléments : d'une part, les tâches ainsi liées sont apparentées d'un point de vue bibliothéconomique ; d'autre part et surtout, elles sont effectuées dans le cadre, homogène et cohérent, d'un domaine du savoir maîtrisé par le bibliothécaire spécialiste.

3. Mais cette intégration efficace des tâches ne se justifie que si elle contribue au rapprochement de la bibliothèque et de l'université. Et là plus qu'ailleurs, peut-être, le bibliothécaire spécialiste joue un rôle décisif.

Sans aller jusqu'à dire comme Horton que l'unique tâche du bibliothécaire spécialiste est d'établir de fructueuses relations entre la bibliothèque et l'université, tous les articles insistent sur l'importance du rôle du bibliothécaire spécialiste dans l'établissement de liens solides entre les sections de la bibliothèque et les départements universitaires correspondants. Dans le nécessaire processus d'interaction entre les deux institutions, le bibliothécaire spécialiste apparaît comme le médiateur : à travers son activité, besoins des utilisateurs et services proposés par la bibliothèque se rencontrent (Michalak). N'est-il pas significatif qu'il soit nommé dans certaines bibliothèques universitaires : « bibliothécaire de liaison » (Michalak) ?

Si l'on s'interroge sur les modalités concrètes de ce travail de liaison, il apparaît que les canaux institutionnels sont à la fois nécessaires et limités. Certes, il est important que les bibliothécaires spécialistes participent activement aux comités des divers départements universitaires, ainsi qu'aux rencontres entre représentants du personnel de la bibliothèque et représentants des enseignants, des chercheurs et, si possible, des étudiants (Woodhead, Horton).

Néanmoins, compte tenu des exigences, les liens ainsi tissés sont trop lâches ; il est souhaitable que des rapports plus riches s'établissent au niveau des personnes entre le bibliothécaire spécialiste et les utilisateurs (Humphreys, Horton, Michalak...), ne serait-ce que pour épargner au bibliothécaire une erreur dangereuse : l'illusion, même inconsciente, que le public de la section constitue un ensemble homogène, alors qu'en réalité il est éclaté en plusieurs groupes dont les intérêts spécifiques sont en fait déterminés par la structure de l'institution universitaire elle-même (Horton).

Si le bibliothécaire spécialiste sait sortir des murs de sa bibliothèque pour se mêler aux activités de l'université et y rencontrer personnellement enseignants et chercheurs, de ce contact direct naîtra une connaissance mutuelle infiniment plus riche que ne le permettent questionnaires et autres enquêtes. La salle des professeurs, par exemple, est un lieu propice à des relations autres, autour d'un café, entre bibliothécaires et universitaires ; et ceux-là y apprendront plus sur les besoins et les projets du département universitaire qu'à la lecture des programmes d'enseignement officiels (Horton). C'est ainsi qu'à Bradford, le bibliothécaire responsable de la section de physique passe un temps respectable à l'université et considère cette activité comme un élément très important de son travail (Woodhead).

Dans le même esprit, Horton et Michalak insistent tous deux sur la nécessité où se trouve le bibliothécaire spécialiste de s'informer de la venue de nouveaux enseignants afin de les accueillir dès leur arrivée. Ce contact initial, outre qu'il permet de connaître d'emblée les besoins du nouveau venu, personnalise le service de la bibliothèque : dès ce moment, le nouvel enseignant sait qu'il peut compter sur une bibliothèque étroitement liée à son département universitaire. Le service a précédé la demande.

Enfin, rapprochement plus grand encore, le bibliothécaire spécialiste peut être directement rattaché à une équipe de recherche, à partir du moment où celle-ci a compris l'importance méthodologique du traitement de l'information dans le processus de recherche (Horton).

Mais les étudiants ? Trop souvent, proteste Horton, on croit être quitte avec eux lorsque - autre supermarché - la bibliothèque possède dans ses magasins les livres inscrits aux programmes d'enseignement en nombre suffisant. En effet, le groupe des étudiants, parce que le plus vaste, est aussi le plus difficile à saisir : le bibliothécaire spécialiste ne saurait prétendre connaître chaque étudiant individuellement. Malgré tout, Horton montre qu'un échange productif entre la bibliothèque et les étudiants est possible : non pas tant à travers des enquêtes qui maintiennent la distance, ni à travers des cours de formation qui risquent d'être à sens unique, mais à travers des réunions de travail où les étudiants sont encouragés à intervenir.

C'est ce qui se pratique à Bradford depuis que l'université, dans les sciences humaines et sociales, a substitué au bachotage stérilisant la soutenance d'un mémoire préparé sur plusieurs années. Pour aider les étudiants à mener à bien ce travail, une collaboration intense s'est instaurée entre enseignants et bibliothécaires spécialistes. Il en a résulté une série de réunions très décentralisées, au cours desquelles interventions des enseignants, des bibliothécaires et des étudiants se sont croisées et répondues. Les résultats sont probants : invités à prendre contact individuellement auprès des bibliothécaires spécialistes pour résoudre les problèmes documentaires rencontrés au cours de leur travail de recherche, les étudiants ont répondu à plus de 80 % - au point, note Horton, que le carnet de rendez-vous des bibliothécaires a pris l'allure de celui d'un dentiste, et que la trop grande réussite de l'opération a posé des problèmes nouveaux à la bibliothèque.

La qualité d'attention à l'égard de l'usager dont témoignent de tels exemples ne sont pas tant, de la part des bibliothécaires spécialistes, affaire de bonne volonté qu'affaire d'organisation adéquate : la symbiose entre le bibliothécaire spécialiste et les utilisateurs universitaires s'enracine dans la pratique commune, quoique selon des modalités différentes, d'un même champ du savoir.

En effet, du moment où le bibliothécaire a reçu une bonne formation dans le domaine où travaillent les utilisateurs de la bibliothèque, il n'a pas à trop se contraindre pour s'intéresser à leurs travaux : maîtrisant les mêmes références culturelles et scientifiques, il est de plain-pied avec leurs problèmes ou, du moins, ouvert à la compréhension de ceux-ci (Michalak).

D'autant plus qu'en retour la confiance des utilisateurs lui est acquise. En effet, si l'universitaire reconnaît dans le bibliothécaire quelqu'un qui partage son intérêt pour sa discipline, qui lit ce qui s'y publie et même y mène des recherches personnelles, il en résultera entre eux un rapport d'égalité, voire d'estime mutuelle (Michalak). Un exemple significatif : à Bradford, les enseignants ont demandé à plusieurs reprises au bibliothécaire spécialisé dans les sciences sociales, des conférences sur la discipline même dont il a la responsabilité (Woodhead).

De plus, l'utilisateur qui ressent une réceptivité vraie à l'égard de ses problèmes documentaires sera sans doute plus enclin, en retour, à comprendre les problèmes de la bibliothèque et à respecter la nécessaire marge d'autonomie de celle-ci (Horton, Michalak).

4. Au sein de la bibliothèque universitaire, l'activité du bibliothécaire spécialiste lie en un tout solidaire et efficace l'exécution d'une série de tâches bibliothéconomiques complémentaires et un effort constant pour rapprocher la bibliothèque de l'usager. Cette dialectique se joue dans l'unité d'un domaine circonscrit du savoir que maîtrise, presque complice avec l'usager, le bibliothécaire.

Vivant son activité propre comme partie intégrante du processus d'enseignement et de recherche de l'université, le bibliothécaire spécialiste s'interdit de fétichiser son travail bibliothéconomique, de le considérer comme une fin en soi. Participant de la bibliothèque et de l'université, il apparaît ainsi comme un moyen privilégié - stratégique - d'intégration de la bibliothèque au sein de la communauté universitaire.

Selon le mot de Horton, c'est lui qui fait la « popularité » de la bibliothèque au sein de l'université - et la bibliothèque, ajoute Michalak, ne peut que s'en trouver bien, même en période d'austérité !

III. Les implications quant à la formation initiale et continue du bibliothécaire

1. L'unanimité totale que manifestent les auteurs lorsqu'il s'agit de définir les fonctions du bibliothécaire spécialiste ne se retrouve pas aussi nettement, lorsqu'il est question des moyens à mettre en œuvre, qui doivent être à la hauteur de l'ambition affichée.

C'est le cas, notamment, des exigences nouvelles que cela implique quant à la formation initiale et continue du bibliothécaire spécialiste.

2. Danton rappelle la formation initiale de haut niveau - plus élevée que partout ailleurs dans le monde - exigée des bibliothécaires spécialistes dans la plupart des pays européens d'influence germanique : la fonction de bibliothécaire spécialiste y implique, d'ordinaire, la possession d'un doctorat d'université, la pratique de plusieurs langues étrangères et une formation supérieure en bibliothéconomie. Dans les pays anglo-saxons, en revanche, la possession d'un doctorat est plutôt l'exception : même si le niveau des connaissances universitaires exigé varie énormément d'une bibliothèque à l'autre, le plus souvent il ne dépasse pas une formation « pré-graduée ». Danton juge cela nettement insuffisant et pour lui comme pour Woodhead ou Crossley, le « Referent » allemand apparaît bien comme l'idéal.

Pareillement, Byrd, Holbrook, Lundy - tous cités par Coppin - estiment que la formation optimale pour le bibliothécaire spécialiste doit combiner la possession d'un diplôme universitaire le plus élevé possible, une pratique continue dans la discipline correspondante et une haute qualification en bibliothéconomie. Dans la mesure où l'unité structurelle du travail du bibliothécaire spécialiste correspond à celle d'un domaine circonscrit du savoir, il semble en effet logique qu'une formation élevée dans ce domaine soit considérée comme partie intégrante du statut scientifique du bibliothécaire, et condition de sa pleine participation à la communauté universitaire (Smith).

Un cas de figure, proposé par Horton, illustre ce postulat : si un lecteur, après avoir demandé à rencontrer le bibliothécaire spécialiste en vue d'une recherche documentaire sur un sujet précis, constate que non seulement il doit lui définir son problème et le cadre de sa recherche, mais également à brûle-pourpoint, l'ensemble de la discipline où il travaille, ce sera là une fort longue entrée en matière, peu propice à l'établissement de rapports confiants. Alors que si le bibliothécaire spécialiste est suffisamment armé pour saisir d'emblée les données du problème, les rapports avec le lecteur en seront d'autant facilités. D'où l'importance pour le bibliothécaire spécialiste, conclut Horton, de jouir d'une double formation : bibliothéconomique et universitaire.

Certains bibliothécaires, tel Humphreys, remarquent toutefois que, pour souhaitable qu'elle soit, la formation spécialisée n'est pas toujours indispensable et que, parfois, peut lui être substitué un apprentissage sur le tas. Les bibliothécaires spécialistes interrogés par Woodhead semblent partager cette appréciation puisqu'ils estiment en majorité que même sans formation universitaire appropriée, l'expérience peut suffire pour se familiariser avec la documentation, la terminologie, l'histoire et les grands noms du domaine dont on est responsable. Il semble cependant que la pratique de ces bibliothécaires démente leurs propos : est-ce un hasard en effet, si dans leurs bibliothèques respectives, seuls ceux d'entre eux qui justifient d'une formation universitaire dans leur domaine estiment pouvoir prendre la responsabilité du choix des acquisitions, tandis que les autres, se jugeant incompétents, se reposent entièrement sur les enseignants (Woodhead) ?

Cette diversité d'appréciation quant à ce que doit être la formation initiale du bibliothécaire spécialiste révèle la faille qui sépare le réel de l'idéal. Humphreys, Coppin, Woodhead et Crossley s'accordent pour reconnaître les difficultés concrètes qui entravent le recrutement de bibliothécaires qualifiés, en particulier dans les domaines juridiques, scientifiques, techniques et médicaux : rares sont les pays, remarque Humphreys, où de tels spécialistes peuvent être recrutés au niveau du doctorat, et heureux encore s'il s'en présente à un niveau moindre ! Comment en effet, un étudiant scientifique, qui a investi de cinq à huit années pour l'obtention d'un doctorat, se sentirait-il attiré par la carrière de bibliothécaire, s'interroge Crossley ?

D'où un déséquilibre notable au sein de la profession au profit des formations littéraires (Crossley) : à la bibliothèque de l' « University College » de Londres, bien que la fonction de bibliothécaire spécialiste y ait été introduite depuis plus de vingt ans, seuls deux bibliothécaires spécialistes justifient d'un diplôme scientifique - un seul à Leeds, après quatre années ; même dans une université à vocation technologique comme Bradford, les bibliothécaires spécialisés en biologie et en physique sont diplômés en géographie et en histoire (Woodhead).

Mais, s'insurge Humphreys, contraindre ainsi des bibliothécaires de formation littéraire à travailler dans des disciplines qui leur sont étrangères, c'est leur interdire toute possibilité d'approfondissement et dans leur domaine d'origine et dans leur domaine d'adoption, même si quelques-uns ont pu apporter de substantielles contributions à la bibliographie d'une discipline à laquelle ils n'étaient pas formés : nous risquons alors d'en revenir à la notion traditionnelle du « parfait bibliothécaire » mû exclusivement par sa bonne volonté et sa complète dévotion au public. Mais de ceux-là qui, certes, sauront toujours rester dignes, il faut espérer avoir le moins possible, nous prévient Humphreys, car en fin de compte, ils ne contribuent pas, ou si peu, à faire fructifier un héritage culturel et scientifique qui devrait malgré tout les concerner essentiellement.

C'est pourquoi, face à cette situation, d'aucuns ont proposé des solutions. Dans certaines bibliothèques par exemple, les scientifiques sont recrutés sans aucune formation bibliothéconomique, laquelle leur est assurée par la suite sur le tas (Humphreys). Certains se sont aussi demandé si la réserve des scientifiques à l'égard de la profession de bibliothécaire n'était pas due à un manque d'attirance pour certaines tâches bibliothéconomiques autant qu'à des problèmes de rémunération. Aussi des bibliothèques se sont-elles attachées à proposer des postes suffisamment séduisants pour retenir les étudiants : les tâches de routine ont été réduites au maximum, et une politique de service actif du lecteur systématiquement développée, qui fasse appel au savoir scientifique du bibliothécaire et lui apparaisse ainsi en continuité étroite et créatrice avec sa formation universitaire.

Ainsi partagés entre l'idéal d'une formation universitaire pour chaque bibliothécaire spécialiste et les contraintes du réel, il semble que les bibliothécaires anglo-saxons cultivent une tension permanente entre ce qui est et ce qui devrait être. Mais refusant de faire de nécessité vertu, ils s'efforcent de ne pas renoncer à leurs exigences premières.

On va le voir à propos de la formation continue des bibliothécaires spécialistes, laquelle contient pour une part la solution au problème de leur formation initiale.

3. La fonction même de bibliothécaire spécialiste s'enracine dans la pratique d'un domaine spécialisé du savoir : s'il veut apporter une aide productive à l'utilisateur, le bibliothécaire spécialiste doit impérativement maintenir un étroit contact avec son domaine, en suivre au plus près l'évolution (Humphreys, Coppin, Michalak).

Cela suppose que, dans leur volonté d'acquérir une formation universitaire poussée, les bibliothécaires soient activement encouragés, tout au long de leur carrière, par des facilités d'étude, des aides à des projets de recherche et même, la possibilité d'assurer des tâches d'enseignement sur leur temps de travail (Michalak). Coppin va jusqu'à préconiser aux bibliothèques d'allouer temps et argent nécessaires à leurs bibliothécaires spécialistes afin de leur permettre d'assister aux congrès scientifiques relevant de leur spécialité, dans la mesure où c'est là un canal d'information privilégié. Un nombre grandissant de bibliothèques, comprenant cette nécessité, accordent à leurs bibliothécaires du temps libre, à l'intérieur de leur temps de travail, afin qu'ils puissent se consacrer à des recherches personnelles : c'est le cas, par exemple, à la Bibliothèque Royale de Copenhague, où les bibliothécaires spécialistes disposent de deux heures par jour pour travailler à des recherches approfondies dans leurs domaines respectifs (Humphreys).

Mais de telles tentatives sont encore globalement insuffisantes : sans doute parce que poser la question de la formation continue du bibliothécaire spécialiste, c'est soulever le problème de la difficile coexistence, au sein même de sa fonction, entre l'activité du bibliothécaire et l'activité du spécialiste (Humphreys). Ainsi, à Bradford en 1969, si plusieurs bibliothécaires spécialistes poursuivaient des études en rapport avec leur domaine spécialisé, seulement deux d'entre eux assuraient des cours hebdomadaires aux étudiants, et un seul poursuivait, à un niveau élevé, des recherches personnelles (Woodhead). Comme le remarque Humphreys, trop souvent seuls les bibliothécaires spécialistes dont la détermination est suffisamment forte pour qu'ils acceptent de sacrifier une part de leurs loisirs, parviennent à se maintenir à un niveau voisin de celui de leurs collègues universitaires. Et en pratique, les bibliothécaires spécialistes ne jouissent généralement pas de la disponibilité nécessaire, étant donné leurs autres responsabilités, pour s'intégrer pleinement au sein d'équipes de recherche universitaires (Michalak).

Néanmoins l'effort doit être poursuivi, insiste Humphreys, car là réside le moyen susceptible de résoudre les problèmes liés au recrutement de personnels scientifiques qualifiés : si ces derniers constatent qu'il leur est possible de poursuivre leurs recherches dans des conditions décentes tout en étant bibliothécaires, le métier aura sans doute plus de chance de les attirer, puis de les retenir. Il y a bien là, selon Humphreys, un facteur à ne pas négliger si les bibliothèques universitaires veulent recruter, en fonction de leurs besoins, sans voir obligatoirement leur échapper ceux-là que des recherches brillantes promettent à une carrière universitaire. La solution du problème de la formation initiale des bibliothécaires spécialistes passerait donc par la solution du problème de leur formation continue.

De fait, tous les bibliothécaires spécialistes interrogés par Woodhead sont unanimes : leur degré de satisfaction dans le travail dépend directement de la possibilité qui leur est laissée de maîtriser pleinement leur domaine spécialisé et de s'intégrer dans le processus d'enseignement et de recherche de l'université ; aussi souhaitent-ils tous disposer d'un loisir suffisant pour se consacrer à des études et à des recherches dans leurs domaines respectifs. Quant aux quelques bibliothécaires qui s'y consacrent déjà, ils s'en félicitent sans réserve car cela, outre une connaissance approfondie de la littérature spécialisée, leur a permis des rapports de coopération et d'estime avec les enseignants et les chercheurs.

Il apparaît ainsi que le meilleur moyen de résoudre les problèmes liés à la formation initiale des bibliothécaires spécialistes n'est pas de renoncer, devant la difficulté, à la spécialisation du bibliothécaire mais, bien au contraire, d'aller avec conséquence jusqu'au bout des potentialités qu'elle recèle : autrement dit, jusqu'au statut implicite, de bibliothécaire-chercheur.

IV. Les implications quant à l'organisation de la bibliothèque universitaire

1. Il n'est sans doute pas fortuit que Crossley, Guttsman et Woodhead - qui tous trois écrivent à partir d'une expérience concrète - consacrent une part essentielle de leurs propos aux problèmes d'organisation que pose, au sein de la bibliothèque universitaire, la spécialisation des bibliothécaires.

En effet, la question de la spécialisation des bibliothécaires ne saurait être isolée du problème général de l'organisation de la bibliothèque. Comme le soulignent Humphreys et Coppin, s'interroger sur l'efficacité maximale du travail du bibliothécaire spécialiste, c'est poser la nécessité d'une transformation de l'organisation technique de la bibliothèque.

2. Le problème d'organisation se pose à un premier niveau, au sein même de l'équipe des bibliothécaires spécialistes, lorsqu'il s'agit d'en répartir les membres en fonction des grands domaines du savoir.

Le critère le plus sûr est de se fonder sur la structure des enseignements de l'université. Par exemple, s'il y a quatre grands ensembles de disciplines - sciences de l'ingénieur, physique, biologie, sciences humaines - un ou plusieurs bibliothécaires spécialistes seront affectés à chacun d'entre eux. La répartition des bibliothécaires est déterminée par le degré de complexité interne de chaque ensemble de disciplines : à Bradford, les différents domaines couverts par les sciences humaines ont été séparés parce que trop hétérogènes, et confiés à des bibliothécaires différents ; mais un tel compartimentage aurait été absurde s'agissant des sciences de l'ingénieur, lesquelles forment un tout relativement solidaire (Crossley).

Dans tous les cas, le nombre des bibliothécaires spécialistes doit être suffisant pour assurer la couverture des disciplines traitées à l'université (Guttsman). Mais le mot même d'université signifie en réalité une telle multiplicité de sujets étudiés, que cela ne saurait être maîtrisé, à un niveau scientifique, par un nombre limité de personnes : pour traiter pareille diversité dans de bonnes conditions, il faudrait en fait une armée de bibliothécaires hyper-spécialisés - fiction qui, bien entendu, excède largement les possibilités financières des bibliothèques. Il s'ensuit que les bibliothécaires spécialistes ne sont véritablement formés que dans une partie seulement du domaine scientifique dont ils ont la charge (Horton, Crossley). Peut-on encore, dans ces conditions, les nommer « spécialistes », se demande Woodhead ?

Il ne faut cependant pas exagérer la difficulté car un bibliothécaire solidement formé dans une discipline sera toujours plus capable de s'ouvrir aux disciplines voisines (Horton).

3. Plus complexe est l'insertion de l'équipe des bibliothécaires spécialistes dans le fonctionnement général de la bibliothèque, car cela ne va pas sans remettre en cause l'organisation bibliothéconomique traditionnelle.

S'interrogeant sur la proportion de temps que le bibliothécaire spécialiste doit passer à son travail spécifique, Crossley est catégorique : il doit se consacrer entièrement à sa tâche qui est à elle seule suffisamment accaparante, et pour ce faire, être libéré de toute responsabilité d'ordre technique. La bibliothèque doit donc opérer une division fonctionnelle entre services strictement techniques et services « scientifiques », afin de décharger ceux-ci de toute tâche de routine susceptible d'en entraver le bon fonctionnement.

Une telle division fonctionnelle peut procéder soit d'une répartition du personnel de la bibliothèque entre les deux types de services, soit d'un partage de l'emploi du temps de chaque bibliothécaire entre les deux catégories d'activité.

Selon Crossley, le choix consistant à partager ainsi le bibliothécaire entre tâches techniques et travail de spécialiste est le plus contestable : en effet, il s'instaure alors le plus souvent un déséquilibre entre les deux aspects du travail du bibliothécaire, au détriment de l'un ou de l'autre, et le bibliothécaire, servant deux maîtres à la fois, n'en peut satisfaire aucun. Il n'est malheureusement pas rare, souligne Crossley, qu'un bibliothécaire spécialisé en histoire ancienne se voit confier arbitrairement la responsabilité de la reprographie et du prêt-interbibliothèque !

Autrement plus productive est la tendance, qui s'affirme peu à peu, à concentrer dans des services internes centralisés les tâches techniques de la bibliothèque : des activités telles que le catalogage, le traitement des acquisitions, le service de prêt, etc. sont alors confiés à des bibliothécaires adjoints, non diplômés dans une discipline universitaire mais solidement formés en bibliothéconomie (Crossley, Danton, Michalak).

C'est à Bradford qu'une réforme radicale intervenue en 1969 a le mieux appliqué ce principe. Pour faire face à la demande croissante des universitaires, les bibliothécaires spécialistes ont été peu à peu libérés de toute tâche technique et les services d'information développés d'autant. De ce choix a résulté une organisation fondée, comme l'indique le schéma page 144, sur une stricte division fonctionnelle des services de la bibliothèque de telle sorte que les bibliothécaires spécialistes relèvent de l' « Information Division » et le personnel technique et administratif de la « Library Management Division » (Woodhead, Crossley).

De cette façon, jouissant de la disponibilité qui leur est indispensable pour accomplir leur tâche spécifique, les bibliothécaires spécialistes de Bradford assurent aux usagers un service de très haute qualité : c'est ainsi que la bibliothèque se charge désormais de l'information bibliographique sélective dans le domaine des sciences de l'ingénieur, du marketing, des mathématiques, de la pharmacie, de la psychologie, de la biologie et de la chimie. En outre, la structure adoptée à Bradford a démultiplié l'efficacité du processus bibliothéconomique : le catalogage centralisé dans un seul service, par exemple, a favorisé une meilleure coordination et une rapidité accrue (Woodhead).

En dernière analyse, cette division fonctionnelle née de la spécialisation des bibliothécaires rééquilibre l'organisation de la bibliothèque au profit de l'ouverture au lecteur.

La structure traditionnelle de la bibliothèque est, en effet, déterminée par la prééminence accordée aux services techniques qui traitent le document, au détriment du rapport avec le public : ce qui se marque dans l'espace même de la bibliothèque, refermée sur ses services internes, comme tournant le dos au lecteur ; ce qui se marque également par le fait que l'activité de l'ensemble des bibliothécaires est encombrée par les tâches techniques et administratives (Humphreys).

Désormais, la fonction pleinement autonome du bibliothécaire spécialiste oblige la bibliothèque à placer, au premier plan de ses préoccupations, son rapport avec le public : la bibliothèque cesse par là même de fétichiser sa propre activité, de la pervertir en la considérant comme une fin en soi pour au contraire mieux l'intégrer au cœur du processus universitaire saisi dans sa totalité.

Conclusion

La spécialisation des bibliothécaires, relativement récente dans les pays anglo-saxons, n'a pas encore produit toutes ses potentialités. Cependant, on ne saurait nier que, là où elle est appliquée avec conséquence, elle assure une insertion parfaite de la bibliothèque au sein de l'université, à la commune satisfaction des bibliothécaires et des usagers.

Pour autant, il ne s'agit pas de voir là un modèle immédiatement importable en France. Trop de choses s'y opposent, lorsqu'on sait que, dans ces bibliothèques, les normes en personnel préconisées dans le VIe Plan ne sont pas appliquées, on voit quelle serait l'impasse s'il fallait y introduire d'emblée la spécialisation des bibliothécaires, qui suppose d'importants effectifs.

Mais, par tout ce qu'elle met en cause, la notion de bibliothécaire spécialiste ne saurait nous laisser indifférents.

En premier lieu, les bibliothécaires anglo-saxons ont appris à corriger l'erreur qui fut la leur, comme elle est peut-être la nôtre actuellement, de se focaliser sur les innovations techniques liées à l'informatisation des bibliothèques, avec l'illusion que cela pouvait résoudre des problèmes qui ne relèvent pas d'abord de la technique mais bien de la philosophie, ou de la politique des bibliothèques (Horton).

La question, en effet, est de savoir si l'on va permettre que se creuse encore le fossé entre le processus documentaire d'une part et le processus d'enseignement et de recherche d'autre part. C'est que la bibliothèque, comme tout appareil social complexe, possède une force d'inertie qui peut la faire résister à la volonté de ceux qui la font fonctionner : la bibliothèque s'autonomise alors d'une manière aveugle, machine oubliant ses missions au profit de ses contraintes et aliénant le bibliothécaire ; le public, en retour, se détourne de cette machinerie compliquée qu'il ne comprend pas et où il n'a pas sa place, et s'en va bâtir anarchiquement des bibliothèques de faculté à sa mesure.

Devant ce risque, la notion de bibliothécaire spécialiste nous rappelle une vérité première : pour que s'instaure, sans volontarisme, une réelle communication entre le bibliothécaire et l'usager, il faut et il suffit qu'ils parlent le même langage et participent, différemment mais à égalité, d'une même communauté d'intérêts.

Illustration
Organigramme extrait de l'article de Woodhead

  1. (retour)↑  Ce mémoire a été présenté pour l'obtention du Diplôme supérieur de bibliothécaire, promotion 1979.
  2. (retour)↑  La liste de ces articles est donnée en annexe. Dans le corps de ce travail, nous les désignerons par le nom de leur auteur.
  3. (retour)↑  Paradis (Gilles). - Le Choix des documents dans les bibliothèques universitaires ou de recherche.
    In : Documentation et bibliothèques, 23 (1977), n° 2 : 87-98.