Henri Vendel
La disparition d'Henri Vendel, le 28 février 1949, fut une perte cruelle pour notre profession. Alors que se levait l'aube des bibliothèques modernes, alors que la conception de la lecture publique commençait d'animer des établissements encore timides, l'un de ses plus passionnés instigateurs laissait à des successeurs surpris la lourde tâche de poursuivre l'œuvre qui s'engageait à peine. Lui qui avait tant vécu pour sa bibliothèque de Châlons, qui avait créé la bibliothèque circulante de la Marne, abandonnait à d'autres le soin de parcourir le chemin qu'il avait esquissé avec sa générosité intuitive. Tel fut le destin d'Henri Vendel.
Il était né dans une famille modeste de la campagne normande. Après de bonnes études classiques marquées par un tempérament original et frondeur, il s'était retrouvé en 1913 à l'École des Chartes. Un an plus tard, il partait pour le front. Très vite, le simple soldat qu'il était allait devenir sous-lieutenant. Car il ne fut pas un poète égaré dans l'absurdité de la guerre. Il ne fut pas non plus un intellectuel brisé dans ses convictions pacifistes. Il fut un homme parmi d'autres hommes, qui mit son humanité et sa culture au service de ses frères dans la commune misère des tranchées dont le souvenir le hanta sa vie durant.
Gazé en 1918 au Chemin-des-Dames, c'est dans un hôpital qu'il apprendra l'armistice. Épuisé par la guerre et sa blessure, il achèvera cependant avec enthousiasme sa scolarité à l'École des Chartes et présentera sa thèse sur l'abbaye d'Almenèches, son village natal. Et le destin allait se montrer pervers avec lui : c'est en effet le poste de Châlons, à quelques kilomètres de son lieu de souffrances, qui lui fut proposé. Pourtant, ce Normand que rien n'attachait à la Champagne hormis des souvenirs de cauchemars, accepta. En février 1921, il devenait conservateur de la bibliothèque, du musée et des archives de Châlons-sur-Marne.
Comme pour oublier les années perdues et conjurer le sort, il se mit au travail avec une avidité surprenante. Alors que la plupart des bibliothèques publiques somnolaient dans leur béatitude héritée du XIXe siècle, il imprima à celle de Châlons un rythme qui rompit avec les habitudes traditionnellement cultivées dans les respectables conservatoires de livres d'érudition. Et pour mieux marquer ses intentions, ce ne fut pas de conservation ou de livres anciens qu'il s'occupa, mais de diffusion. Non pas qu'il abandonnait les leçons de l'École des Chartes : il estimait d'abord devoir insuffler la vie à l'établissement dont il était responsable, manifestant déjà sa conviction que la bibliothèque doit être vivante. Il multiplia donc les activités, la publicité, pour que les Châlonnais viennent chercher des livres, pour ne pas être seul dans sa bibliothèque, pour qu'elle soit un lieu de rencontres, d'émulation, de joie. Les vieux murs n'avaient jamais connu une telle excitation. Et Vendel jubilait. Il guettait, il quêtait les critiques, les approbations, il modifiait, il improvisait. « Une idée par jour, disait-il, il faut une idée par jour »... Mais sa rigueur d'historien l'empêchait de succomber à la démagogie et à la dispersion ; il sut toujours imprimer à ses activités le didactisme conscient et le sens de la progression dans la difficulté. Bien avant le Front Populaire et ses idées généreuses, il avait pressenti la vocation profondément démocratique de la lecture et en avait deviné les méthodes : être présent pour tous, quel que soit l'âge, la condition, être disponible sans cesse, parce que telle était sa fonction sociale de bibliothécaire.
Énoncer les témoignages de l'imagination bibliothéconomique d'Henri Vendel paraîtrait une platitude, car tout ce qui se pratique régulièrement dans nos bibliothèques, Vendel l'expérimenta à Châlons entre 1925 et 1939. Certes, il sera toujours possible de disserter sur les novations héritées de telle ou telle expérience étrangère, le fait n'est pas contestable. On dissertera aussi sur les influences reçues, sur les aides et les collaborations oubliées aujourd'hui. Ce qui importe, c'est que l'une des toutes premières fois, une bibliothèque française tentait la grande aventure de la lecture publique. Et poursuivant son action après avoir assuré le succès de sa bibliothèque municipale, Vendel en vint logiquement à penser l'organisation de la Bibliothèque circulante de la Marne. Aller vers les lecteurs, malgré les difficultés, convaincre et entraîner les réticents : les jalons d'un véritable réseau de lecture publique allaient être enfin posés.
Si ces résultats furent obtenus, c'est que Vendel avait su brosser le portrait du bibliothécaire parfait dont l'imagination attentive est au service de ses lecteurs dans une bibliothèque devenue instrument indispensable de la culture libre et sereine. Il y ajoutait son étonnante personnalité.
Affable, prévenant, le regard rieur et souvent malicieux, l'humour empreint de finesse, il savait avec une courtoisie charmante s'allier les bonnes grâces de la bourgeoisie provinciale et s'attacher des amitiés simples et directes. Catholique par tradition, chrétien par éducation puis par philosophie, il était surtout un humaniste dans toute l'acception du terme. Il aimait les hommes et son expérience de la guerre l'incita à rechercher les contacts, à les susciter. Jamais guerre n'inspira une œuvre littéraire plus belle dans sa mesure, sa détresse et sa tendresse que son roman Sous le pressoir. 1 Roman initiatique, clé de la personnalité de Vendel, roman qui porte en lui les meurtrissures de tous ceux qui supportèrent l'usure morale et intellectuelle infligée par la boue champenoise, pressoir mystique, symbole du martyre expiatoire qui sauvera le monde par la souffrance individuelle. Vendel crut bien que son sacrifice et sa foi serviraient à retrouver le chemin de la fraternité entre tous les peuples. Avec le livre, avec les bibliothèques, tous les espoirs étaient permis. Mais la seconde guerre mondiale vint apporter un démenti. Plus que la souffrance physique dont il fut victime, la ruine de ses aspirations fut une désillusion intolérable et une blessure au plus profond de lui. Le poète alors l'emporta sur le romancier. Désabusé mais non pas désespéré, il rechercha dans la pureté des mots la réponse à ses exigences ; la concision poétique exprimait mieux l'ampleur de son inquiétude et témoignait de la puissance de sa réflexion. Mais il ne perdit pas confiance dans le rôle des bibliothèques. Lorsqu'en janvier 1945 on lui proposa le poste d'inspecteur général, il n'hésita guère.
Si son œuvre fut considérable dans sa bibliothèque, elle le fut bien davantage encore dans ses inspections où les répercussions furent innombrables. Il suffit de relire les rapports sommaires qu'il dressait - sur de petits carnets - de chaque établissement visité pour mesurer la misère profonde des bibliothèques françaises à l'issue de la guerre. Le passage d'un inspecteur tel que Vendel marquait un renouveau : il apportait certes son aide administrative, son poids de collègue expérimenté, mais aussi sa chaleur communicative qui imposait la conviction qu'une grande aventure était commencée et qu'il ne fallait pas la laisser échapper. Et comme il l'avait fait en Champagne, il provoqua des réunions de bibliothécaires d'une même région, pour rompre les isolements, pour mettre en commun les espoirs de chacun, pour reconstruire peu à peu l'image des bibliothèques publiques désorganisées, pour garder le contact étroit avec les hommes et conserver le sens des réalités.
Parmi les textes professionnels de Vendel, peu décrivent de manière précise ses conceptions bibliothéconomiques ; la tâche des historiens des bibliothèques n'en sera que plus ardue. Car son enseignement était oral, fait de vie, de conversations à bâtons rompus, de longues correspondances personnalisées où il s'attachait à résoudre des problèmes mineurs et à exprimer ses aspirations. Parce qu'une bibliothèque est avant tout l'œuvre d'un homme dans une micro-société où il doit s'intégrer parfaitement, parce qu'une bibliothèque est ce qu'on veut bien en faire, Vendel avait conscience de la nécessité pour chaque bibliothécaire de se dépasser sans cesse, de se remettre en cause jour après jour dans un inlassable combat où lui-même avait bien souvent désespéré. Et parce qu'il avait connu cette expérience exaltante mais combien épuisante, il venait en aide à ses collègues démunis en leur témoignant son amitié, en les assurant de sa foi dans la tâche entreprise, en leur dissimulant aussi ses inquiétudes. Mais toujours il avait confiance ; et il était joueur. Avec les mots, avec les idées, avec les hommes, pour les convaincre de ses certitudes.
Parce que tout était à faire ou à refaire, parce que la lecture publique rurale, ralentie par la guerre, l'avait laissé sur sa faim, il parcourut une partie de la France dévastée, proie impuissante des horaires des trains, des hôtels mal chauffés, mais proie consentante. Peut-être avait-il senti que Châlons ne lui offrait plus rien, que son devoir était ailleurs : au lieu de reprendre le chemin déjà parcouru, il préféra quitter la Champagne, terre de souffrances et de joies, pour user les dernières années de sa vie à réconforter ses collègues et les aider à édifier des bibliothèques modernes. Quatre ans plus tard, songeant à l'avenir et aux mains qui viendraient, un jour, le moissonner, il disparaissait.
Nous sommes tous, aujourd'hui, les héritiers d'Henri Vendel. Ceux qui l'ont connu, ceux qui le découvrent à travers la complexité de son intelligence créatrice, ceux qui l'apprennent sans même s'en apercevoir. Lui, si peu administratif, si peu familier des chiffres en parfait poète qu'il était, il nous enseigne l'imagination qui seule permet de construire patiemment l'univers de nos bibliothèques publiques, et de défier la routine meurtrière. Il nous enseigne la modestie et le respect du rôle que nous devons tenir. Et s'il ne nous a pas légué de testament bibliothéconomique, il a livré à notre méditation une petite phrase qui vaut bien tous les traités pesants, un simple vers qui résume le bibliothécaire qu'il fut et que nous devons être : « l'humble gardien des pages qui sommeillent ».
En cette année anniversaire, la Bibliothèque municipale de Châlons-sur-Marne a voulu rappeler le souvenir d'Henri Vendel. Par une exposition 2 inaugurée par M. Poindron, Inspecteur général des bibliothèques, adjoint au Directeur du Livre, et Mme J. Simons-Vendel, fille d'Henri Vendel, en présence de MM. Lelièvre, Caillet et Bleton. Par un volume d'hommage enfin, 3 réunissant des témoignages de ceux qui l'ont connu, des souvenirs sur le bibliothécaire, l'ami et l'écrivain, des études sur son œuvre, afin d'évoquer l'une des étapes importantes de l'histoire des bibliothèques françaises.