Nécrologie

Roger Pelissier (1924-1972)

Yvonne Labbé

Le 19 août 1972 Roger Pélissier s'éteignait prématurément après une cruelle maladie laissant ses nombreux amis et collègues bouleversés par une disparition qui était pour eux une douloureuse surprise. Il les avait quittés peu de mois auparavant plein de vitalité et confiant dans l'avenir. A personne il ne paraissait possible de se résigner à accepter l'absence définitive d'un collaborateur précieux et qui recueillait la sympathie de tous.

Né le 30 décembre 1924 dans la Vienne, à Civray, il débute très jeune, à vingt-deux ans, sa carrière dans l'enseignement et ne vient aux bibliothèques que plus tard. Parallèlement il ne cessa d'exercer ses activités professionnelles et de poursuivre ses études : études dans des disciplines diverses qui lui assurèrent une solide culture et des connaissances étendues. Dès 1945, il commence par le premier examen de la licence en droit. En 1947, il obtient un certificat d'études supérieures de géographie économique. Entre temps il devient maître d'enseignement général « Lettres » dans l'Enseignement technique, 1940-1955. C'est au début de cette période qu'il se tourne vers l'étude de l'Extrême-Orient et obtient des diplômes de l'École nationale des langues orientales vivantes. En 1949 il passe le premier examen de laotien puis en 1953 le diplôme de chinois. Il est définitivement orienté vers la Chine tout en obtenant en 1955 deux certificats d'études supérieures d'histoire économique et de langues et littératures scandinaves qui le rendent titulaire d'une licence ès lettres.

Il est alors chargé de travaux bibliographiques par l'École française d'Extrême-Orient et il collabore à l'établissement d'un catalogue collectif des périodiques chinois dans les bibliothèques d'Europe sous la direction de M. Hervouet.

L'année 1956 précise son orientation vers l'étude de la Chine contemporaine. Il est nommé élève titulaire de la Section des sciences économiques et sociales de l'École pratique des hautes études sur proposition de M. Jean Chesneaux et chargé de travaux bibliographiques préparatoires à la création d'un centre de documentation sur la Chine moderne et contemporaine pour établir l'inventaire des ressources des principales bibliothèques parisiennes en matériaux orientaux et chinois. Jamais il ne cessera de se consacrer avec le plus grand dévouement à ce « Centre Chine » et à veiller sur sa bibliothèque avec la plus grande vigilance.

Sans doute à ce moment comprit-il toute l'importance de la mission des bibliothèques car en 1957 il obtient le Diplôme supérieur de bibliothécaire et l'année suivante est admis au « Concours pour le recrutement des bibliothécaires dans les services et les établissements relevant de la Direction des bibliothèques de France ». Sans délaisser la Chine puisqu'il devient conseiller technique auprès du Directeur du Centre de documentation sur l'Extrême-Orient fondé en 1958 par l'École pratique des hautes études, VIe section, il est nommé, au mois de mai 1959, bibliothécaire à l'École supérieure de guerre où il rénove l'organisation de la Bibliothèque. L'évolution de sa double activité se poursuit. En 1964 il devient Directeur-adjoint du Centre de documentation sur l'Extrême-Orient et le Ier novembre 1965 il quitte la bibliothèque de l'École supérieure de guerre pour la Bibliothèque de l'École nationale des langues orientales vivantes où il est chargé du fonds chinois, fonctions où l'appelaient sa vocation de sinologue et ses compétences de spécialiste. La logique qu'il apportait dans toutes ses initiatives l'a mené à choisir un sujet de thèse qui paraît aujourd'hui le symbole et l'aboutissement de ses deux préoccupations intellectuelles, la Chine et les bibliothèques. En effet, en 1969, il devient Docteur en Études Extrême-Orientales avec Les Bibliothèques en Chine pendant la première moitié du XXe siècle, en deux volumes de 319 et 206 pages. Le premier volume est surtout consacré à l'histoire des bibliothèques, à leur évolution, puis à leur organisation. Le deuxième volume publie des documents annexes, en particulier des plans de classement de ces bibliothèques. Ce travail qui étudie une question qui n'avait encore fait en France l'objet d'aucune publication, fait autorité en réunissant et en exposant avec clarté des données mal connues et éparpillées dans diverses revues étrangères.

C'est en préparant cette thèse qu'il éprouva une amère déception lorsqu'il ne peut accomplir, en raison des changements survenus en 1966-1967 dans la politique des échanges culturels du gouvernement chinois, la mission en Chine qui lui avait été accordée pour l'étude des bibliothèques de la République populaire de Chine. Il se proposait en outre de créer des liens entre établissements chinois et français et d'établir des échanges qui auraient été d'un grand intérêt. Sa thèse est un ouvrage solidement construit, qui apporte une documentation précise sur la question.

Pendant les sept années qu'il passa à la Bibliothèque de l'Institut national des langues et civilisations orientales, Roger Pélissier assuma ses fonctions avec l'esprit de méthode et la conscience professionnelle qui le caractérisaient. Il travailla inlassablement et avec persévérance au classement des collections et à l'enrichissement du fonds qui lui était confié par de nombreux et judicieux achats d'ouvrages et de périodiques chinois et aussi d'ouvrages relatifs à la Chine. Il mit en valeur les collections anciennes et modernes en achevant et mettant à la disposition du public le catalogue du fonds chinois et consacra beaucoup de soins à la réalisation du catalogue systématique des acquisitions récentes.

Roger Pélissier ne voulait pas se limiter à la seule bibliothèque où il exerçait ses fonctions. Il fut le fondateur et devint le co-rédacteur du Bulletin de liaison pour les études chinoises en Europe, publié par le Centre de documentation sur l'Extrême-Orient de la VIe section de l'École pratique des hautes études, dont le premier numéro parut en 1968 marquant ainsi le prix qu'il attachait à la coordination entre bibliothèques et études chinoises. C'est depuis 1964, pendant les huit dernières années de sa vie que son acvivité fut intense. En particulier il participa en août 1966 au XVIIIe Congrès international des études chinoises à Copenhague où il fit une communication La Voie chinoise vers le communisme. Il participa pendant cette période à des émissions radiophoniques ou télévisées relatives à des problèmes d'actualité chinoise sur les antennes de stations françaises, suisses ou belges et fit plusieurs conférences de caractère historique à Paris, entre autres au Musée Guimet en 1967, sur les Constantes de la pensée chinoise dans la Chine d'aujourd'hui et dans des villes de province. Il faut aussi noter, témoins de son activité, les très nombreux comptes rendus d'ouvrages sur la Chine, parus dans le Bulletin des bibliothèques de France.

Mais, outre ses travaux bibliographiques : collaboration au Catalogue des périodiques chinois dans les bibliothèques d'Europe par M. Yves Hervouet, dont nous avons fait mention ci-dessus, la publication en 1964 de 2 000 revues d'Asie, en collaboration avec Danielle Le Nan, sous la direction de M. Serge Elisseeff, qui constitue un catalogue collectif des périodiques en cours dans tous les pays d'Asie, et sans parler d'un certain nombre d'articles dans divers journaux ou revues, il faut surtout citer d'importants ouvrages dont il fut l'auteur. En 1963, paraît le premier : La Chine entre en scène (de 1839 à nos jours), avec une préface de Robert Guillain. Ce livre connut un réel succès. Très apprécié des spécialistes il trouva aussi une large diffusion auprès du grand public en France et hors de France puisqu'il fut traduit en hollandais, en italien et en anglais. Une réédition en fut donnée en quatre tomes de grand format avec une très abondante iconographie (1965-1966) et préfacée par le Président Edgar Faure sous le titre : Troisième géant, la Chine. En 1967, est publiée De la Révolution chinoise. Par un choix judicieux de textes, cet ouvrage essaie d'établir la liaison entre la Chine traditionnaliste et la Chine moderne. Une Histoire de la République populaire de Chine 1949-1969 était en préparation et devait constituer le tome IV d'une Histoire de la Chine moderne et contemporaine, publiée sous la direction du professeur Jean Chesneaux.

Roger Pélissier travaillait aussi à un deuxième ouvrage sur la Chine populaire, qui devait citer des textes accompagnés d'une iconographie importante et être publié aux États-Unis et en France. Ces deux entreprises restent inachevées comme toutes les autres auxquelles Roger Pélissier s'attachait avec tant de volonté et d'espoir.

Lorsqu'il quitta la Bibliothèque pour ne plus y revenir, après avoir enduré déjà de cruelles souffrances, mais avec l'énergie qui ne l'a jamais abandonné, il croyait fermement, semble-t-il pouvoir tout reprendre dans un proche avenir et, avec lui, tous ceux qui l'entouraient s'en étaient persuadé et ont voulu garder cette confiance pendant les quelques mois qui ont eu raison de sa résistance. Car tous ses collègues et collaborateurs ont ressenti très douloureusement sa disparition. Ils éprouvaient pour lui la plus profonde estime et une amitié certaine. D'humeur toujours égale, il gagnait vite la sympathie par une bonté réelle que rendait discrète sa très grande réserve. Et puis, il faut ajouter que Roger Pélissier était loin de n'être qu'un austère travailleur. Son sens de l'humour et son sourire amusé ne manquaient pas d'ajouter un attrait à la sociabilité de son caractère. Il est sûr que les sentiments qu'il inspirait à ceux qui l'entouraient étaient profondément sincères et son souvenir vivra longtemps au cœur de tout le personnel de la Bibliothèque.