Nécrologie

Marcelle Bouyssi (1903-1978)

Jean Goasguen

La signature de Marcelle Bouyssi était familière à ceux des lecteurs du Bulletin des Bibliothèques de France qui, dans le Bulletin de documentation bibliographique, suivaient régulièrement les comptes rendus d'ouvrages consacrés à la littérature pour la jeunesse. Tout au long d'une carrière passée presque entièrement dans les bibliothèques municipales, Marcelle Bouyssi n'a cessé de cultiver cette prédilection pour les livres et la lecture des enfants : goût fort ancien chez elle, éveillé par la formation qu'elle reçut dès 1925 à l'école américaine de bibliothécaires, et qu'elle exprima, en dehors du cadre professionnel, dans un Diplôme d'études supérieures d'anglais, soutenu en 1940, sur « Les Animaux de fantaisie dans la littérature enfantine anglaise actuelle ».

Avouons-le : choisir un tel sujet, aussi peu « sérieux » dans l'université de l'époque, c'était faire preuve d'un comportement assez peu moutonnier, - et même légèrement provocateur, - en même temps qu'affirmer des préférences. Pour la littérature enfantine certes, mais aussi, trait de caractère indiscutable, pour la « fantaisie ».

Née à Marseille en 1903, fille d'un contrôleur des services maritimes postaux, Marcelle Azibert fit ses études au lycée de sa ville natale, puis à la Faculté des lettres d'Aix, où elle obtint une licence d'anglais. Mais son esprit curieux et anticonformiste la poussa vite à sortir des sentiers trop fréquentés. Vers 1925 donc, elle entre à l'École américaine de bibliothécaires de l'avenue des Champs Elysées, à Paris. C'est pour elle la formation à un métier inconnu, et rare, et l'initiation à des méthodes et à des idées toutes neuves. Mais ces idées étaient bien trop neuves en France, prématurées. L'École américaine eut une durée éphémère ; on se souvient, cependant, qu'elle a laissé quelques traces durables : le premier bibliobus, à Soissons, les premiers embryons de bibliothèques pour enfants et, chez un petit nombre, dont Marcelle Azibert, la passion de la lecture publique, la passion, surtout, des livres pour enfants, de la lecture des enfants.

Son premier emploi de bibliothécaire, elle l'obtint à la bibliothèque municipale de Tarbes, au pied des Pyrénées bigourdanes (les « Hautes » Pyrénées), où elle fit un premier séjour de courte durée. C'est dans cette ville, en effet, qu'elle fit la connaissance d'un ingénieur des Ponts-et-Chaussées avec lequel elle se maria et qu'elle suivit en Indochine, où il avait son emploi. La voici donc, en 1928, bibliothécaire contractuelle à Hanoï, où se trouve également en fonctions un jeune directeur des bibliothèques et des archives d'Indochine nommé André Masson... qui deviendra plus tard Inspecteur général des bibliothèques de France.

De retour en France en 1932, Marcelle Bouyssi reprend ses fonctions à Tarbes ; pendant ce deuxième séjour, elle devient titulaire du Diplôme technique de bibliothécaire ce qui, quelques années plus tard, lui donnera accès aux cadres de l'État. Mais en attendant, elle va vivre la période la plus décevante, probablement, de sa vie professionnelle et, sur le plan personnel, cette période s'achèvera sur des épreuves très douloureuses. La région de Tarbes est, certes, magnifique. Mais ce n'est qu'en 1972 que cette ville s'est dotée d'une bibliothèque fonctionnelle. Auparavant, relégué dans un étage de la mairie, ce service était un bon exemple de la grande misère des bibliothèques publiques françaises, et Marcelle Bouyssi y connut le lot de bien des bibliothécaires de cette époque. Avec les faibles moyens dont elle disposait, cependant elle mit en chantier d'indispensables catalogues, notamment ceux du fonds ancien et du fonds local.

Elle parlait peu volontiers de cette période, sinon pour évoquer, parfois, les tracasseries de sa municipalité et de son comité consultatif. Car la fin de son séjour à Tarbes devait coïncider avec des heures tragiques, celles de la guerre : en 1943, son mari fut déporté à Dachau pour faits de résistance, et y mourut.

C'est en 1946 qu'elle quitta Tarbes pour prendre la direction de la bibliothèque (classée) de sa ville natale : Marseille. Elle fut chargée en même temps de celle de la toute nouvelle bibliothèque centrale de prêt des Boûches-du-Rhône, une des neuf qui constituèrent le deuxième train de créations, sept mois après l'ordonnance de novembre 1945. Dans la seule commune de Marseille, le champ d'action était immense, et à peu près vierge. Pour parer au plus pressé, Marcelle Bouyssi eut l'idée d'utiliser le bibliobus départemental pour desservir les villages du territoire de Marseille situés à plusieurs kilomètres du centre ville (Saint-Marcel, La Valentine, Menpenti, etc.) ; et elle obtint pour cela une aide spéciale de la Direction des bibliothèques. Tout cela se faisait dans une ambiance d'innovation et d'enthousiasme néophyte : Marcelle Bouyssi se trouva être dans la phalange des dix sept bibliothécaires qui lancèrent sur les routes ces bibliothèques mobiles jusqu'alors presque inconnues en France, à part trois exceptions (dont l'expérience « américaine » de l'Aisne, la première, qu'elle avait de bonnes raisons de connaître).

Des ennuis de santé interrompirent en 1951 cette carrière marseillaise. Les Pyrénées furent conseillées, et ce fut le retour à 38 kilomètres de Tarbes, dans la cité climatique de Pau. Mais paradoxalement, loin de se replier désormais dans une sorte de demi-retraite ou d'activité ralentie, Marcelle Bouyssi devait commencer alors sa véritable carrière, et se plonger dans une activité débordante, et qui ne cessera plus.

C'est à Pau, je pense, qu'elle aura connu ses plus belles satisfactions professionnelles. Dans cette ville alors encore un peu assoupie, mais qui allait connaître peu après un rajeunissement et une mutation extraordinaires, elle rencontra ce dont elle n'avait encore jamais bénéficié : une disponibilité très grande pour le développement culturel, et une municipalité ouverte, entreprenante, et dont elle gagna facilement la confiance. De plus, la bibliothèque était de construction relativement récente, car le bâtiment n'avait que vingt ans d'âge, et, c'était alors un des rares à avoir été construits en France pour cet usage. La totalité des collections et des catalogues était en cours de reclassement et de refonte. Une section de prêt venait d'être ouverte en 1947. Bref, toutes les conditions étaient réunies pour permettre à Marcelle Bouyssi de réaliser une grande partie des projets qu'elle avait été dans l'impossibilité de réaliser auparavant, et dont certains devaient remonter à 1925...

J'insisterai sur le fait qu'elle s'attacha tout de suite à poser des bases solides. A son arrivée, aucun employé n'avait de statut titulaire, tout le monde était auxiliaire ou contractuel. Patiemment, un par un, elle fit transformer tous ces emplois en emplois qualifiés, et s'occupa personnellement de la formation professionnelle de chacun. Une bibliothèque, c'est d'abord cela ! Grâce à cette équipe constituée et formée par elle-même, et qu'elle renforça au fil des années, elle fit connaître à la bibliothèque de Pau un développement accéléré. Les créations et extensions se succédèrent : réserve des livres précieux, salle des catalogues, bibliothèque des enfants... (Cette dernière, qui lui tenait particulièrement à cœur, fut agrandie deux fois, entre 1959 et 1964). Des manuscrits furent acquis, des ouvrages précieux furent envoyés à la restauration. Le mobilier fut renouvelé, les catalogues achevés. De nombreuses et importantes expositions furent organisées, qui firent connaître les richesses de la bibliothèque, et permirent à celle-ci de tisser des relations avec les associations et les autres activités culturelles, qui commençaient alors à se multiplier. Elle mit, dans ces expositions, tous ses soins, tout son goût, mais aussi son invention et sa fantaisie, faisant entrer dans ce palais 1930 un peu solennel, et sans respect pour ses colonnes, ses marbres et ses fers forgés, des objets insolites : poupées, santons de Provence, jouets, maquettes de théâtre... Les enfants, installés dans un premier temps sur des tables de jardin dans le grand hall (et, l'été, sur le perron même), se chargeaient à eux seuls de transformer l'ambiance de l'établissement, et de modifier rapidement son image de marque.

Lorsque Marcelle Bouyssi fut nommée conservateur en chef de la Bibliothèque de Toulouse, en 1965, elle laissait derrière elle, à Pau, un bilan éloquent : les collections de livres étaient passées de 105 000 volumes à 142 000, le nombre de lecteurs de moins de 2 000 à près de 5 000, le nombre d'ouvrages prêtés à domicile de 56 000 à 101 000.

Et elle avait obtenu de la municipalité le principe d'une construction destinée à doubler la surface existante, projet sur lequel elle travailla avec enthousiasme pendant deux ans. Mais, au moment où surgissaient des difficultés de dernière heure, son départ pour Toulouse l'empêcha de mener l'affaire à bien.

Sa déception dut être de courte durée, car Toulouse ne lui en laissa pas le temps, où elle eut à construire ou aménager non pas une bibliothèque, mais cinq, et à en agrandir deux autres...

Alors qu'elle venait d'atteindre l'âge de 62 ans, la voici plongée dans un rythme de plus en plus rapide. Elle hérite de son prédécesseur, très bien soutenu par la ville, une politique d'expansion qui l'amène à faire face sur tous les fronts à la fois. Elle se trouve pour cela fort bien secondée par une équipe où des bibliothécaires adjointes chevronnées, connaissant en détail l'établissement et ses collections, cotoient de jeunes conservateurs imaginatifs. Pendant ces six dernières années de sa carrière, elle ouvre ou agrandit donc sept succursales (plus d'une par an), lance un deuxième bibliobus, crée une section « livre parlé » à la bibliothèque Braille, organise seize expositions... Dès son arrivée, elle entreprend une tâche fondamentale et urgente : la réorganisation des catalogues. Elle continue l'enrichissement de la réserve par des acquisitions exceptionnelles (manuscrits Fermat, collection Ancely) et par le développement d'une collection représentative de son domaine favori : les livres anciens pour enfants, spécialement les anglo-saxons. Chemin faisant, les difficultés ne lui manquaient pas, inhérentes à tout grand établissement situé dans une grande ville. Elle eut à déployer parfois, devant certaines incompréhensions de la mairie de Toulouse (pourtant très généreuse pour la lecture publique) de grandes qualités de fermeté, pour soutenir contre vents et marées l'intérêt supérieur de la bibliothèque. Ses collaborateurs ont gardé d'elle le souvenir d'une personne au caractère vigoureux, en dépit d'une santé fragile, respectée aussi pour son courage, d'autant plus réel que resté discret (dans telle circonstance précise de mai 1968, par exemple), et son absence de démagogie.

Après sa retraite, prise en 1971, Marcelle Bouyssi se retira à Marseille, d'où elle partait souvent pour Gruissan, petite ville du rivage languedocien où était sa maison de famille, et aussi pour Pau où elle avait gardé de nombreux liens. (Cette Méditerranéenne avait, en définitive, passé trente-quatre ans de sa vie au pied des Pyrénées, et elle leur restait très attachée). Elle continua, pendant cette retraite, à rédiger pour le Bulletin des Bibliothèques de France de nombreux comptes rendus d'ouvrages anglo-saxons consacrés à la littérature enfantine et aux bibliothèques pour enfants ; au cours d'une collaboration de vingt-deux ans, elle rédigea ainsi près de cent analyses : la matière de tout un volume sur ces sujets, et le reflet fidèle de la bibliographie et de la bibliothéconomie anglaises et américaines de 1957 à 1978. Un compte rendu paru dans le bulletin de juillet 1978 1 fut le dernier publié de son vivant : elle décéda le 13 de ce mois à Paris, où elle séjournait de plus en plus ces dernières années, auprès de son fils et de ses petits enfants.

Disparaissait ainsi, assez brutalement, quelqu'un qui avait beaucoup aimé la vie et la jeunesse : au point qu'elle recherchait plus volontiers la compagnie des jeunes que celle des personnes de sa génération.

Elle avait incarné, à mon sens, un type de bibliothécaire tout à fait exemplaire. Elle a exercé toute sa carrière loin de Paris, des lieux de décision et des établissements de prestige (à part Toulouse, tout à fait à la fin) ; mais elle n'a pas suivi, non plus, le modèle traditionnel du bibliothécaire ou de l'archiviste enraciné dans une province, et consacrant à celle-ci toute sa science et son dévouement. Caractère indépendant, tempérament énergique, femme d'action, Marcelle Bouyssi faisait partie de cette catégorie indispensable de bibliothécaires qui, partout où ils sont passés, ont tenté de faire le maximum avec les moyens qu'ils avaient. Elle appartient à une génération de réalisateurs, qui a transformé le paysage des bibliothèques françaises, mais qui n'a obtenu ce résultat qu'après des années et des années de demi-échecs, de solitude, d'efforts sans cesse recommencés, en prenant des risques et en s'échappant constamment de la routine et des chemins de facilité.