École d'été européenne sur la conservation des documents d'archives et de bibliothèques

Rome, 3-12 avril 1980

Albert Labarre

En cette année du patrimoine, en cette année aussi où se met en route le plan de sauvegarde de la Bibliothèque Nationale, faut-il voir l'effet du hasard ou plutôt une coïncidence significative dans le fait que le Conseil de l'Europe ait organisé une « École d'été européenne sur la conservation des documents d'archives et de bibliothèques » ? La dégradation du patrimoine culturel est un phénomène qui dépasse nos frontières et, un peu partout, on commence à s'inquiéter de voir se préparer un avenir sans passé. Aussi, depuis 1979, la Division de l'enseignement supérieur et de la recherche du Conseil de l'Europe a-t-elle entrepris d'organiser des cours d'été consacrés à la conservation du patrimoine.

Le problème de la conservation des documents d'archives et de bibliothèques commence à se poser d'une manière aiguë ou, plus exactement, apparaissent et se développent une prise de conscience de la dégradation croissante de ces documents, et de graves inquiétudes sur leur avenir. Pour résoudre ce problème, il faut d'abord s'appuyer sur la recherche en laboratoire et l'étude scientifique des supports de ces documents, des causes de leur dégradation, des traitements préventifs et curatifs à leur appliquer. En même temps, il faut faire appel aux travaux d'atelier où l'habileté manuelle des restaurateurs s'enrichit d'une expérience pratique sur les documents dégradés. Mais les premiers concernés devraient être les conservateurs d'archives et de bibliothèques ; c'est sur eux que repose la responsabilité de la situation et de l'état des loaux, de la manière dont les documents sont entreposés, et des manipulations nombreuses et diverses auxquelles ils sont soumis. C'est donc vers les jeunes conservateurs que souhaitait s'orienter cette école d'été, afin de les rendre sensibles à la variété des problèmes que posent les documents dont ils ont la charge, et de leur permettre de dialoguer en connaissance de cause avec les chercheurs et les restaurateurs.

La ville de Rome convenait admirablement pour accueillir cette manifestation. Riche en archives et en bibliothèques, elle possède en outre un Institut central de pathologie du livre (ICPL) où pratique et recherche sont étroitement liés ; cet institut était tout désigné pour abriter le déroulement de l'école d'été. A Rome, se trouve aussi l'ICCROM (Centre international des études pour la conservation et la restauration des biens culturels). Un comité scientifique, rassemblant des membres de ces organismes et quelques autres spécalistes venus d'Angleterre, d'Espagne, d'Italie et de France, en collaboration avec la Division de l'enseignement supérieur et de la recherche du Conseil de l'Europe, et avec le soutien du Ministère italien des biens culturels, s'est réuni à plusieurs reprises pour préparer le programme de cette école d'été et pour en choisir les participants parmi les candidats proposés par les pays membres du Conseil de l'Europe, sollicités à cet effet. D'ailleurs, tous n'avaient pas répondu et certaines administrations ont dû être trop lentes à réagir. Les 32 paticipants sélectionnés venaient d'Allemagne fédérale, d'Autriche, de Belgique, d'Espagne, de France, d'Irlande, d'Italie, du Luxembourg, du Saint-Siège, de Suède et de Turquie. Du côté des enseignants, l'Italie, et particulièrement l'Institut central de pathologie du livre, était bien placée pour fournir la meilleure part du contingent, mais d'autres venaient du Danemark, d'Espagne, de France, d'Irlande et du Royaume Uni. Leur nombre, une cinquantaine, pourrait paraître disproportionné ; mais il fallait bien que soient représentées les nombreuses spécialités et la diversité des expériences qu'implique la conservation. D'ailleurs, les obligations professionnelles ont empêché beaucoup d'assister à l'ensemble de la session ; quant à ceux qui ont pu étendre leur séjour en dehors du temps de leur propre prestation, ils ont contribué à l'animation des débats pour faire déboucher les cours sur des échanges fructueux ; cela leur a aussi permis de se recycler en profitant de l'expérience de leurs collègues.

D'abord destinée aux jeunes conservateurs d'archives et de bibliothèques, cette école d'été a évolué dans sa conception, et les stagiaires formaient un ensemble moins homogène : techniciens de la restauration, hautement spécialisés le cas échéant, conservateurs responsables des problèmes de conservation dans leur établissement sur le plan intellectuel (à quoi correspond à peu près le terme anglais conservator), « conservateurs » dans le sens français du terme, plus ou moins au fait des problèmes de conservation et de restauration. Aussi, une certaine opposition : restaurateur / conservator / conservateur était discernable au cours des discussions. Cela n'a d'ailleurs pas été qu'un inconvénient, mais a permis de prendre conscience de la délicatesse du sujet « conservation » dans la mesure où il peut être perçu à partir d'optiques différentes.

L'organisation tripartite du stage : conférences, travaux pratiques, visites, faisait surtout la part belle aux premières. Elle a, d'ailleurs, été perturbée par la nécessité de comprimer en une semaine et demie ce qui devait s'étendre sur deux. La première journée était consacrée à une introduction d'ensemble, destinée à poser le problème. A. Labarre (Bibliothèque Nationale, Paris) pour les bibliothèques et A. d'Addario (Archives d'État, Florence) pour les archives ont essayé, peut-être pas d'établir une déontologie de la conservation, mais du moins de s'interroger sur ses causes et ses finalités, et de montrer pourquoi il fallait conserver, avant que l'ensemble des exposés techniques explique comment il fallait conserver. N. Barker (British Library) a ensuite présenté l'environnement humain dans lequel se posent les problèmes de conservation et la multiplicité de ces problèmes.

L'environnement physique constituait le thème de la seconde journée. C'est là un sujet d'importance, mal connu et mal maîtrisé dans beaucoup de dépôts d'archives et de bibliothèques, et cette méconnaissance est souvent source de dégradations qui vont du fâcheux à l'irréparable ; il ne sert à rien d'appliquer aux documents les techniques de conservation et de restauration les plus évoluées, si ceux-ci sont entreposés dans des locaux impropres à les recevoir et manipulés dans de mauvaises conditions. Cette journée a permis de faire connaissance avec l'ICCROM, car elle s'est déroulée dans ses locaux, avec la participation de ses spécialistes (notamment G. de Guichen). Un enseignement et des exercices pratiques ont initié les participants à l'action qu'ont sur les documents la lumière (naturelle ou artificielle), la température et l'hygrométrie, et à la façon de les mesurer. Les questions posées par les bâtiments ont été aussi évoquées, notamment l'aménagement d'édifices anciens utilisés comme bibliothèques (V. Lucente).

Après l'intermède pascal au cours duquel fut organisée une visite de la Biblioteca Casanatense, riche en fonds anciens, la troisième journée était dédiée aux « nouveaux supports ». Ces documents qui pénètrent de plus en plus dans les archives et les bibliothèques, se présentent sous des formes et dans des matières insolites pour elles ; aussi sont-elles souvent mal préparées à les recevoir et à les conserver. Si les opérations de reprodution ne vont pas toujours sans malmener les documents précieux et fragiles, la photographie, et particulièrement la microphotographie, constitue un excellent moyen de substitution pour soustraire ces documents aux manipulations trop nombreuses. Mme Crespo (Centre national de la restauration, Madrid) et V. Crescenzi (Archives d'État, Rome) ont exposé respectivement les points de vue du bibliothécaire et de l'archiviste à ce sujet. Une présentation des multiples documents (vidéocassettes, films, diapositives, documents sonores, etc.) qui trouvent peu à peu place dans nos dépôts, et des problèmes de conservation qu'ils posent s'imposait ensuite (Mlle de Navacelle, Bibliothèque publique d'information, Paris). Ces problèmes de conservation sont particulièrement délicats pour les documents photographiques comme le montre un dernier exposé (I. Moor, British Library). En effet, il faut tenir compte des procédés divers à partir desquels les documents ont été obtenus, depuis le daguerréotype et le calotype, et ne pas oublier les problèmes posés par le support, qu'il s'agisse de papier photosensible, ou de matières aussi variées que le verre, le métal, le tissu, le cuir, la céramique, etc.

Il était alors temps d'aborder les supports principaux des documents le plus souvent conservés dans les archives et les bibliothèques. En premier lieu, pour mieux assurer leur protection, il faut connaître les agents qui en provoquent la détérioration ou la destruction. L'étude descriptive des agents biologiques qui endommagent les matériaux constitutifs de ces supports (Mme Montanari, ICPL, Rome) distinguait les microorganismes et les insectes, et donnait un catalogue des plus courants et des plus nocifs dans nos dépôts. Elle était complétée par une analyse des facteurs (poussière, aération, éclairage, température, humidité, matériaux employés pour la fabrication et la restauration des livres) favorisant les attaques biologiques, les méthodes pour prévenir ces attaques et les traitements pour les arrêter (Mme Gallo, ICPL, Rome). L'étude des matériaux eux-mêmes rappela aux participants des notions qu'il était nécessaire d'avoir présentes à l'esprit. Celle du cuir et du parchemin (Mrs Haines, Northampton) était spécialement orientée vers les détériorations subies par les reliures. Celle des encres noires manuscrites (Mme de Pas, Institut de recherche et d'histoire des textes, Paris) montrait comment la connaissance et l'analyse de leur composition pouvait servir aussi bien les disciplines historiques et paléographiques que les besoins de la conservation. Ce point de vue était aussi décelable dans l'exposé historique et technique qui fut fait sur le papier (F. Calabro, Rome), complété par une étude sur sa détérioration et sur sa conservation, et par la présentation critique des principaux procédés connus de désacidification (Nigel J. Seeley, Londres). Ce domaine reste largement ouvert aux chercheurs, car il n'existe aucun procédé gazeux satisfaisant, qui permette une désacidification de masse, et l'on sait que la détérioration galopante du papier utilisé depuis un sièle appelle de tels traitements. Des démonstrations de problèmes biologiques et chimiques dans les laboratoires de l'Institut de pathologie du livre ont clôturé d'une façon pratique ces deux journées d'exposés.

La journée suivante quittait les généralités pour s'attacher à des problèmes précis ou à des réalisations concrètes. Une table ronde (Jean Vezin, École pratiue des hautes études, Paris ; Mgr Ruysschaert, Bibliothèque Vaticane ; Mme di Franco, directrice de l'ICPL ; J. Stienon, Université de Liège, et les autres enseignants) provoqua d'intéressantes discussions sur les problèmes de la reliure : consolidation, esthétique et authenticité, critères et limites de la restauration, etc. Certains participants ont pourtant eu l'impression que les problèmes délicats posés par la restauration de reliures aussi rares, que précieuses estompaient un peu le cas des nombreux fonds où les problèmes de restauration ne se posent plus par unités. Trois exposés, soutenus efficacement par la projection de diapositives, se consacraient aux réalisations concrètes. Celles du Centre de restauration à Madrid étaient présentées à travers une étude sur les matériaux et techniques utilisés pour la restauration des documents graphiques (V. Vinas) et témoignaient de l'expérience d'une institution moderne où laboratoire et ateliers peuvent coordonner les résultats de la recherche et leur mise en pratique. L'histoire de la restauration au Danemark (H.P. Pedersen) était complétée par l'indication de quelques-unes des techniques les plus importantes, introduites ces dernières années dans les ateliers des archives danoises. Enfin, la présentation de l'atelier-laboratoire de Trinity College à Dublin (A. Cains) permettait de suivre le déroulement des opérations de restauration et de connaître les méthodes employées.

Les problèmes propres au codex manuscrit furent traités ensuite. Un exposé sur le codex en tant que produit et en tant qu'objet de restauration (G. Bozzacchi, ICPL, Rome), avec des observations méthodologiques, se poursuivait dans les laboratoires par un examen des divers procédés de restauration du papier et des reliures. Puis une conférence sur la méthodologie et la pratique de l'analyse archéologique dans l'étude des matériaux du codex (C. Federici, ICPL, Rome) montrait que l'archéologie du livre est autre chose que la codicologie ; elle vise à la reconstitution et à l'étude de la culture matérielle dont témoigne le codex, et les restaurations peuvent donner l'occasion d'analyser les différentes composantes matérielles du codex.

Les derniers exposés traitèrent de questions particulières, mais importantes : celle des délicats rapports entre les expositions et la bonne conservation des documents qui y sont présentés (Mme A. Morandini, Biblioteca Laurenziana, Florence), et celle des interventions en cas de sinistre (F. Morandini, Archives de Toscane), exposé consacré au sauvetage qui a suivi l'inondation catastrophique de Florence (et d'autres villes italiennes) le 4 novembre 1966 ; cette pénible expérience a du moins eu l'avantage d'apprendre de nouvelles techniques dans le domaine de la récupération et de la restauration de masse.

Le bilan de cette école d'été apparaît comme très positif. Certes, c'est une gageure de traiter en une semaine et demie la multiplicité des questions posées par la conservation des documents d'archives et de bibliothèques. Un enseignement trop sommaire risque de ne pas apprendre grand'chose à ceux qui sont déjà au fait de ces problèmes, et d'être insuffisant et trop général pour ceux qui les ignorent. Dans un tel genre de stage, il est prudent de viser à l'homogénéité des participants, pour savoir s'il faut s'en tenir au niveau de l'initiation ou s'élever à celui du recyclage. Néanmoins, la rencontre de spécialistes et de stagiaires, exerçant les uns comme les autres des responsabilités diverses à des niveaux différents ont permis des confrontations intéressantes grâce à la variété des optiques représentées. L'enseignement a d'ailleurs été dense, d'autant plus que, programmé pour deux semaines, il a dû être quelque peu comprimé à la suite de circonstances imprévues. Ainsi, des cours primordiaux, comme ceux qui traitaient l'environnement physique, la chimie de la détérioration du papier, les matériaux et techniques utilisés pour la restauration des documents graphiques, n'ont sans doute pas eu le développement que leur méritait l'importance des sujets envisagés.

Tout cela servira-t-il à déboucher sur une conservation et une restauration plus efficaces ? On peut le penser, bien qu'il reste des obstacles à surmonter. On décèle chez les restaurateurs une passion pour la résolution de problèmes techniques ponctuels, qui ne va pas dans le sens de la rentabilité. En ajoutant à cela le fait que les conservateurs ont tendance à se soucier de la conservation et de la restauration d'unités aussi rares que précieuses plus que d'ensembles, on comprend que les difficultés posées par les traitements de masse soient loin d'être résolus, et que l'on n'a guère encore appliqué de solutions qui dépassent le stade expérimental.

Les fruits de ce stage ne seront pas Jimités aux participants 1, puisque les actes doivent être publiés par le Conseil de l'Europe. Cette publication sera signalée dans ce Bulletin en temps utile.

  1. (retour)↑  Ont participé pour la France, en tant que stagiaires : Jean-Marie Arnoult, Bibliothèque Nationale, Sablé ; Olivier Guyotjeannin, École nationale des chartes ; Marie-Josette Perrat, Bibliothèque municipale d'Autun ; Christian Pierdet, Bibliothèque de l'Université de Dijon.