L'Édition universitaire de type non commercial
L'accroissement du nombre des universitaires, des chercheurs et des étudiants, l'autonomie accordée aux Universités et la création de nouveaux centres ont entraîné la nécessité de publications que l'édition traditionnelle ne pouvait satisfaire. Les moyens techniques de l'offset ont favorisé l'essor de périodiques et de documents de travail émanant de groupes de chercheurs aux mêmes intérêts et préoccupations. Mais leur maintien est difficile et ne semble pouvoir être assuré que dans le cadre de structures plus organisées de maisons d'édition ou de presses universitaires.
Pour faire connaître leurs travaux, individuels ou collectifs, les universitaires ont traditionnellement recours à deux types de publications quant à la forme de leur diffusion. Tout d'abord certaines grandes maisons d'édition accueillent des périodiques ou des collections d'ouvrages (parmi lesquels prédominent les thèses) dont elles assurent la gestion en remplissant leurs fonctions qui vont de l'impression à la vente. Nous ne voulons pas envisager dans le cadre de cet article comment se fait cette collaboration entre auteurs universitaires et éditeurs, en particulier sur le plan financier, ni soulever les problèmes qui peuvent se poser. Constatons seulement que bon nombre de publications sont assurées chez de grands éditeurs parmi lesquels prédominent les Presses Universitaires de France, Klincksieck, Mouton, les Belles Lettres. Des périodiques très connus sont ainsi domiciliés auprès de grandes firmes tout en étant l'émanation sur le plan scientifique et intellectuel d'universités, de laboratoires, d'instituts ou de centres de recherches. Citons pêle-mêle les Annales littéraires de l'Université de Besançon (les Belles Lettres), la Revue d'histoire et de philosophie religieuses (P.U.F.), les Annales de la Faculté de Droit et des Sciences économiques de l'Université de Clermont-Ferrand chez Dalloz, les Cahiers de lexicologie (Didier). Les Annales du Midi, gérées par la Librairie Privat, sont publiées conjointement par les Universités de Toulouse et de Bordeaux, la Fédération historique du Sud-Ouest et la Fédération des sociétés académiques et savantes Languedoc-Pyrénées-Gascogne. On peut affirmer que la diffusion tant nationale qu'internationale des publications produites dans ces conditions a tous les atouts pour se faire dans des conditions satisfaisantes et que les institutions universitaires sont déchargées de tâches purement matérielles, voire mercantiles, telles que la gestion des abonnements.
Cependant certains périodiques, de renom assuré et d'une ancienneté souvent notoire, gage de valeur scientifique et d'intérêt, restent diffusés et commercialisés par l'organisme dont ils émanent. Il faut dire que c'est précisément ce renom qui assure le maintien et le renouvellement de la clientèle. C'est là un élément très positif qui facilite les tâches administratives de gestion. Le dénominateur commun de tels périodiques est de concerner des disciplines suffisamment larges, souvent historiques d'ailleurs (ce qui entraîne une collaboration avec les sociétés savantes régionales et améliore la diffusion). Les Annales de l'Est sont l'organe de l'Université de Nancy et de la Fédération historique lorraine. Les Cahiers d'histoire sont communs à cinq Universités du Sud-Est. La Revue d'Auvergne émane de la Société des amis de l'Université de Clermont-Ferrand et traite de sujets géographiques, historiques, sociologiques et même scientifiques (géologie en particulier). Les Annales de Bretagne y adjoignent la préhistoire et le celtique. Certains titres, s'ils sont plus spécialisés, bénéficient du renom que nous venons d'évoquer et qui leur assure la classe internationale auprès des spécialistes de la discipline considérée. La Revue des langues romanes est éditée depuis 1870 par la Faculté des Lettres et maintenant l'Université Paul Valéry de Montpellier. Il n'est pas étonnant quand on connaît le renom de l'École géographique de Grenoble (illustrée par Raoul Blanchard puis Paul Veyret) que la Revue de géographie alpine soit antérieure à 1914. La Revue des sciences religieuses de Strasbourg est publiée depuis 192I par la Faculté de théologie catholique. Disons qu'il s'agit là de revues bien établies et, si elles ne sont pas exemptes de difficultés, leur continuité montre qu'elles ont su résister aux avatars des publications savantes et aux effets défavorables de la conjoncture 1.
Mais les dernières décennies et particulièrement les années les plus récentes ont vu se développer les publications, essentiellement périodiques, émanations de groupes plus limités, répondant à des préoccupations scientifiques plus spécialisées. Tous ceux qui sont engagés dans la recherche, les bibliothécaires et documentalistes ont pu constater l'apparition d'un nouveau type de publications. Il s'agit bien là d'un phénomène nouveau : l'objet de cet article n'est que d'essayer d'en discerner les lignes de force et d'exposer une situation de fait à une époque donnée.
I. La necessité de publier
« La fonction crée l'organe » pour reprendre la formulation de la théorie de Lamarck... Si en France les universitaires n'adoptent pas la doctrine américaine de « publier ou périr », il faut constater que le nombre des enseignants de tout ordre a fortement augmenté. L'accroissement de la population étudiante a entrainé celui des professeurs, même si l'encadrement n'est pas toujours celui qu'il devrait être. Et de plus de nombreuses universités nouvelles ont été créées. Pour prendre l'exemple de l'Ouest il n'existait avant la guerre d'universités qu'à Rennes, Caen et Poitiers. Aujourd'hui s'y ajoutent Nantes, Brest, Angers, Le Mans et non loin Limoges, Tours, Rouen. Les candidats au doctorat, les chercheurs de tout ordre (C.N.R.S. ou organismes divers) sont de plus en plus nombreux. Il leur faut publier pour faire connaître leurs travaux et leurs résultats : cette motivation est évidente... Ajoutons qu'il est de bon ton pour les candidats au doctorat de publier quelques articles préalables qui traitent de points particuliers et donnent une approche partielle de ce qui sera leur « grand oeuvre ». Sur le plan de la carrière même des universitaires, il est patent que les inscriptions sur les listes d'aptitude à un grade supérieur, les nominations et l'avancement des assistants sont conditionnés en grande partie par les listes de travaux soumis en particulier aux divers conseils scientifiques et comités consultatifs des universités. Il en va de même pour les chercheurs du C.N.R.S. pour le renouvellement de leurs contrats.
Or le nombre des revues savantes dans une discipline donnée et dans le domaine français est limité. On nous excusera de reprendre l'expression populaire « les places sont chères... » pour expliciter les listes d'attente, sans doute aussi des fins de non-recevoir, et la notoriété, sinon la consécration, qu'apporte à leur auteur le fait d'être publié et de pouvoir ensuite répartir ses tirés à part... Si nous prenons le domaine pourtant vaste de la littérature française, nous trouvons les revues suivantes :
- La Revue d'histoire littéraire de la France. C'est une publication de très haut niveau et d'audience internationale qui doit de plus faire place à des spécialistes étrangers. Elle tend par ailleurs à s'orienter de plus en plus sur des numéros spéciaux ou tout au moins avec un « fronton ».
- L'Information littéraire. Elle a comme tradition de donner les positions des thèses les plus marquantes rédigées par conséquent par les auteurs eux-mêmes et toute une partie est proprement pédagogique.
- La Revue des sciences humaines (éditée par l'Université de Lille III) accorde nécessairement une grande place aux enseignants locaux.
La liste est donc vite établie et on ne peut lui adjoindre que des revues spécialisées dans une période (Travaux d'Humanisme et Renaissance, XVIIIe siècle, Romantisme...) ou sur un écrivain (l'Année balzacienne, Stendhal-Club, le bulletin de la Société Chateaubriand...). Évoquons pour mémoire la multitude des bulletins et travaux édités par les sociétés savantes et les diverses académies de province. Elles restent bien vivantes malgré leurs finances toujours insuffisantes et témoignent d'une belle abnégation de la part de leurs animateurs. Mais leur domaine est généralement de tendance historique. Et aussi, pour tout dire, la communication se fait souvent mal entre les universitaires et leurs responsables (même si assez fréquemment ces derniers sont des universitaires!) Dans le cadre du présent article il n'est pas question d'analyser cette incompréhension ou ces malentendus, mais de constater que des mémoires de maîtrise ou des amorces de thèses pourraient trouver plus fréquemment place dans ces publications de sociétés savantes où un sang neuf - la relève nécessaire - a toutes les chances d'être bien accueilli.
La Loi d'orientation de l'enseignement supérieur, en accordant l'autonomie aux universités, a accentué ce phénomène de publication. N'ont-elles pas à donner une certaine image de marque ? Des centres de recherches, des instituts, des U.E.R. se consacrent à des études très spécialisées souvent en rapport avec les préoccupations locales et régionales. Ce phénomène est particulièrement sensible auprès des universités nouvelles, donc sans passé... A l'évidence Brest se préoccupe des problèmes de la mer et de ceux des industries agro-alimentaires, mais on peut dire qu'à l'intérieur de vieilles ou nouvelles universités des centres d'études se sont créés en fonction des préoccupations communes, souvent interdisciplinaires, de quelques enseignants et chercheurs : un Centre de recherche et de documentation sur Hegel et Marx existe à Poitiers, un Centre d'études du XVIIIe siècle à Lyon et Rennes, un Centre d'études urbaines à Toulouse - Le Mirail.;
Cette double préoccupation - individuelle et collective - est excellement exprimée par M. René Lacotte, directeur de l'U.E.R. des Lettres et sciences humaines de Limoges, dans les propos liminaires, répétés à chaque numéro, des Travaux et mémoires de son établissement : « Pourquoi cette nouvelle publication ? Elle nous semble répondre à un double besoin :
I° Permettre à nos collègues - les jeunes en particulier, ceux qui ont besoin (et envie) de se faire connaître - de publier les résultats de leurs recherches, ce à quoi les revues existantes ne suffisent pas toujours : Travaux et mémoires jouera donc vis-à-vis de celles-ci le rôle de trop-plein;
2° Faire connaître à l'extérieur notre jeune établissement; montrer que, malgré les nombreuses difficultés qu'ont rencontrées sans aucun doute les autres facultés nouvellement créées... on fait cependant de la recherche en Lettres à Limoges».
II. Les moyens techniques
L'offset, avec ses appareillages miniaturisés, de maniement simple (pas de techniciens longuement formés et aux salaires ajustés en conséquence comme dans l'imprimerie traditionnelle) et d'un investissement modéré a opéré une véritable révolution dans les domaines de la communication. Les entreprises, les administrations développent ainsi leurs informations intérieures. Au niveau des universités, des laboratoires, des instituts et - il convient de le rappeler - des bibliothèques universitaires des ateliers intégrés ont été ouverts, dont les moyens permettent de tirer sans grands frais des publications à quelques centaines, au mieux quelques milliers d'exemplaires, ce qui est satisfaisant quand on s'adresse à un public limité 2. Il n'y a donc pas ce seuil de rentabilité que l'on rencontre dans l'imprimerie traditionnelle, soumise ainsi à rude concurrence, car non seulement des périodiques mais des ouvrages de plus en plus nombreux sont produits de cette façon. Rappelons qu'une grande partie des thèses d'État en lettres est maintenant réalisée par l'atelier offset de l'Université de Lille III et que la plupart des thèses scientifiques et médicales sont produites par les U.E.R. ou les laboratoires eux-mêmes. Les maux dont souffre l'industrie de l'imprimerie ne viennent pas uniquement de ce fait, mais la disparition d'une grande partie de la clientèle universitaire n'a pu que les aggraver. Certes les puristes diront que l'offset n'a pas le velouté de la typographie, que les lignes ne sont pas justifiées - certaines machines à écrire, d'un modèle spécial, y parviennent cependant - et que la présentation sur du papier du format commercial des lettres n'est guère heureuse. Mais les résultats sont là et les publications réalisés par ces ateliers intégrés correspondent bien à leurs moyens et aux fins que se propose l'institution ou l'organisme.
III. Panorama
Nous avons insisté sur l'aspect « recherches spécialisées » qui est le propre de ces publications. Rares sont celles qui accueillent des articles de tous thèmes et de toutes disciplines. Ce sont alors essentiellement les organes des nouvelles universités dont les membres, encore peu nombreux, ont des préoccupations et des centres d'intérêt très divers et, dans ce cas, les fascicules sont le plus souvent consacrés successivement à une discipline donnée : langues anciennes, géographie, littérature... Il est normal que la décentralisation réalisée par les nouvelles structures assure la publication au niveau d'une U.E.R. ou d'un institut, qui recouvre donc une discipline. On peut citer ainsi les Cahiers géographiques de Rouen, le Bulletin de l'Institut de phonétique de Grenoble ou Interférences, l'organe des comparatistes de l'Université de Haute-Bretagne.
L'essentiel est bien constitué par ces publications spécialisées sur un thème ou une période, par exemple les Cahiers élisabéthains de Montpellier ou le Bulletin analytique d'histoire romaine de Strasbourg. Le Centre d'études du XVIIIe siècle de l'Université de Lyon II a entamé une série sur la presse au XVIIIe siècle et les Mémoires de Trévoux. L'Université de Lille III publie le Cahier de recherches de l'Institut de papyrologie et d'égyptologie. Il était normal que les chercheurs universitaires s'intéressent à un écrivain donné. Dans un précédent article 3 nous avions signalé l'intérêt nouveau de la recherche universitaire qui assurait la relève dans les « Sociétés d'amis » d'un écrivain et maintenait vivaces les bulletins. Des organes nouveaux sont apparus : le Centre de la civilisation française et européenne du xxe siècle (de Nice) publie des Cahiers Paul Éluard et la Bibliothèque de l'Université de Nice a lancé un Bulletin Henri Bosco, prenant ses racines sur le fonds de documentation qu'elle a constitué grâce à la générosité de l'écrivain.
Ces bulletins spécialisés donnent aussi l'occasion de reproduire les actes des colloques, séminaires, symposiums (et autres dénominations pour désigner ces rencontres dont notre époque est si friande). L'Université de Metz a publié ainsi les actes du colloque « Metz en 1870 et les problèmes des territoires annexés 1871-1873 » et l'Université de Paris-Nord ceux du colloque « Négritude africaine-Négritude caraïbe ». Plus modestement Interférences donne l'essentiel d'une rencontre tenue à Rennes sur les « cultures parallèles » (sous-littératures, civilisation de l'image).
On peut relever également des entreprises originales : les publications de textes épuisés ou introuvables sous forme de réimpressions, mais qui vont au-delà du « reprint » classique : ce sont de véritables instruments de travail. Pour cumuler les avantages de la fidélité typographique et ceux des éditions critiques, le texte est précédé d'une introduction, accompagné de notes et situé historiquement. On présente les problèmes qu'il soulève et on indique sa portée. Les Universités de Tours et de Saint-Étienne, à notre connaissance, se sont engagées dans cette voie. Relevons l'édition de Port-Royal (1670) des Pensées de Pascal ou les Conversations sur la critique de la Princesse de Clèves de Jean-Antoine de Charnes. Nous pouvons citer un exemple étranger de cet ordre : l'Université d'Exeter publie une collection Exeter French texts dans le même esprit et sous la même forme avec des éditions de Rotrou, de Moréas ou de Banville. Retenons aussi l'Index des mots des textes littéraires français du Centre d'étude du vocabulaire français de Besançon. Il s'agit de la reproduction des index mécanographiques établis pour de nombreux textes (l'Abbé Prévost, Agrippa d'Aubigné...).
IV. Problèmes et perspectives
Toutes ces publications sont un gage de vitalité de la recherche universitaire française. Elles témoignent de beaucoup de foi et de courage de la part de leurs instigateurs qui font appel au « lecteur bénévole » pour assurer les bases financières de l'entreprise, appels que l'on rencontre également dans les bulletins de sociétés savantes ou de sociétés d'amis d'un écrivain. Citons l'appel liminaire, en forme lyrique, de l'un d'eux : « Voilà. Vous savez à présent, hypothétiques lecteurs, ce qui nous préoccupe et dans quelle direction nous allons diriger nos pas. Reste à savoir si vous voudrez nous accompagner - au loin, dans la nuit, sans repères 4 ». D'autres font montre d'un bel optimisme : « Quant au financement des numéros suivants, nous espérons que les abonnements et souscriptions pourront assurer une large part des frais d'impression », avons-nous pu relever.
La partie financière reste évidemment leur point faible. On espère rentrer au moins dans une partie des frais... Pour cette raison les échanges sont assez peu désirés et pratiqués. Les paiements mêmes des clients potentiels (libraires en particulier) sont rendus malaisés par les procédures administratives de versement aux agents comptables des universités. D'autres points faibles sont la gestion commerciale et la prospection. Bien souvent on se contente, pour lancer un périodique ou une collection, de l'envoi d'une lettre circulaire ou d'un prospectus aux universités, aux bibliothèques, aux spécialistes susceptibles d'être intéressés, mais on ignore qu'il existe un dépôt légal qui alimente les bibliographies nationales. De ce fait un relevé exhaustif serait bien hasardeux 5 devant cette presse qui s'apparente au type « underground ». Ces publications ont donc de la peine à se faire connaître et, mal connues et mal diffusées, elles ne peuvent résoudre les problèmes financiers qui conditionnent leur survie.
Le rattachement à une maison d'édition, pour les plus valables d'entre elles, est l'aboutissement que nous examinions au début de cet article. Mais la solution de presses universitaires, à l'instar des pays anglo-saxons, commence à s'imposer en France. Des Universités comme Lille, Tours, Grenoble ou la Sorbonne ont des services propres pour l'édition et surtout la commercialisation de leurs publications. Rappelons que l'Association des universités partiellement ou entièrement de langue française (AUPELF) a organisé en 197I à Orléans un colloque sur l'édition scientifique et technique de langue française 6 et qu'elle a actuellement à son programme la création de presses universitaires internationales. Assurées de bases solides les publications que nous venons d'examiner se rattacheraient donc au circuit commercial, même s'il est à but non lucratif. Mais alors le charme sympathique, le romantisme de certaines de ces « bouteilles à la mer » n'auront plus leur expression actuelle dans un monde rationnel, planifié et sans fantaisie.