Trente ans ou la vie d'un bibliothécaire
Pierre Breillat
A l'heure de la retraite, M. Pierre Breillat qui fut depuis 1945 bibliothécaire puis conservateur en chef de la Bibliothèque de Versailles, nous fait partager son expérience du métier, métier dont il convient de retenir les qualités suivantes: humanisme, impartialité, disponibilité auprès du public.
La télévision a donné, en octobre 1, un vieux drame romantique dont l'auteur a disparu de l'histoire des Lettres derrière l'acteur qui en incarna le héros. C'est un fait de plus en plus courant de nos jours, et il me souvient d'avoir entendu, chez un libraire, au temps où Stendhal passait au cinéma, un jeune homme demander le Rouge et le Noir de Gérard Philipe. Bref, nous vîmes sur le petit écran une pièce qui n'est plus associée qu'au triomphe du grand Frédérick Lemaitre : Trente ans ou la Vie d'un joueur 2.
Trente ans ou la Vie d'un bibliothécaire, voilà le résumé de la mienne, habitée elle aussi par un démon tentateur, une passion exclusive.
Pourtant, lorsqu'en octobre 45, je poussai cette admirable porte de l'Hôtel des affaires étrangères -j'ai nommé ailleurs Versailles, La Ville des portes 3 - je ne me doutais point que je terminerais là ma carrière, y ayant enseveli les goûts et les préférences que je devais à ma formation de philologue et de médiéviste. Je venais du Haut Moyen-âge, de l'étude des langues romanes à leurs origines et des littératures anciennes de France, Provence, Italie, et je n'étais pas loin de souscrire à la boutade de l'oncle Focillon, qu'après l'onzième siècle, c'était la décadence... Et j'arrivais dans ce Versailles, ville plus moderne que les plus modernes par la conception de son urbanisme et l'étendue de ses dégagements, ce Versailles classique et froid dès l'abord et à qui l'on ne s'attache, mais si fort, qu'après l'avoir patiemment scruté, expliqué, approfondi, puisqu'il est par essence une géométrie savante, une oeuvre de pure intelligence. En somme, selon une expression dont je ne saurais une fois de plus vous citer l'auteur : on ne s'aime pas pour s'épouser, mais on s'épouse pour s'aimer. De là ces trente années au cours desquelles j'ai écarté résolument toutes sollicitations, tous appels étrangers...
En même temps que pour les lieux, pour cette maison qui m'était confiée, à l'architecture simple et fonctionnelle à l'origine, humaine et harmonieuse qui satisfait en tous points l'esprit et le sens du beau, je fus gagné par l'amour du métier et dévoré bientôt par ses exigences...
Dans son Toast funèbre à la mémoire de Théophile Gautier, Mallarmé célèbre jusqu'à l'heure commune et vile de la cendre... la gloire ardente du métier... 4
cette gloire qui brûle et consume et vaut seule qu'on la recherche, avant la fin égale et niveleuse. Certes, notre existence, toute ombre et silence, n'a rien de spectaculaire et qu'allons-nous prétendre à « la gloire de Michel Drucker », titre que j'ai vu s'étaler dans un de ces journaux du dimanche qui consacrent, en France, passagèrement, nos vedettes! Mais gloire intime et personnelle : métier, après tout, n'est qu'une forme de ministère, et le service doit être jugé plus sur l'intention que sur l'importance et le volume. On attache de moins en moins d'égards, semble-t-il, à cette « œuvre de choix qui veut beaucoup d'amour », et n'arrive-t-il pas trop souvent que ce soit hors du métier que l'on obtienne honneurs et réputation? Si le malheur de l'homme est de ne savoir se trouver en repos dans une chambre, certains déboires de l'humanité pourraient bien venir de ce que l'on ne veut plus s'en tenir à son métier ou qu'on le connaît mal. Lié jadis au métier, paraît désuet le beau mot d'apprentissage, et l'on éprouve quelque crainte et presque honte à le prononcer, quand il ne s'applique pas à un objet purement ou hautement intellectuel...
Métier, on dit encore profession, comme en religion. Toutes ont leurs contraintes, la nôtre n'y saurait échapper, qui est faite de multiples petits sacrifices, du sens aigu des responsabilités spirituelles, d'une soumission pleine et constante aux réalités, du souci d'une information complète, de la plus vigilante impartialité : une impartialité poussée jusqu'au risque d'en paraître à ses amis partiale. Sans connaître de tout, il importe de savoir se trouver toujours à la source ou au centre : sur les sujets les plus divers, les plus inattendus, on attend de nous références et textes. Il nous faut tendre à l'universalité, courir le danger d'appréhender sans approfondir, de réunir mille détails sans être à même de juger de l'ensemble, à l'instar de « l'illustre Cervelet, roi des bibliothécaires » dont se gausse, dans ses Propos d'un Normand, le philosophe Alain 5. Avons-nous quelque préférence personnelle, il faut la mettre à l'écart, résolument, et se garder d'une spécialisation bornée, à œillères, celle qu'évoque l'auteur du Jardin de Bérénice, quand il parle « d'un cerveau d'enfant dominé par des mots de spécialiste ». Au spécialiste, j'opposerais volontiers l'humaniste que notre fonction nous commande d'être.
Mais se freiner, brider sa nature, il y faut un goût du sacrifice, de l'abnégation, le don de soi en somme. Sans cesse disponibles au public, nous devons rester au rang, qui est le nôtre, d'aides et auxiliaires pour les étudiants, chercheurs, professeurs de tout pays, et résister à la tentation de nous réserver pour nous seuls, chasse gardée, les documents découverts dans tous ces fonds inexplorés. Là est notre service : il comporte l'humilité. Vertu qu'il est difficile de pratiquer, parce qu'il faut se baisser vers les choses matérielles : n'y a-t-il pas humus dans humilité ? Et se pencher sur de vieux papiers, respirer la poussière de lourds in-folio, c'est à la longue, un effort physique, une fatigue, et l'on y peut laisser la santé, comme en témoignent des exemples illustres, les violents maux de tête de Michelet, les yeux perdus d'Augustin-Thierry 6.
Ainsi, notre métier n'est pas seulement d'ordre intellectuel, il est manuel, voire corporel, mais qu'on se rappelle saint Benoit qui, dans sa Règle, maria les deux. Le début d'apprendre et de comprendre, n'est-ce point prendre? La main prévient et aide l'esprit. Les tâches matérielles, nous y fûmes obligé aussi par le manque de personnel. A peu près toutes mes lettres par exemple ont été rédigées au courant de la plume, avec un ou plusieurs carbones. Ce défaut, joint à la pénurie des moyens 7, nous a imposé encore de négliger, ou le paraître, certains aspects modernes de la profession. Le juste mot : gouverner, c'est choisir, s'applique aussi à la conduite de la vie, dans toutes les situations, quand on n'a pas les possibilités de suffire à tout. On parle, de plus en plus, de lecture publique, encore que le terme soit détourné du sens, qui apparut sous la Révolution, de lecture faite en public 8, et qu'au fond toute lecture profitable n'est jamais qu'un acte privé. On peut l'aider, non s'y substituer. Il est question encore de vulgarisation, d'animation, globale aussi souvent qu'est galopante la démographie, bref, de ces « activités d'extension » qui tirent hors du métier et risquent d'en compromettre l'accomplissement strict. Un bibliothécaire, pour être digne du nom, doit-il s'improviser d'abord discothécaire, photothécaire, ludothécaire, à quand omnithécaire?
Là n'était point ma pente. Si les directeurs de la collection : Je suis... (Je suis pharmacien, je suis coureur cycliste...) m'eussent fait l'honneur de me demander ma collaboration, j'aurais proposé le titre : Je ne suis que bibliothécaire... Je ne m'étais point découvert les talents de l'Apollon de Bellac, quand il réussit, nous conte Giraudoux, « à retirer des songes des inventions aussi remarquables que le briquet-fourchette ou le livre qui se lit lui-même ». Et j'applaudis Valéry des deux mains : « Quant à moi, je le confesse, je ne saisis à peu près rien d'un livre qui ne me résiste pas 9 ». Lire exige un effort, mais de là naît le plaisir. Il me semblait qu'un salon de lecture dût être d'abord une salle de travail, un lieu de silence austère, aux murs tapissés de livres comme un atelier d'outils. Je n'y voyais guère la présence de ces multiples gadgets ou objets de distraction, qui n'ont pour but et résultat que de sortir de l'attention. Non que je fasse fi des instruments les plus nouveaux de la documentation, informatique et ordinateurs, mais tant sont faibles nos crédits que les épiceries-merceries de village en seront dotées avant nous. Il n'est guère permis à notre avant-garde que des recettes, plus ingénieuses que de portée véritable, à l'image de ces « méthodes » d'enseignement qui, sous le prétexte de plus de facilités, n'entraînent que davantage de complications.
J'eus un jour l'occasion de visiter une bibliothèque étrangère où je cherchai, quasi vainement, dans la salle du public, un livre, mais il y trônait un majestueux toboggan, par lequel devaient atterrir les volumes lancés des magasins. L'expérience qu'on nous en fit réussit à la perfection, en ce sens qu'aucun volume ne s'en plaignit. Nous vîmes ensuite, répartis sur les tables, des téléphones. Avait-on poussé le confort des lecteurs jusqu'à favoriser leurs conversations personnelles avec l'extérieur ? Que non : ces appareils devaient rester muets. « On y compose, nous dit un surveillant, à l'instar d'un numéro d'appel, les lettres et chiffres, éléments de la cote désirée.
- Le livre vient alors tout seul.
- Pas encore : la cote formée sur le cadran se dessine aux yeux des magasiniers. On attend leur réponse.
- Une sonnerie vous en avertit ?
- Non, un signal lumineux sur ces panneaux d'affichage ».
Lesquels tableaux portaient une série de rubriques : en lecture - prêt à domicile - exposition - catalogage - reliure..., bref les défaites d'universel usage pour un livre égaré. Au bas de la liste enfin : disponible, à retirer au toboggan. Il fallait tout de même que les gens se déplacent! Nous tentâmes un essai, sans succès, mais les causes de l'échec dûment démontrées, l'expérience n'en parut pas moins concluante...
N'ayant pas l'humeur inventive et nulle disposition pour la mécanique, je me contentai de maintenir, à la Bibliothèque de Versailles, la ligne traditionnelle, d'ailleurs commandée par la situation et l'ordonnance de la maison, l'origine et la nature des fonds, et, chaque année davantage, par les nécessités vitales d'un public curieux et cultivé, en particulier un nombre croissant d'étudiants, non seulement de la Ville, mais de toute une agglomération privée de bibliothèques dignes de ce nom et encore d'Universités. Il ne me restait qu'à respecter et accentuer ce double caractère de conservation d'une part, étude et documentation de l'autre.
Je sauvegardai, trop peut-être, l'ordre et les modes anciens. Je classai, beaucoup, je ne classifiai point. Classificateur / sacrificateur; que d'heures perdues en byzantines disputes au détriment de tant de tâches urgentes et laissées de côté! Il me sembla qu'il valait mieux mettre à la disposition de tous, le plus vite possible, une plus grande somme de documents, même non traités dans les règles de l'art : préférer, en un mot, à la théorie l'usager. Penser seulement au temps passé, à toute la peine qu'on a prise, à l'ingéniosité déployée pour en arriver à détourner le cours des nombres et attribuer à des entiers d'apparence l'essentielle propriété des décimaux! Et quant au processus inverse, que d'hésitations et de scrupules pour appliquer barêmes et formules! Je ne me mêlai point, imitant l'ancêtre Sarriette de la Révolte des Anges et ses émules futurs, d'essayer des combinaisons insolites, dans lesquelles je serais seul à me reconnaître, de lettres et chiffres en toutes langues 10, de signes de ponctuation et de l'algèbre la plus avancée, pour en arriver à traduire, en formules d'un code universel 11, des titres entiers de livres ou d'articles, du type : « La transformation des bateaux-mouches en navires-hôpitaux pour le transport des militaires atteints de la grippe espagnole à la suite de la campagne de 1918. »
J'ai donc gardé, accru, agrandi, sans changer beaucoup à la conception d'une bibliothèque, jugée sans doute par les novateurs désuète ou routinière, mais qui eut le mérite de rendre tant de services, même au-delà de nos limites, ainsi que j'ai pu, au cours de trois décennies, l'apprécier, ne serait-ce que par la consultation sans cesse élargie de cet imposant catalogue alphabétique par sujets, toujours plus précis et poussé jusqu'au dépouillement exhaustif des périodiques 12.
J'avouerai cependant que, malgré la charge supplémentaire de secrétariat général de la Société savante traditionnelle, l'Académie de Versailles, et les publications obligées d'histoire locale, mû par une sorte de prosélytisme externe, une attirance vers des populations rurales dont j'avais, dans mon enfance, connu la disette, je n'en consacrai pas moins des heures entières et mes journées de loisir, à installer et promouvoir cette Bibliothèque centrale de prêt de Seine-et-Oise 13, dont les bibliobus vont porter jusqu'au fond des hameaux les plus reculé s, ce moyen de culture indispensable et irremplaçable, le livre. Bien qu'en ces temp s de concurrence effrénée des mass media, le rôle de l'imprimé semble perdre de son importance - bien que Gide lui-même, un pur écrivain, eût osé d'entrée de jeu déclarer dans son Traité du Narcisse, que « les livres ne sont peut-être pas une chose bien nécessaire », et Mauriac âgé nous avouer : « Amour des livres, cette passion de mon enfance et de mon adolescence, tourne sur mes vieux jours au dégoût. Aujourd'hui je rêve d'une maison aux murs nus où aucun livre ne traînerait 14 » -, j'en reviens toujours, quant à moi, à la phrase de Mallarmé, rapportée par Valéry, « que le monde était fait pour aboutir à un beau livre 15 ». Et je ne résiste pas au plaisir de rappeler la poétique définition que Mallarmé encore nous a laissée du livre « Superposition de pages comme un coffret défendant contre le brutal espace une délicatesse native reployée ».
Oui, les hommes d'action, lancés dans les hautes entreprises, civiles ou guerrières, peuvent mépriser notre condition, mais nous sommes les servants d'une arme plus forte que la leur et plus durable : le livre. « Je ne connais d'autre bombe qu'un livre », dit, avec calme, Mallarmé, lui toujours, lorsqu'on lui apprit l'attentat de l'anarchiste Vaillant 16. Arme plus durable, certes, parce qu'elle est disséminée et qu'on ne l'atteint jamais partout ni totalement, malgré les autodafés, de l'Inquisition aux bûchers nazis. Le livre est l'arme de la guérilla de l'esprit. On croit l'avoir extirpée, elle peut resurgir plusieurs siècles après.
N'est-ce pas le cas de ce Cymbalum mundi, de Bonaventure Despériers, 1537, dont nous détenons, dans notre coffre, l'exemplaire unique ? Cymbalum mundi ou le bruit vain et inutile du monde, car l'auteur, incrédule, ni catholique ni protestant, adjure sous le voile de l'allégorie, les tenants des religions qui allaient se déchirer par le fer et le feu, de ne pas accorder plus d'importance qu'il ne convient à leurs disputes casuistiques. Ce livre, ce livret, plus mince que le Petit livre rouge, jeté au bourreau, car il ne pouvait que déplaire à tous, l'auteur suicidé, un exemplaire en fut néanmoins conservé et, ironie, sans doute par l'un des juges qui l'avaient condamné. On le ressortit, près de deux cents ans plus tard, et il est à l'origine de ce mouvement pour la tolérance qui reste l'honneur du siècle des lumières...
Puissance du livre, mais le tranchant est double. Prendrai-je un exemple, à Versailles encore, puisque le dénouement en eut lieu au Tribunal voisin. Qui ne se souvient de l'émotion provoquée par l'Affaire Peugeot, premier rapt d'un jeune enfant avec prise de rançon? Les criminels, grands amateurs de romans policiers, en avaient été influencés au point de formuler leurs exigences aux malheureux parents, avec des mots découpés dans les textes mêmes qui les avaient inspirés.
Moins tragiques, moins visibles en tout cas, sont les effets qu'on n'a pas manqué de dénoncer sur des cœurs féminins trop naïfs, de cette littérature à « l'eau de rose », dont l'un des tenants les plus illustres est notre compatriote, Mlle Petitjean de la Rosière, qui vécut et mourut dans une chambre nue d'un quartier éloigné de Versailles, écrivant du matin au soir, sans arrêt, sur de petits cahiers quadrillés d'écolier, une centaine et peut-être plus - en ayant laissé à publier après elle, - de romans, chefs d'œuvre du genre, sous le nom devenu générique de Delly...
Delly habitait Versailles, mais la Bibliothèque ne la vit point : c'est dans nos salles mêmes par contre qu'il m'a été donné d'assister à la conception et à la naissance de cette Angélique, Marquise des Anges qui eut tant de peine à trouver un éditeur, jusqu'au jour où un journal du soir l'ayant passée en feuilleton, elle commença l'éblouissante carrière que vous savez. Anne et Serge Golon (abrégé de leur nom slave) ont consacré chez nous des séances entières, durant plusieurs années, à se documenter, pour s'imprégner au moins de l'atmosphère du temps, sur les personnages, les événements, la vie quotidienne sous le règne de Louis XIV. Ils ont avidement feuilleté nos catalogues, et n'ont pas craint de recourir à nos services pour s'orienter dans leurs lectures.
De tels best-sellers, dont la valeur diminue à mesure qu'elle se dilue, sans doute pouvons-nous, devons-nous même conserver des échantillons, comme témoins d'un certain goût, d'une mentalité à une époque. Ils disparaîtront aussi vite qu'ils ont envahi le marché. Voyez les prix aujourd'hui de La Porteuse de pain et des romans populaires du xixe siècle. Ils feront sûrement un jour l'objet de cours ou de thèses 17.
Mais convient-il d'en remplir nos rayons, sous le prétexte qu'ils sont faciles, à bon marché et qu'ils plaisent, ou dans l'espoir qu'ils seront des livres-appâts, « amorces » comme on l'a pensé déjà au siècle dernier? Nous disposons de crédits si limités qu'il vaut mieux ne pas les disperser dans l'achat d'ouvrages de pur et unique loisir, qu'au surplus les gens n'hésitent pas à s'offrir de leurs propres deniers. Je ne fais par là que rejoindre l'opinion de ces écrivains assurés de gros chiffres d'affaires. Écoutons Guy des Cars : « Les bibliothèques sont en effet des endroits que tout auteur n'aime guère. Prêter un livre pour une somme dérisoire ou gratuitement, je trouve que cela est presque une insulte... Il y a une phrase terrible, celle d'un lecteur qui vous dit : je n'ai pas aimé votre livre, je n'en ferai pas de réclame autour de moi. Mais il y a une phrase encore plus terrible. Il y a les gens qui vous disent : je vous lis grâce aux prêts de la bibliothèque de mon quartier 18... »
On comprend aisément combien peut être difficile, délicat, voire dangereux le rôle que nous avons à jouer. Mais les pouvoirs publics accordent-ils toujours au livre et à ses représentants la place qu'ils méritent dans la Cité ? Je ne fais pas allusion à la ville de Versailles qui entoure constamment de soins et de déférence une bibliothèque dont, à juste titre, elle est fière, et dont elle n'a pas craint de financer pour la plus grande part les laborieux et coûteux travaux d'extension. Qu'on y ajoute la multiplication des crédits municipaux qui nous a permis de recruter trois fois plus de personnel et d'entrer chaque année dix fois plus de le plan national, le retard par rapport à l'étranger ne diminue pas, le réseau de salles publiques est loin d'être aussi serré qu'il le devrait, les crédits d'équipement et de fonctionnement paraissent encore dérisoires, le personnel qualifié, insuffisant en nombre, trop souvent écarté de la direction des affaires, dans un système technocratique si loin de la vie et qui s'exerce comme à l'état pur, ne jouit pas de la considération ni même de l'attention à laquelle il aurait droit.
Mais il arrive que nous soyons vengés et avec éclat. Si Mao a si bien senti que l'on peut mener les foules avec un livre, que le livre recèle une force explosive et révolutionnaire, n'est-ce point parce qu'il a débuté dans la vie, à l'Université de Pékin, en qualité d'aide-bibliothécaire ?
J'ai été, d'autre part, témoin, de mes yeux, à Rome, en cette année 38, alors que les puissances temporelles pliaient devant l'arrogance des dictateurs, de la somme d'espérance que peut délivrer un écrit. Pie XI, le Pape, avait quelques mois auparavant lancé la fameuse encyclique, citée, non pas selon la coutume d'après ses premiers mots latins, mais en allemand, pour bien montrer qu'étaient visés Adolf Hitler et son régime : Mit brennender Sorge, avec une sollicitude, une inquiétude brûlantes... La brochure de cette encyclique, des milliers de pélerins germaniques l'agitaient, le visage rayonnant, alors que le Souverain Pontife, ressuscité après de longs mois d'agonie, pénétrait solennellement, le jour de Pâques, dans la Basilique Saint-Pierre. Pie XI, ancien Préfet de la Bibliothèque ambrosienne de Milan et adjoint à la Vaticane, avait confié à Roger Grand, que j'eus comme professeur à l'École des Chartes, combien il demeurait, sur le trône pontifical, redevable à sa formation et son expérience de bibliothécaire :
« Je connais aussi le préjugé qui veut que l'homme d'étude, l'homme qui travaille dans les bibliothèques, et surtout celui qui les dirige, celui qu'on appelle dédaigneusement dans votre langue un rat de bibliothèque, ne puisse pas être un homme d'action, ne connaissant rien de la vie, des besoins de son temps, ignorant tout de la conduite des hommes et des choses matérielles, de la politique notamment. C'est une idée complètement fausse. Aucune formation ne peut être meilleure, même au point de vue le plus positif, que celle du bibliothécaire... Il sera comme un observateur qui, sans quitter son cabinet, connaîtrait tout ce qui s'écrit, se dit ou se passe, aux quatre coins de l'horizon, dans tous les domaines de la pensée, des réalisations scientifiques, de l'action sociale ou politique. Sans marcher dans les sentiers battus et sans idée préconçue, s'il lui arrive un jour qu'il soit lui-même, pour une part quelconque, mêlé à la direction des affaires humaines, loin d'être en état d'infériorité, ne sera-t-il pas beaucoup mieux préparé qu'un autre 19? »
Formation professionnelle, on en parle de plus en plus. Mais, quand j'arrivai à Versailles, elle n'existait pour ainsi dire pas chez nous. On se fiait uniquement aux titres universitaires - encore n'était-ce pas toujours le cas dans les Municipales non classées, voire à la Nationale - et si l'on avait créé, quelques années plus tôt, un diplôme technique, on n'en avait pas organisé vraiment la préparation. Versailles devint bientôt un centre actif de stages et de travaux pratiques auxquels Mlle Joly et tout le personnel voulurent bien prendre leur part. Quand fut institué le Certificat d'aptitude aux fonctions de bibliothécaire 20, aucuns crédit ni installation n'ayant été prévus, nous fûmes chargés, en vue des premières sessions, de l'entière préparation des candidats de la région parisienne. Nous eûmes ainsi, à plusieurs reprises, et chaque fois pour six semaines, une quinzaine de stagiaires et davantage, pour qui il nous fallut improviser cours, leçons, exercices. Je fus appelé moi-même à siéger dans tous les jurys d'examens et de concours qui virent successivement le jour, et à donner des conférences théoriques dans le cadre de la Direction des bibliothèques, et enfin, lorsqu'elle put s'ouvrir, de l'École nationale supérieure de bibliothécaires. On entreprit parallèlement d'inculquer les notions du métier aux novices à qui des villes, parfois importantes, avaient confié leurs collections de livres. Nous reçûmes en stage particulier des collègues venus de tous les horizons, jusque d'Afrique, Madagascar, le Viêt-nam. On nous chargea encore de l'enseignement de mes jeunes confrères chartistes, élèves de quatrième année, qui, entre les options traditionnelles, Archives ou Bibliothèques, avaient choisi les Bibliothèques. Là encore, les crédits faisant défaut, il n'en coûta rien à l'État durant plusieurs années. Enfin, nous avons pu élargir ces divers essais au plan international, ce qui me valut de passer mes vacances, d'Helsinki et Sofia à Berne ou Toronto, en un certain nombre de congrès, où rapporteur d'abord sur la formation professionnelle dans son ensemble, je fus appelé ensuite à la présidence de la Section des Livres et documents rares et précieux de la Fédération internationale des associations de bibliothécaires pour mettre sur pied une doctrine du traitement de ces documents à tous les stades, acquisition, classement, conservation, communication et exposition 21, problèmes dont la technicité et la difficulté sont au second degré de tous les autres qui se posent à nous.
Fatal entraînement vers un labeur de plus en plus intense. Et je passe sur les visites répétées, de collègues ou de curieux, d'associations françaises et étrangères, qu'attirent non seulement notre Librairie mais son cadre du XVIIIe siècle, ministériel et royal. Faut-il citer encore, outre les expositions auxquelles nous avons participé par des prêts, à Paris, en province, et au-delà des frontières, à Londres, Turin, Munich ou Montréal, celles que nous avons pu monter chez nous, sur toutes sortes de sujets 22, à partir de notre propre fonds et d'apports externes de bibliothèques et de musées, ou d'artistes, collectionneurs, bibliophiles 23. Rappelons, en particulier, la commémoration du deuxième centenaire de la maison, en 196I, et les diverses manifestations que nous nous sommes fait un devoir d'organiser en l'honneur de nos donateurs 24.
On demandait, l'autre jour 25, à l'un des candidats « admissibles » au prix Goncourt quelle était sa qualité première, il répondit : aimer le travail, puis, à la même question sur son défaut le plus grave : n'aimer que le travail. Je sais que l'amour du travail est une des très grandes vertus de mon successeur, Mlle Garrigoux. J'espère que ce ne sera pas son défaut le plus grave.
Je la mets en garde. Il ne faut pas céder à la tentation devant les tâches qui ne sont jamais finies, trop de travail peut conduire à une sorte d'enlisement et nuire aux perspectives générales, aux conceptions d'ensemble. Il convient de se ménager de temps en temps des retraites salutaires.
Retraite, voici l'heure de la mienne, mais définitive. Mes propres réflexions sur la conduite qu'il eût fallu tenir en telle circonstance, les occasions manquées, les heures perdues, semble-t-il, à poursuivre des chimères et souvent la promesse de dons ou legs qui n'aboutirent point, les entreprises inachevées, et, dans ce métier, on en laisse, hélas! toujours plus à faire qu'on en a fait, n'emporteront qu'un regret négatif. Je m'efforcerai de ne point trop remâcher le passé et j'emploierai mon temps à une occupation que j'ai trop longtemps conseillée sans pouvoir m'y livrer comme je l'eusse désiré : lire, lire enfin un livre entier...