La bibliothèque, les enfants et Korczak

Marie-Isabelle Merlet

Geneviève Patte

1979, c'était l'année internationale de l'enfant ; c'était aussi le centenaire de Janusz Korczak, médecin et éducateur polonais, auteur d'ouvrages qui commencent à être traduits en français. Janusz Korczak était responsable de la Maison des orphelins et du « Petit Journal » fondée sur le principe de l'autogestion. Korczak est mort à Treblinka en 1942 avec les 200 enfants dont il avait la charge.

Depuis l'invention de l'enfance, les grands pédagogues se sont souciés de donner à l'enfant sa place de façon qu'il ait un espace pour vivre selon son rythme, sa sensibilité, ses intérêts, ses curiosités, sans que l'adulte intervienne sans cesse pour le faire vivre selon un projet qui n'est pas le sien.

Dans le texte « Quand je redeviendrai petit », Janusz Korczak montre une compréhension vitale de ce que c'est que d'être un enfant cerné par les soupçons des adultes, leur volonté de contrôle, leur intervention dépourvue de tact et de compréhension dans les démêlés qui ne regardent que les enfants, leur manque de temps pour tout ce qui les passionne et les préoccupe vraiment.

L'intérêt de ce texte, admirablement traduit par Sofia Bobowicz, est cette démarche, toute d'intuition, où Korczak, adulte, n'oublie pas son état d'adulte, se projette enfant au milieu des enfants, ce qui lui permet ce triple regard sur les événements quotidiens : quand j'étais enfant (pour la première fois) ; maintenant que je suis à nouveau enfant ; quand j'étais instituteur et cela avec cette différence d'échelle que prennent les choses selon qu'elles sont vues par l'adulte ou par l'enfant. « Nous attribuons à nos pauvres années des degrés différents de maturité. A tort : il n'y a pas de hiérarchie au niveau de l'âge, comme il n'y a pas de graduation au niveau des sentiments, qu'il s'agisse de la douleur, de la joie, de l'espoir, de la déception » 1.

Korczak va même plus loin « Un enfant, c'est comme le printemps. Un peu de soleil et tout est beau et joyeux. Un orage : et c'est tout de suite des éclairs et de la foudre qui gronde. Tandis qu'un adulte, on dirait qu'il vit dans du brouillard. Pas plus de grandes joies que de grandes tristesses. Tout est gris et sérieux » 2.

C'est pour donner à l'enfant un monde où il soit pris au sérieux que Korczak a créé la Maison des orphelins avec le principe d'autogestion, le tribunal des enfants et tout ce qui est familier aux lecteurs de Korczak, que ce soit de son œuvre pour adultes ou du « Roi Mathias 1er » 3 écrit pour les enfants.

La bibliothèque n'est pas une maison de l'enfance, c'est-à-dire qu'elle n'assume pas toute la vie de l'enfant, tout son temps, mais elle permet un certain type de relation fondé sur le respect de l'enfant, la découverte de son sérieux et de sa joie à être pris au sérieux.

Ouvrir une bibliothèque aux enfants, cela suppose qu'il y ait des livres pour eux : une littérature « enfantine » ? Le terme est ambigu, comme le fait remarquer Isabelle Jan : « Il devrait être bien entendu aujourd'hui que cette chose appelée la littérature n'existant évidemment pas et n'ayant jamais existé, il est parfaitement absurde de penser qu'il faille s'y initier, que l'émotion qu'elle procure arrive par étapes, ces étapes étant marquées de façon concrète par les différents examens de passage qui conduisent de la 6e classique à l'entrée en khâgne, et doit se mériter à coups de compositions et d'explications de textes. Et que, dans cette montée quasi mystique vers une connaissance transcendante, cette petite littérature pourrait tenir sa modeste place, remplacer provisoirement ce à quoi l'apprenti ne peut encore accéder. Quant à la critique toujours disposée à répartir bonnes ou mauvaises notes, elle se pose, à son propos des questions académiques : à savoir si tel auteur est ou n'est pas « de la littérature », si tel livre est ou n'est pas « bien écrit », peut ou ne peut pas devenir un « classique ».

Évidemment tout cela est d'ordre scolastique et masque la réalité qui est tout simplement l'existence des œuvres elles-mêmes, non plus considérées comme autant de rites de passage qui amèneraient, enfin, aux lectures pour adultes et aux lectures pour bourgeois ayant fait leurs humanités. Dire que tel livre est un « livre-amorce » ou que tel auteur est un « auteur d'initiation », c'est, d'une part, accréditer le fantasme de ce terrifiant escalier que certains grimpent allègrement, sautant même plusieurs marches à la fois, tandis que d'autres s'essoufflent à la traîne, et que la plupart s'installent définitivement sur le premier degré ; c'est aussi laisser entendre qu'il y a des émotions de qualités différentes selon qu'elles sont ressenties par les enfants ou par les adultes. Que là aussi, dans le domaine de la sensibilité, la société impose son échelle de valeurs et sa ségrégation. Or, dès que l'on cesse de penser en termes d'initiation pour penser en termes d'expérience, on est forcé de constater que l'individu qui lit pour la première fois Babar fait une expérience aussi absorbante et unique que celui qui lit pour la première fois les Frères Karamazov. L'important dans la littérature enfantine, n'étant pas qu'elle soit ou non de la littérature, mais qu'elle soit enfantine : c'est ce caractère spécifique qui en fait tout l'intérêt et qui lui confère sa dignité. » 4

Cela ne signifie pas un manque d'exigence par rapport à ce qu'on propose aux enfants, cela ne signifie pas non plus la tolérance de la mièvrerie, mais au contraire un surcroît d'exigence.

Le livre est un tremplin pour la relation entre l'adulte et l'enfant. Il permet à l'adulte de faire face à la multiplicité des questions sans avoir à prétendre tout savoir, et sans céder à la tentation d'imposer silence à l'enfant ; parce qu'ils vont, l'un et l'autre, trouver dans les livres une mine à explorer. L'enfant aussi trouve dans les livres de quoi rencontrer l'adulte sur un pied d'égalité. L'adulte n'est pas la seule source de connaissance ou la norme de vérité. Grâce aux livres, tous deux peuvent puiser dans la même somme d'expérience et de réflexion de l'humanité et se trouver, chacun à son niveau, dans une attitude de découverte. « Lorsque je parle ou que je joue avec un enfant, un instant de ma vie s'unit à un instant de sa vie, et ces deux instants ont la même maturité » 5.

Accueillir toutes les questions, donner leur place à tous les intérêts, cela suppose que le bibliothécaire ait lui-même cette possibilité d'intérêt et d'écoute. Cela suppose donc un lieu, cela suppose aussi un temps consacré aux enfants : « Les grandes personnes semblent toujours pressées. On a l'air de les ennuyer avec nos histoires » 6. Cela suppose une organisation que les enfants peuvent comprendre et maîtriser. La bibliothèque a beaucoup des caractères d'une maison. Si l'enfant y vient, c'est parce qu'il le choisit. C'est lui qui s'inscrit et ce n'est jamais son maître ou ses parents qui le font à sa place. Dès qu'il s'y trouve, il a la possibilité de se débrouiller seul, s'il en est capable et s'il le préfère ; ou bien de rester dans un coin s'il en a envie, de s'esclaffer sur une bande dessinée avec d'autres ou de discuter avec ceux, de son âge ou non, qui partagent ses intérêts ; de recevoir un adulte ou un grand de passage, riches d'une expérience ou d'un savoir qu'ils veulent bien partager avec lui. Comme dans une maison encore, il y a la chambre d'enfants, le domaine des parents et la salle de séjour où tout le monde a la possibilité de se rencontrer. Comme dans une maison, certains enfants proposent spontanément de prendre des responsabilités dans l'organisation même. Beaucoup de bibliothèques pour enfants acceptent les enfants aides-bibliothécaires qui prennent avec sérieux les tâches qui leur sont confiées et pour lesquelles ils demandent une formation.

Dans l'esprit où cela est fait il n'y a pas lieu de se scandaliser que ce travail ne soit pas rémunéré ; comme dans une maison il est normal que chacun mette la main à la pâte sans qu'il soit question obligatoirement d'argent.

Il est courant dans les bibliothèques, de proposer une boîte à lettres ou un cahier, où les lecteurs peuvent émettre leurs suggestions qui sont toujours étudiées avec sérieux. A la Maison des orphelins, Korczak mettait aussi à la disposition des enfants une boîte à lettres et un panneau d'affichage : « Même là où la plupart des enfants ne savent pas lire, j'accrocherai quand même un tableau : ils n'ont pas besoin de connaître l'alphabet pour apprendre à reconnaître rapidement leurs noms ; et le sentiment de dépendance qu'ils éprouvent par rapport aux enfants qui savent lire, leur donnera envie d'acquérir eux-mêmes ce savoir » 7. « Tous ces communiqués, annonces et avertissements étaient affichés aussi bien par les enfants que par les adultes. On y trouvait de tout. Le tableau vivait. Nous nous demandions comment nous avions pu nous en passer avant.

- Moi aussi, Monsieur ?

- C'est affiché au tableau

- Mais je ne sais pas lire, moi...

- Demande à celui qui sait lire de t'aider...

Le tableau donnait des possibilités d'initiatives quasi illimitées à l'éducateur et aux enfants. C'était aussi un divertissement. Dès que l'enfant disposait d'un peu de temps, il s'arrêtait devant pour faire le badaud : une information tirée d'un journal, une image, une charade, la courbe des bagarres, la liste des dégâts, les économies des enfants, leurs poids, leurs tailles... On pouvait tout afficher : noms de grandes villes, nombre de leurs habitants, prix des produits alimentaires. On aurait dit un almanach ou la vitrine d'un magasin 8

Souvent à la bibliothèque, les idées que les enfants émettent au moyen de la boîte à lettres ou du panneau d'affichage ne sont pas seulement une information, mais un appel ou une proposition. Des enfants prennent en main un club d'astronomie ou la préparation d'une pièce de théâtre. Des clubs naissent, éphémères, regroupant autour d'un centre d'intérêt des enfants qui découvrent le plaisir de travailler en commun autour d'une passion nourrie par les ressources de la bibliothèque. Les enfants prennent conscience de la variété de leurs questions et se rendent compte ainsi que leurs lectures peuvent être variées à l'infini.

La bibliothèque est, par définition, le lieu de toutes les possibilités, et c'est parce que leurs propositions ont des chances d'être réalisées que les enfants se sentent chez eux, maîtres du lieu et, d'une certaine façon, maîtres de leurs lectures. Ils le manifestent par leur goût des rythmes et des rites de vie qui servent de repères dans une vie collective et permettent à l'enfant de se situer, donnant un sens à la notion du contrat : « On en arrive à ne plus savoir nos droits ni nos devoirs. Ici et là, chacun fait ce qui lui plaît » 9.

La notion du contrat aurait tout-à-fait sa place dans une bibliothèque. La bibliothèque est une institution essentiellement non directive et il serait dommage que cela soit confondu avec le laisser-faire, la peur d'intervenir, ce qui encourage aussi une confusion dans l'esprit des enfants. Sans parler de l'insécurité de la majorité des enfants qui seraient prêts à respecter des règles de vie collective clairement édictées, mais qui ne savent pas s'ils seront soutenus dans le respect de la loi : « Des bandits il y en a même parmi nous, alors nous nous défendons nous-mêmes, car nous n'avons ni aide, ni protection » 10. Le contrat clarifie. Souvent, le moment privilégié de l'inscription est l'occasion d'expliquer au nouveau ce que c'est qu'une bibliothèque, ce qu'on est en droit d'en attendre. Parfois on est obligé, avec les plus grands surtout, de revoir avec eux les termes du contrat. A Clamart, à un certain moment, deux bibliothécaires avaient décidé de rencontrer individuellement les perturbateurs qui venaient à la bibliothèque sans trop savoir pourquoi et se révoltaient contre un ordre qu'ils ne comprenaient pas ; cela aboutissait ensuite à un contrat réciproque. Dans les premières années de l'Heure Joyeuse, une sorte de conseil des lecteurs s'occupait de l'organisation et aussi des cas individuels qui se présentaient. Cela évoque le Tribunal dont parle Korczak qui, dans le texte déjà cité, « Quand je redeviendrai petit », voit dans la méfiance des adultes à l'égard des enfants, leur acharnement à les contrôler, une des calamités essentielles qui assombrissent la vie des enfants et les poussent à dissimuler, à devenir rebelles.

« Nous sommes les meilleurs experts de notre vie et de nos affaires. Et si nous nous taisons si souvent, c'est parce que nous ne savons pas ce qu'il est permis de dire et de ce qui ne l'est pas. D'ailleurs, il n'y a pas que les adultes qui nous font peur. Nous avons aussi à nous méfier de ceux de nos camarades qui, refusant l'ordre et la bonne entente, préfèrent barboter dans les eaux troubles de la dispute et des caprices dans l'espoir d'y trouver le menu fretin de leurs intérêts personnels » 11. En encourageant au respect de la vie collective, le bibliothécaire, l'éducateur, stimulent en même temps l'expression et le développement de la vie et des questions personnelles de chacun.

  1. (retour)↑  Korczak (Janusz). - Le Droit de l'enfant au respect, suivi de Quand je redeviendrai petit, et de Journal du ghetto. - Éd. Robert Laffont, 1979. - (Coll. Réponses), p. 44.
  2. (retour)↑  Id. - p. 67.
  3. (retour)↑  Korczak (Janusz). - Le Roi Mathias 1er. - Éd. Gallimard, 1978. - (Coll. Folio Junior).
  4. (retour)↑  Jan (Isabelle). - La Littérature enfantine. - Éd. ouvrières, 2e éd., 1977. - (Coll. Enfance Heureuse). - p. 155 et p. 156.
  5. (retour)↑  Korczak (Janusz). - Le Droit de l'enfant au respect. - p. 44.
  6. (retour)↑  Id. - p. 74.
  7. (retour)↑  Korczak (Janusz). - Comment aimer un enfant. - Éd. Robert Laffont, 1978. - (Coll. Réponses), p. 288 et p. 289.
  8. (retour)↑  Korczak (Janusz). - Comment aimer un enfant. - Éd. Robert Laffont, 1978. - (Coll. Réponses), p. 288 et p. 289.
  9. (retour)↑  Korczak (Janusz). - Le Droit de l'enfant au respect. p.159.
  10. (retour)↑  Id. - p. 83.
  11. (retour)↑  Id. - p. 149 et p. 150.