Nécrologie
François Gébelin
François Gébelin, sortant de l'École des chartes en 1909, débuta dans notre carrière à la Bibliothèque municipale de Bordeaux. Il eut une brillante conduite pendant la guerre de 1914, où il fut gravement blessé. A son retour, on lui proposa le poste de bibliothécaire de la Cour de cassation, où se déroula la plus grande partie de sa vie professionnelle.
Lorsque Pol Neveux me confia la Bibliothèque municipale de Bordeaux en 1934, il ne me donna qu'une seule consigne : « Allez voir Gébelin, c'est l'homme qui connaît le mieux Montaigne 1, la Guyenne de Henri IV 2, et les amis de Montesquieu 3, il vous dira mieux que moi ce que l'on peut entreprendre dans la grande bibliothèque qu'il a trop tôt abandonnée ».
Le bibliothécaire de la Cour de cassation est logé dans le palais de Saint-Louis. Des fenêtres de son appartement, l'on voit miroiter la Seine, avec en perspective fuyante, la Galerie du bord de l'eau. Ce cadre et des succès dans la critique d'art et le journalisme n'empêchaient pas mon interlocuteur de me parler avec une certaine nostalgie du Bordeaux de sa jeunesse. Quinze ans plus tard, les deux anciens bibliothécaires de Bordeaux s'adjoignaient le troisième, alors en exercice, Louis Desgraves, pour jeter les bases d'une nouvelle édition de Montesquieu où Gébelin réussit à ajouter des inédits à une publication qui reste le plus beau fleuron de l'édition des Bibliophiles de Guyenne. A cette époque, Gébelin parcourait, le crayon à la main, les bords de la Loire 4. Il y conduisit ses deux successeurs à la bibliothèque de Bordeaux en une mémorable excursion au pays de Ronsard, dont le clou fut une escale chez Norbert Dufourcq, dans le plus enviable des manoirs du Jardin de la France, signé par l'atelier de Chambord.
Pour compléter le décor d'une amitié qui me fut précieuse, j'ajouterai une demeure qui appartenait aux neveux de Gébelin, après avoir été la résidence d'été de l'évêque de Bazas, dans le paysage vallonné et verdoyant qui fait la transition entre l'aridité des Landes et la vallée de la Garonne.
Les souvenirs me reviennent en foule, mais je n'en citerai qu'un. En 1936, François Gébelin m'avait fait l'amitié d'assister au bicentenaire de la Bibliothèque municipale de Bordeaux. Pendant que la municipalité recevait ses hôtes dans le palais de l'archevêque de Rohan et le Théâtre de Victor Louis, j'avais chambré mon prédécesseur dans son ancien bureau, devant la table aux bronzes ciselés, où Jean-Jacques Bel rédigea le testament de 1736. Cela valut au numéro spécial des Trésors des bibliothèques un brillant article sur une lettre inédite d'un ami de Montesquieu.
La « Défense et illustration » des bibliothèques conduit parfois sur des sentiers moins souriants. Érudit aimable et historien d'art averti, François Gébelin avait à son arc une corde plus juridique. Il avait suivi la trace de Brutails, fondateur de ce que l'on pourrait appeler l'expertise en écriture chartiste et acquis ainsi un talent de polémiste qu'il voulut bien, sous une forme un peu différente, mettre au service des bibliothèques sinistrées. De la meilleure foi du monde, le Ministère de la reconstruction était persuadé que nos bibliothèques municipales, détruites par la guerre, n'avaient perdu que ce ramassis de vieux livres que l'on achète sur les ligne par ligne les listes annuelles d'acquisitions que les bibliothèques envoyaient jadis au Ministère. Catalogues récents de livres d'occasion en mains, il procéda à une évaluation rigoureuse et irréfutable dont le résultat fut l'établissement d'un nouveau barème. Nous avions désormais les moyens d'exiger une reconstitution réelle des ouvrages de référence qui sont la base de toute bibliothèque d'étude.