Naissance d'une collection : Le Cabinet des estampes de Mulhouse

Noë Richter

Chargée de certaines formes d'animation culturelle au sein de la cité, la bibliothèque municipale devrait être amenée à coopérer étroitement et fructueusement avec les associations culturelles locales. C'est dans une telle perspective que s'inscrit la création du Cabinet des estampes de Mulhouse. Produit d'une longue collaboration entre les artistes, une société d'amateurs et la bibliothèque publique, elle montre l'intérêt de la mise en commun des ressources des partenaires associés.

Le « désert français », si souvent dénoncé, n'a jamais été qu'un désert tout relatif, sur le plan culturel en tout cas. L'évolution du pays vers une vie régionale plus équilibrée, la transplantation ou la renaissance en province des centres de création s'inscrivent en fait dans la tradition du passé. Les bibliothèques, elles aussi, participent à cette transformation, et nous avons vu depuis quelques années le centre de gravité de la profession se déplacer de Paris vers la province : reviviscence des bibliothèques municipales, création des groupes régionaux de l'Association des bibliothécaires français, transfert de l'École nationale supérieure de bibliothécaires et, bientôt, du Bureau pour l'automatisation des bibliothèques.

Les structures nouvelles de l'action culturelle et les hommes qui les animent peuvent-ils rencontrer les sociétés locales et les académies régionales qui, jusqu'à leur venue, ont maintenu avec plus ou moins de bonheur une activité intellectuelle et artistique dans les villes? Domaines réservés d'une élite, ces associations n'ont pas toujours su discerner l'arrivée au savoir de nouvelles couches et elles sont restées attachées à un esprit et à des méthodes qui ne sont plus au diapason des relations sociales et de la recherche d'aujourd'hui. Méfiants à l'égard de ces groupes, les hommes de l'action culturelle s'en sont d'autant plus facilement écartés que la collectivité publique, qui tend à assumer des responsabilités de plus en plus larges, n'avait aucune peine à absorber des énergies que les groupements traditionnels ne savaient pas utiliser. Ces attitudes réciproques de rejet et de refus ont encore accentué le vieillissement de ces associations. Et pourtant, elles détiennent un capital de relations et un prestige social, un patrimoine culturel, qui sont loin d'être négligeables et qui pourraient être utilisés dans l'action culturelle au bénéfice de l'ensemble de la collectivité. La bibliothèque municipale elle-même s'est longtemps identifiée au milieu dont sont issues les associations traditionnelles. Elle a cependant réussi une conversion et elle a su, sans rien renier de son passé, démythifier le livre et le mettre à la portée du plus large public. Ne pourrait-elle aussi aider les sociétés locales à évoluer dans les même sens, à se rénover et à maintenir ce que les institutions officielles ne pourront jamais donner à la collectivité : la liberté de conception et d'action qui marque la vie des associations et qui est si difficilement compatible avec la rigueur administrative ?

La création du Cabinet des estampes de Mulhouse s'inscrit dans cette perspective. Produit d'une longue collaboration entre les artistes, une société d'amateurs fortement enracinée dans les élites sociales traditionnelles et la bibliothèque publique, elle montre l'intérêt de la mise en commun des ressources de partenaires associés en dépit de leurs divergences et des tensions qui pouvaient en résulter.

Il existe à Mulhouse une tradition des arts graphiques née au XVIIIe siècle de l'implantation des fabriques d'indiennes et de papiers peints. Au XIXe siècle, les recherches de Godefroy Engelmann sur la lithographie et la chromolithographie avaient développé le goût de la gravure dans la grande bourgeoisie industrielle qui avait créé, entre autres, une collection d'estampes. L'immeuble qui l'abritait fut bombardé en 1944 et ce qui put être sauvé des collections resta inaccessible pendant près d'un quart de siècle. Les amateurs eux-mêmes, exilés pendant la guerre, mobilisés à leur retour par les difficultés de la reconstruction, n'étaient plus disponibles comme avant 1939. Or c'est à ce moment que s'installa à Mulhouse un lithographe de talent. Passionné par son art, il réunit autour de lui de jeunes artistes qu'il initie à la pratique lithographique. Ils travaillent tous sur les vieilles presses des imprimeurs locaux, qu'ils finirent par racheter peu à peu, sauvant ainsi de la casse un matériel que le progrès de l'offset avait rendu caduc. On ne fera pas ici l'histoire de ce groupe. L'École mulhousienne de gravure appartient à l'histoire de l'art et elle relève, pour ce qui est de l'événement, de la chronique locale. Ce qui nous intéresse ce sont les aspects proprement bibliothéconomiques de cet événement et le rôle qu'y a joué la Bibliothèque municipale.

Très vite, le groupe des artistes graveurs et lithographes mulhousiens se trouva devant le problème qui est celui de tous les créateurs. Il lui fallait un milieu d'amateurs capables de l'aider en achetant des planches; il lui fallait aussi toucher un large public de façon à amener la collectivité à s'intéresser activement à la création graphique. Ayant pris la mesure du problème, le groupe et son chef de file s'employèrent à le résoudre par deux moyens : la création d'une société d'amateurs et la présentation régulière d'expositions. La Bibliothèque municipale fut associée à ces deux actions convergentes dont le résultat le plus remarquable a été la création du Cabinet des estampes de Mulhouse.

Le promoteur de l'entreprise s'ouvrit de son projet aux dirigeants de la vieille Société industrielle, véritable académie régionale qui avait en un siècle étendu son activité à,tous les domaines, au technique, au scientifique, au social, à l'artistique et au littéraire, qui avait créé deux bibliothèques et tous les musées de Mulhouse, et qui avait été jusqu'en 1939 un prestigieux foyer de recherche appliquée et de culture. Il plaida aussi sa cause auprès de la municipalité et, certain de l'appui de l'une et de l'autre, il publia en mars 1946 une sorte de manifeste annonçant la création d'une société d'amateurs d'estampes, la Société Godefroy Engelmann. Le projet ne manquait pas d'ampleur. Il ne s'agissait de rien d'autre. dans une ville sinistrée où tous les musées avaient disparu, que de reconstituer une vie artistique en prenant la gravure comme base de départ. Pourquoi la gravure ? Parce que la tradition locale existait, parce qu'on ne pouvait espérer la réouverture des musées avant de longues années, parce que les estampes étaient moins coûteuses, plus maniables, plus faciles à emprunter à d'autres collections que des tableaux. La Société Godefroy Engelmann se proposait de faire revivre la création graphique en encourageant les jeunes artistes à la pratique de la gravure et de la lithographie, en convertissant les ouvriers des imprimeries aux tirages d'art, en éditant des planches qui seraient distribuées à ses membres cotisants, en vulgarisant l'art de l'estampe par des expositions, des conférences et des publications, en favorisant le recensement et l'enrichissement des collections locales, publiques et privées.

La Bibliothèque municipale ne resta pas étrangère à la naissance de la Société Godefroy Engelmann. Son conservateur était membre du comité et plusieurs réunions se tinrent dans ses locaux. Lorsque, dès mars 1946, la Société manifesta son existence par une première exposition sur les origines de la lithographie, la bibliothèque organisa une exposition complémentaire de livres illustrés et de documents sur les techniques de la gravure. En 1948, elle abrita une exposition d'ex-libris alsaciens montée par la Société. Mais absorbée par la remise en ordre de collections malmenées par la guerre et l'occupation, la Bibliothèque municipale ne pouvait aider la Société à résoudre deux problèmes vitaux, tous deux d'ordre matériel : trouver une salle d'exposition qui ne lui coûtât rien et le matériel nécessaire à l'accrochage des expositions. Celles-ci étaient alors gracieusement accueillies par une galerie d'art. Mais l'exiguïté du local et les impératifs du commerce obligeaient la Société à les limiter et à les fragmenter. C'est ainsi que l'exposition de la lithographie française des origines à 1914 s'étendit sur quatre années de 1946 à 1949.

C'est en 195I seulement que les relations occasionnelles de la Bibliothèque municipale avec la Société et avec les artistes graveurs se firent plus régulières Le conservateur, nouveau venu à Mulhouse, fut mis devant les faits et on lui demanda de s'engager dans l'action en cours pour la promotion de l'art de l'estampe. Il le fit. Il mit d'une part ses locaux à la disposition de la Société et il accepta d'autre part d'organiser régulièrement en décembre une exposition des œuvres créées dans l'année par les graveurs mulhousiens. La Société désormais et, dans une moindre mesure, les artistes vécurent alors au rythme de la bibliothèque. Il arriva, à deux ou trois reprises, que la salle d'exposition fut rendue indisponible pour une longue durée. L'incident entraîna toujours un ralentissement ou un arrêt dans les manifestations de la Société ou du groupe. L'année 195I marqua le début d'úne période féconde. Jusqu'en 1973, la bibliothèque municipale a organisé 19 expositions où furent présentées 738 estampes créées à Mulhouse par 33 artistes différents. Ouvert libéralement à tous les graveurs locaux et à leurs invités, ce salon de la gravure mulhousienne a fourni à des artistes éprouvés et aux jeunes talents formés par eux l'occasion de se faire connaître et les a encouragés à persévérer dans la création. La Société Godefroy Engelmann, assurée désormais d'un soutien logistique, a réalisé de son côté un programme d'expositions thématiques et d'expositions particulières qui a largement ouvert la vie culturelle locale aux apports extérieurs. La ville n'a pas été la seule bénéficiaire de cette action. Les artistes invités n'ont en effet jamais caché l'émotion qu'ils éprouvaient à se redécouvrir dans une rétrospective qui prenait leur œuvre à l'origine et qu'ils n'avaient jamais eu l'occasion de faire. Avec les années, le rythme des expositions s'accéléra. Il y en eut 9 de 1946 à 1950, 12 de 195I à 1960, 3I de 196I à 1970 et II de 197I à 1973. Ceci encore appartient à la chronique locale et sera raconté ailleurs. Ce qui importe ici, c'est d'analyser la qualité de la coopération qui s'établit entre la Bibliothèque municipale, les artistes et la Société Godefroy Engelmann, de voir comment elle a évolué et quelles en ont été les conséquences.

La contribution que la Bibliothèque municipale apporta aussitôt était de nature à résoudre les deux difficultés sur lesquelles la Société Godefroy Engelmann et les artistes achoppaient : le local d'exposition, les cadres et les caches. Les dimensions restreintes de la salle, un carré de cinquante mètres, convenaient parfaitement à la mise en valeur d'expositions de groupes ou de rétrospectives particulières qui réunissent rarement plus de 60 à 80 planches. Le découpage de l'espace par des panneaux mobiles et l'utilisation des dégagements permirent, lorsqu'il en fut besoin, d'augmenter la capacité de la salle jusqu'à 100 planches. Frustes encore, et rudimentaires au départ, l'équipement matériel et l'aménagement de l'espace furent perfectionnés au cours des années, l'ingéniosité des exposants et les ressources des services municipaux s'alliant aux crédits que la bibliothèque pouvait dégager à cet effet. La part que celle-ci prit au montage des expositions alla croissant. Passive à l'origine et laissant les exposants procéder eux-mêmes à l'agencement et à l'accrochage, elle en vint peu à peu à spécialiser un agent, bricoleur-né, mi-relieur, mi-surveillant, dans ce travail. Ce « service des expositions » se mit tout naturellement à la disposition des exposants, dont il devait devenir un précieux auxiliaire.

Mais une manifestation ne vaut que par l'attention que le public lui accorde, et il est rare qu'il l'accorde spontanément. Il faut l'éveiller, la maintenir et la prolonger en laissant des témoins qui survivront à l'événement. C'est sur ce plan des relations publiques et de la publicité, où les bibliothèques et les bibliothécaires sont souvent les plus démunis, que la coopération entre la Société Godefroy Engelmann, les artistes et la bibliothèque se révéla particulièrement intéressante. Elle porta essentiellement sur les affiches et sur les catalogues. C'était alors une affaire difficile. Les administrations n'étaient pas encore équipées des appareils de reproduction et d'impression perfectionnés que nous connaissons aujourd'hui. La Société Godefroy Engelmann avait peu de ressources, et la faiblesse des budgets municipaux n'autorisait par le recours à l'entreprise privée. La bibliothèque elle-même ne tenait qu'une place restreinte dans la vie municipale et apposer une affiche pour signaler une manifestation épisodique apparaissait à la fois comme un luxe et presque comme une incongruité. On franchit cependant le pas, et en mai 195I une affiche de petit format signalait une exposition sur la typographie, la première organisée conjointement par la Société Godefroy Engelmann et la Bibliothèque municipale. D'autres affiches suivirent, réalisées d'abord dans une imprimerie de presse, puis à l'atelier de sérigraphie de l'École municipale des beaux-arts créé après 1963 par un des peintres-lithographes du groupe. L'utilisation de ces affiches dépassa rapidement le traditionnel porte-à-porte chez les commerçants. Le service d'affichage de la ville accepta de mettre trente affiches dans le circuit municipal et l'on obtint du service d'architecture que douze mâts dressés aux carrefours les plus passants signalassent à tout venant ce qui se passait à la bibliothèque. Et ce n'était pas l'une des moindres fiertés des organisateurs que de montrer aux artistes invités qu'ils allaient chercher à la descente des trains, deux mâts surmontés d'un drapeau tricolore flottant au vent, portant deux panneaux illustrés et offrant leurs noms en gros caractères à tous les voyageurs, au départ et à l'arrivée.

Pour les catalogues, les choses allèrent moins vite. On en resta pendant de longues années à une liste multigraphiée des œuvres exposées. Des manifestations consacrées à des artistes aussi importants que Steinlen, Doré, Maximilien Luce, durent se satisfaire de cette médiocre formule. Cela dura jusqu'en 1962. Cette année-là, pour la première fois, la Société organisait une exposition consacrée à un artiste encore vivant, un des doyens de la gravure française, Maurice Achener, qui de surcroît était mulhousien. Le caractère quasi-officiel de la manifestation, qui apparaissait comme un hommage de la ville à l'un de ses enfants, aurait rendu la feuille multigraphiée indécente. On publia une plaquette imprimée aux moindres frais sur la machine offset de la ville à partir d'un cliché dactylographié à la Bibliothèque municipale. Elle contenait un texte de présentation suivi du catalogue des œuvres exposées. La formule fut maintenue, la publication s'enrichissant parfois d'une bibliographie et, plus rarement, de hors-textes. Imprimées sur demi-format commercial, les brochures étaient assemblées par les soins de l'atelier de reliure de la bibliothèque sous des couvertures commandées à une entreprise de presse. Typographique pour la catalogue Achener, qui contenait une planche hors-texte, cette couverture fut régulièrement illustrée pour les expositions qui suivirent. Deux expositions beaucoup plus tardives ont justifié, en raison de leur importance, l'impression typographique de catalogues abondamment illustrés. Ce furent, en 1972, l'exposition d'une prestigieuse collection de lithographies réunie par un amateur strasbourgeois, Robert Stehelin, et en 1973, celle du groupe des Peintres-graveurs indépendants réunis autour de Jean-Émile Laboureur et de Dunoyer de Segonzac. Ces deux catalogues ont cependant conservé le format et l'aspect extérieur de la série éditée depuis 1962.

C'est avec l'exposition Achener que se fixa, sans qu'il y ait eu d'accord formel sur ce point, une formule de répartition des responsabilités et des dépenses. La Société Godefroy Engelmann invitait les artistes - auxquels elle commandait le plus souvent l'une des estampes distribuées à ses membres au cours de l'exercice suivant - elle se chargeait de la confection des cartes d'invitation et des affiches. La Bibliothèque municipale assurait toute la publicité (communiqués aux journaux, invitations, affichage) et la réalisation du catalogue.

Engagée comme elle l'était, la Bibliothèque municipale ne pouvait pas ne pas reprendre à son compte l'idée lancée en 1945 de reconstituer les collections d'estampes. Elle ne pouvait pas refuser le rôle que chacun attendait qu'elle jouât. On lui demandait bien plus qu'une assistance matérielle, on voulait qu'elle exerçât la fonction de mécénat normalement dévolue à la collectivité publique. Son conservateur était bien convaincu du bien-fondé des arguments que l'on faisait valoir. Il s'engagea cependant dans cette voie avec réticence. Il consacrait alors en effet le plus gros de ses moyens à la constitution d'un fonds de travail et de lecture qui fût à la mesure des besoins qui se manifestaient déjà au niveau de l'agglomération. Il était hors de question de demander à la municipalité un supplément de budget pour des achats qui ne pouvaient alors que paraître inutiles et somptuaires, la Bibliothèque municipale de Mulhouse n'ayant pas une vocation particulière à réunir des collections d'art. Aussi le problème fut-il traité avec prudence. Les expositions se succédant régulièrement, il fut admis que la Bibliothèque municipale achèterait aux artistes exposants et qu'elle ferait incidemment chez les marchands l'acquisition des pièces qui lui seraient signalées comme particulièrement intéressantes. Ces opérations n'apparaissaient pas au budget. La dépense était imputée sur les crédits d'achat de livres et le fait était simplement mentionné dans les rapports annuels. La pratique fut maintenue jusqu'en 1967, année où la comptabilité interne du service fait apparaître une dépense de 990 francs pour les achats d'estampes, c'est-à-dire moins de 1 % du crédit d'achat total. Il convient de dire aussi que les prix n'avaient pas atteint les niveaux que nous connaissons aujourd'hui, et il était facile dans les années cinquante de trouver de bonnes lithographies pour quelques dizaines ou quelques centaines d'anciens francs. La bibliothèque acquit ainsi un nombre très important de Charlet, de Raffet, de Gavarni et de Daumier. A cette action encore limitée, la générosité des artistes et de la Société Godefroy Engelmann répondit aussitôt, et de nombreux dons vinrent grossir les entrées. En 1953, la Société décida de donner à la bibliothèque les planches qu'elle avait éditées et qu'elle éditerait, et lorsqu'elle commença à acheter aux artistes qu'elle invitait, elle laissa ces œuvres en dépôt. Le maître-lithographe qui était à l'origine du renouveau de la gravure à Mulhouse et qui devint président de la Société, déposa également à la Bibliothèque municipale une partie de sa collection personnelle.

Dans le même temps, la Bibliothèque municipale constituait de toutes pièces une importante bibliothèque de références. Elle acheta aux libraires et aux marchands d'estampes parisiens tous les grands catalogues de gravures (Bartsch, Robert-Dumesnil et Duplessis, Baudicour, Le Blanc, Béraldi, Delteil), les inventaires de la Bibliothèque nationale, des traités techniques et des histoires de la gravure et de très nombreux catalogues et monographies consacrés à l'oeuvre gravé ou lithographié des artistes.

Les acquisitions d'estampes posaient des problèmes nouveaux à une bibliothèque où il n'y avait ni service, ni local pour les accueillir. La Bibliothèque municipale possédait quelques estampes. Elles constituaient un fonds mort d'iconographie régionale pratiquement inutilisé, où coexistaient pêle-mêle gravures originales, gravures de reproduction, photographies et coupures de journaux. On exhuma ce fonds et on l'épura sans respect pour les inventaires anciens. Les pièces conservées furent montées sous caches de bristol de quatre formats : double raisin, raisin, demi-raisin, quart de raisin. On fit faire des cadres aux trois derniers formats de façon à permettre un encadrage rapide au moment des expositions. Les estampes acquises depuis 195I furent traitées de la même façon. L'atelier de reliure confectionna des boîtes de carton et des portefeuilles aux différents formats, le service d'architecture commanda dès meubles sur mesure et le tout, sommairement inventorié et catalogué, fut entreposé dans une mansarde et baptisé Cabinet des estampes. Celui-ci était organisé en deux grandes sections : fonds documentaire régional avec trois séries (topographie, personnages, histoire), et fonds artistique où les pièces étaient classées dans une série alphabétique unique. Le catalogue sur fiches placé dans le local même limitait les inconvénients obligés de la fragmentation de chacune des séries en trois ou quatre formats.

La mise en place de la collection fut une opération simple, peu coûteuse et rapidement menée. La structure ainsi créée permit d'accueillir et de classer toutes les pièces qui se présentèrent à la portée de la bibliothèque pendant quinze années. Cette période avait vu les données économiques se modifier, la société de loisirs et de consommation avait fait son chemin, l'action culturelle des communes s'était affirmée, et la Bibliothèque municipale disposait maintenant de crédits plus abondants. Forte de l'approbation des créateurs et des amateurs, elle s'était enhardie à acheter des pièces rares et coûteuses et avait été conduite tout naturellement à faire entrer dans ses collections des ouvrages illustrés de gravures originales et des livres de bibliophilie. C'était la rupture consommée avec le passé d'une bibliothèque que l'environnement intellectuel et social qui avait été le sien tout au long du XIXe siècle avait condamnée au service public conçu sous sa forme la plus immédiate, la plus populaire et la plus utilitaire; c'était l'ouverture des collections au livre-objet et à l'œuvre d'art et l'introduction à la Bibliothèque municipale de la fonction de conservation au niveau le plus élevé. Mais l'évolution fut si lente et si discrète qu'elle ne suscita aucune réaction perceptible hors du cercle des initiés.

En 1967, le capital amassé parut raisonnable et de qualité suffisante. On décida de donner la consécration publique au Cabinet des estampes. Le 18 mai, fut ouverte la première des expositions intitulées Acquisitions récentes du Cabinet des estampes. Un catalogue de 16 pages illustré d'un bois de Félix Vallotton présentait la collection et les techniques de l'estampe et donnait la liste des pièces exposées, une sélection de 52 estampes et de trois livres récemment acquis. Cette exposition fut la première d'une série de trois présentées sous le même titre, l'une en 1969 et l'autre en 1972. La partie était dès lors gagnée. Le cabinet des estampes, rangé au nombre des institutions municipales, fut doté dès 1968 d'un crédit de 20 000 francs (10 % du crédit d'achat de livres), inscrit dans la section des investissements.

Gagnée, la partie n'était cependant pas terminée. Un autre épisode se déroulait ailleurs. La Société industrielle, qui avait utilisé son capital à l'achèvement de la reconstruction de ses bâtiments, dut se rendre à l'évidence : elle n'avait plus les moyens de continuer à entretenir ses musées. Elle avait conclu avec la Ville en 1957 un accord aux termes duquel, tout en restant nue-propriétaire des collections, elle remettait, ses peintures et ses estampes en dépôt non révocable à la ville de Mulhouse, à charge pour celle-ci de reconstituer un musée des beaux-arts. Empêchés par les difficultés de la restauration de leurs bâtiments, les musées municipaux avaient tardé à prendre possession des collections. Au cours de recherches sur l'introduction de la lithographie à Mulhouse et en France faites à la Société industrielle, qui conserve des albums des premières impressions d'Engelmann, le président de la Société Godefroy Engelmann tomba en arrêt sur la collection des estampes destinées au Mùsée. Atterré par l'état de conservation dans lesquelles les pièces se trouvaient, il fit pression sur la Société industrielle et sur la municipalité pour que les planches soient remises à la Bibliothèque municipale. Cela ne se fit pas sans peine. Certains dirigeants de la Société industrielle, attachés à un passé qu'ils se résignaient mal à voir méconnu ou rejeté par ceux qui assumaient maintenant la responsabilité de la vie intellectuelle et artistique de la cité, ne voyaient pas de gaité de cœur son patrimoine transféré à une institution municipale dont l'esprit était radicalement opposé au leur et sur laquelle ils savaient qu'ils ne pourraient pas, au contraire des musées à l'administration desquels ils étaient associés, exercer de contrôle. Les éléments les plus réalistes et les plus avancés de la Société l'emportèrent cependant. Au cours de l'été de 1968, le conservateur de la Bibliothèque municipale reçut avec stupéfaction de grandes feuilles de carton poussiéreuses sur lesquelles les gravures avaient été collées sur toute leur surface. C'était là le mode de présentation adopté par les conservateurs du siècle passé et perpétué jusqu'en 1939. Il fallut confectionner de grands bacs pour décoller et nettoyer les pièces. Ce fut fait sans dégâts excessifs, et les planches sauvées furent remontées une à une, soigneusement identifiées, inventoriées et cataloguées. Elles formèrent une troisième section du Cabinet des estampes dont l'organisation respectait l'ordre des catalogues de la Société industrielle : deux séries, estampes anciennes et estampes modernes, avec une division par écoles pour les estampes anciennes. C'était un enrichissement considérable : 990 pièces où l'on trouvait des œuvres de Mantegna, des Carrache, de Schongauer, de Dürer, de Rubens et 150 Callot, des maîtres de l'École hollandaise et de nombreux artistes français de toutes les époques. Dès l'automne, le conservateur présentait la collection restaurée à la municipalité et au Comité de la Société industrielle en présence de la presse, et en mars 1969 les plus belles pièces étaient montrées au public avec un catalogue préfacé par le président de la Société industrielle.

Avec ce dépôt, la période pionnière était définitivement close. Le Cabinet des estampes était une collection majeure, équilibrée, représentative de l'art de la gravure. Il continue à s'enrichir et à recevoir des dons de qualité. A la fin de 1973, il comptait 3 739 planches et 79 albums dans la collection municipale et trois dépôts totalisant 2 076 planches et 2 albums. Il est un élément permanent de l'animation culturelle de l'agglomération mulhousienne où il remplit une triple fonction : il encourage les artistes régionaux à la création graphique, il accueille à Mulhouse les artistes étrangers à la Cité, il participe à l'enrichissement du patrimoine public.

L'histoire qui vient d'être racontée est sans nul doute une histoire exemplaire. Le Cabinet des estampes de Mulhouse est né d'une idée, celle d'un lithographe passionné par son art, qui l'a transmise à un groupe d'artistes et à une société d'amateurs. Ceux-ci l'ont mise en œuvre avec l'aide d'un service public, la Bibliothèque municipale, dont l'action positive s'est imposée aux élus et à une ancienne et puissante association qui lui ont à leur tour apporté leur soutien. La création du Cabinet des estampes a été, au sens plein du terme, une création collective. Elle a été d'abord la reprise par une institution publique d'une fonction assurée auparavant par une association privée fortement marquée par l'élitisme social du XIXe siècle. Après une longue période de maturation, cette reprise a entraîné le transfert du patrimoine de cette association. Et si, malgré les frustrations ressenties, cette reprise et ce transfert n'ont pas véritablement provoqué de censure ou de rejet, c'est qu'ils s'inscrivaient dans une tradition locale solidement implantée et que la création du Cabinet des estampes n'a pu apparaître à aucun moment comme une entreprise chimérique. Cette création a orienté la Bibliothèque municipale vers la collecte et la conservation d'objets d'art, l'amenant ainsi à dépasser un rôle purement utilitaire. Cet élargissement de son champ d'activité au domaine artistique ne l'a cependant pas conduite à un esthétisme stérile. Il lui a permis au contraire de développer ses activités d'animation et de s'insérer davantage dans une action culturelle globale conçue au niveau de la collectivité publique 1.

  1. (retour)↑  Pour une documentation plus précise et plus complète sur l'histoire de la gravure à Mulhouse, on pourra consulter la collection des catalogues d'exposition publiés par la Bibliothèque municipale et la Société Godefroy Engelmann. On lira en particulier l'introduction du catalogue des « Acquisitions récentes du Cabinet des estampes " (18 mai-Ier juillet 1967) et celle de l'exposition du Cabinet des estampes de la Société industrielle (8-22 mars 1969). Pour la connaissance des artistes, on utilisera un répertoire publié par la Société Godefroy Engelmann : « Soixante ans de gravure alsacienne, 1900-1960, av.-pr. de Jean Vallery-Radot. Introd. de Paul Ahnne. Notices par Léon Lang et Noë Richter. -Mulhouse : Gangloff, 196I ». Pour celle des événements, on lira un court article de N. Richter paru dans le « Bulletin de la Société industrielle de Mulhouse » (n° 756. 3e trim. 1974) en introduction au catalogue de. la première Biennale européenne de la gravure organisée en juin 1974 par l'ensemble des associations d'action culturelle de la ville.
    Pour plus de précisions sur les expositions organisées sur les graveurs et la gravure à Mulhouse on pourra notamment se reporter à la chronique du « Bulletin des bibliothèques de France» : 7e année, 1962, p. 112; 8e année, 1963, p. 103; 9e année, 1964, p. 160, 10e, année, 1965, p. 63; IIe année, 1966, p. 86; 12e année, 1967, p. 78-79 et 325; 13e année, 1968, p. 232; 14e année, 1969, p. 356; 15e année, 1970, p. 158; 17e année, 1972, p. 148; 18e année, 1973, p. 126-127; 19e année, 1974, p. 96.