Quelques travaux récents en matière de classification encyclopédique
Éric de Grolier
Les recherches en matière de classification encyclopédique ont entraîné la publication récente de systèmes nouveaux ou d'études préliminaires à ces systèmes tels que l'Inventaire descriptif des arts et sciences de Tykociner, la classification « US » de Wahlin, la classification bibliothéconomique-bibliographique soviétique, le projet du « Classification research group » anglais, une 7e édition de la Colon Classification dont les caractéristiques essentielles ont été analysées. Il serait souhaitable que des études similaires soient entreprises en France par un Groupe de recherche sur la classification.
Les systèmes de classification bibliographique, bibliothéconomique et documentaire du type encyclopédique se sont vus fort décriés depuis plus de cent ans - en France c'est en 1852 qu'a commencé le démantèlement progressif de la classification de la Bibliothèque nationale (alors impériale) - et ont perdu du terrain, dans beaucoup de pays, au profit, d'une part des catalogues alphabétiques de matières et, d'autre part, des classifications spécialisées. Pourtant, il est bien certain qu'elles ne cessent pas de répondre à un besoin - et même à toute une série de besoins. Depuis que le libre accès aux rayons a conquis droit de cité dans les bibliothèques américaines d'abord, puis anglaises, et finalement même - en partie et avec beaucoup de réticences - dans les bibliothèques publiques de notre pays et les fonds en libre accès de nos bibliothèques universitaires, ces collections mises ainsi à la portée des lecteurs désireux de « bouquiner », il a bien fallu les ordonner selon un ordre significatif, en groupes correspondant à des sujets d'intérêt définis pour lesdits lecteurs. En outre, les fabricants de classifications spécialisées n'ont pas été sans s'apercevoir du fait qu'une « spécialité » était rarement isolée et qu'elle débordait sur quantité de domaines voisins, connexes - d'autant plus que se renforçaient les tendances à la recherche « multidisciplinaire », et que se multipliaient les organismes de recherche orientée (mission oriented, comme disent les Anglo-Saxons) faisant appel à des équipes comprenant de nombreux spécialistes de disciplines différentes et où les frontières de la « spécialité » s'estompaient au point de devenir évanescentes.
Une fois, par ailleurs, passé le premier engouement pour les « unitermes », les titres permutés à la KWIC et autres panacées « découvertes » par d'habiles propagandistes de l'ordinateur-miracle qui devait éviter aux bibliothécaires et documentalistes tout travail intellectuel, il a fallu déchanter et constater que les performances de ces systèmes, basés sur le langage naturel, étaient après tout assez faibles, un coefficient de « rappel » (recall) de quelque 50 % - c'est-à-dire, inversement, quelque 50 % d'omissions dans les listes de documents pertinents fournis - n'ayant rien d'exceptionnel. Une « nouvelle » panacée fut donc proposée à l'admiration des foules crédules et des administrateurs pressés : les thesauri : rendons-leur leur nom français de trésors. Cette vogue dure encore. Il faudra, sans doute, encore une autre dizaine d'années pour que l'on s'aperçoive que ces listes alphabétiques de termes plus ou moins normalisés, avec élimination d'au moins une partie des synonymes, distinction des homonymes et établissement de renvois (correspondant à des relations d'inclusion ou de « voisinage » entre les notions) ne résolvent pas tous les problèmes 2.
Quoi qu'il en soit, on constate à l'heure actuelle un regain d'intérêt pour la classification documentaire encyclopédique, qui se traduit par la publication de nouveaux systèmes, ou au moins par celle d'études préliminaires à la création de systèmes nouveaux. Nous voudrions examiner ici quelques-unes de ces nouveautés, en même temps que nous étudierons les novations apportées à la Colon classification 3.
L'Inventaire descriptif des arts et sciences de Tykociner.
Joseph T. Tykociner est le seul Américain parmi les « inventeurs de systèmes », depuis Fremont Rider 4, si l'on ne considère pas comme un véritable système de classification encyclopédique la « liste de catégories » du COSATI 5.
Cela n'est pas tellement surprenant : la normalisation des classifications dans les bibliothèques encyclopédiques a été plus poussée aux États-Unis qu'ailleurs, et deux systèmes déjà anciens y règnent à peu près sans partage : Dewey, dont la 18e édition est en préparation, et la L.C. - la classification de la Bibliothèque du Congrès -, dont la publication, commencée en 190I, est restée inachevée, puisqu'il lui manque encore une classe, celle du droit. L'ouvrage de Tykociner, professeur à l'Université d'Illinois, se présente comme une liste de quelque 1 500 noms de « sciences et arts », répartis en 12 « domaines de connaissance 6 ».
Ces douze domaines sont eux-mêmes classés en 5 « séries » (p. II) :
I Arts
Symbolique de l'information
II « Hylénergétique » (physico-chimie, astronomie et sciences de la terre)
Domaine biologique
Domaine psychologique
Domaine sociologique
III « Exéligmologie » (histoire au sens baconien; non seulement de l'humanité, mais aussi « du monde dans son ensemble» : c'est une sorte de « science de l'évolution »)
« Pronoétique » (i.e. techniques, y compris l'agriculture et la médecine)
Domaine de la régulation (droit, politique, économie, management)
Domaine de la dissémination (éducation et information au sens large)
IV « Zététique »
Domaine de l'intégration (philosophie, religion, sciences occultes - et aussi « systèmes généraux » i.e. cybernétique).
Les divisions ne vont au-delà de celles du deuxième rang que pour quelques domaines : le deuxième, étiqueté « symbolique de l'information », qui groupe la linguistique, les mathématiques, la logique et la théorie de l'information (pp. 241-256) atteint le 5e rang de subdivision; dans les 3e et 4e domaines, la division est poussée le plus souvent au 4e rang, et parfois au 5e. Un tableau (p. 9) figure le système des connaissances comme un cercle, où les différents domaines sont reliés par des zones de convergence : esthétique entre le « domaine d'intégration » et les arts : psychologie sociale entre les domaines psychologique et sociologique; « prognostique » - ce qu'on appelle plutôt maintenant futurologie - entre les sciences de l'évolution et les techniques, etc.
Par ailleurs, pour chaque science qui peut se rattacher à plusieurs domaines différents, ce caractère mixte est indiqué à l'aide d'une notation combinatoire : par exemple, la gérontologie se trouve dans les classes de premier rang A4A5A6 et A8 et reçoit donc un sigle combinant ces quatre indications. La photoélectricité est notée A3B1C1D3D4 - ce qui signifie « hylénergétique » (A3), propriétés physiques de la matière et de l'énergie (A3B1), « physique phénoménologique générale » (A3B1C1), et combinaison de l'optique (A3B1C1D3) et de l'électricité (A3B1C1D4). L'idée est ingénieuse, mais on ne peut pas dire que la notation soit d'une simplicité remarquable.
La liste des « arts et sciences » est assez étendue, mais il en manque tout de même. On ne trouve pas, par exemple, algèbre homologique, algèbre normée, électro-acoustique, musique électronique, ferrimagnétisme (ferromagnétisme y est, par contre), superaérodynamique, pisciculture, ostréiculture (mais il y a aviculture), propulsion nucléaire (il y a, par contre, technologie des réacteurs nucléaires et technologie des radio-isotopes), carbochimie, pétroléochimie, soudage, frittage, fonderie (mais il y a métallurgie), teinture, lyophillisation... De façon générale, d'ailleurs, les noms de techniques manquent dans de nombreux cas. Plus généralement encore, on a l'impression que l'auteur n'a pas vu une difficulté fondamentale : une nomenclature des « arts et sciences », laisse échapper toute une série d'objets (de connaissance ou d'action) d'où ne sont pas dérivés des noms spécifiques de sciences ou de techniques. Il a donc inclus des termes aussi spéciaux qu'acariologie - parce qu'il y a trouvé la terminaison -logie - mais a laissé de côté des techniques importantes, qui lui auraient d'ailleurs fourni de bons exemples d'interaction entre domaines, telles que les techniques stéréotaxiques et électrophysiologiques qui ont permis le développement de ce qu'on a appelé l'électro-anatomie 7ou encore l'ensemble de recherches se situant « à la frontière de la physique nucléaire et de la physique de l'état solide » qui concernent la diffusion inélastique des neutrons par des solides et des liquides et les détériorations causées par les irradiations dans les solides, études qui n'ont pas encore reçu leur nom de baptême 8.
Tykociner a appliqué une idée qui se trouvait déjà chez Cordonnier (qu'il ne cite pas et dont il n'a d'ailleurs certainement pas connu les travaux) : celle de symboliser de manière particulière les divisions d'un domaine constitué par l'intersection de plusieurs domaines 9, . On trouvera un exemple de sa méthode à cet égard pour l'astrophysique (p. 269), qu'il symbolise A3(B1B3) et divise ensuite en C1, physique des planètes; C2, physique solaire; C3, physique de la matière interstellaire ; C4, physique de la matière intergalactique. Le sujet « rayons cosmiques » aura donc comme symbolisation A3(B1B3)C3D1, rayons cosmiques étant la première (et unique) subdivision de matière interstellaire. L'idée est bonne; la réalisation l'est moins.
Dans un tel inventaire, il semble que les relations d'inclusion et de voisinage entre domaines devraient être soigneusement indiquées par des renvois ad hoc. On en trouve bien, en effet, un certain nombre, dans les notices (définitions) de la liste alphabétique générale (pp. 57-195), mais il s'en faut de beaucoup que toutes les références utiles soient données. Il n'y a pas, par exemple, de renvoi d'écoclimatologie à agroclimatologie, et de référence « descendante » de bioclimatologie à ce dernier terme; pas non plus de références croisées entre glaciologie et hydrologie. Les définitions sont en général correctes, mais parfois trop peu générales : c'est ainsi que la sismologie expérimentale n'est pas incluse dans la définition de seismology, et que la géodynamique est définie sans tenir compte de la géodynamique externe.
Sur la classification elle-même, il y a peu à dire. Il est certainement regrettable que la série 1 (arts et « symbolique de l'information ») soit séparée du « domaine de la dissémination » dans la série III; l'inclusion des mathématiques et de la logique dans la « symbolique de l'information » peut prêter à discussion. Le classement à l'intérieur des douze « domaines » est du type que Ranganathan a dénommé canonique, c'est-à-dire basé sur les distinctions traditionnelles plus que sur des divisions logiques. Le domaine « exéligmologique », même s'il correspond à certaines idées actuelles sur la continuité de l'évolution, qu'il s'agisse du monde physique ou des sociétés humaines 10, est un groupement assez artificiel. La « zététique » est une invention de l'auteur : elle n'a pas acquis le rang de discipline dans la réalité des faits, car elle déborde, avec l'étude de la créativité artistique, du domaine qui tend en effet à se constituer en discipline autonome sous le nom de science de la science ou (chez les Soviétiques) de « scientologie ».
La classification « US » de Wåhlin.
L'ingénieur suédois Ejnar Wåhlin n'est pas un inconnu en matière de taxilogie documentaire. Il avait, en effet, dès 1949-195I, présenté deux rapports sur les principes d'un nouveau système universel de classification, à la Conférence sur la documentation du bâtiment à Genève, puis à la 18e Conférence de la FID à Rome; diverses versions du système qu'il avait continué à étudier circulèrent entre 1960. et 1963 11. En octobre 1968, est finalement parue une table plus complète, sous le titre US - initiales de Universal System of classification, Système universel de-classification 12. En juin et juillet 1969, l'auteur a publié une version encore légèrement modifiée dénommée US-I, une « variante » (US-2), et une classification des produits (PC-US) 13.
Wâhlin s'est beaucoup inspiré, visiblement, de la CDU - avec laquelle, d'ailleurs, il donne une concordance dans chacune de ses « variantes ». Il n'a cependant retenu de la notation CDU que le principe décimal et le signe de relation (:). Voyons son plan - ou plutôt ses plans - de base :
La différence principale entre les deux schémas est le regroupement de toutes les techniques en une seule classe, dans la variante 2, à l'exception de la médecine, qui reste groupée avec les sciences biologiques. La variante 2 paraît dans l'ensemble meilleure, mais la « culture spirituelle » (i.e. langage, philosophie, religion, littérature, art, musique et danse) y apparaît mal placée. Dans les deux variantes, l'ordre des sciences sociales est des plus conventionnels (« canonique » dans la terminologie ranganathanienne), et il en est de même, assez curieusement - pour un schéma d'ingénieur - dans la classe 2 de la variante 2, qui regroupe les classes 2 et 3 de la variante 1 : les divisions de la physique, en particulier, ont l'air tiré d'un manuel d'il y a une trentaine d'années, sinon plus. Dans le détail, on trouve beaucoup d'anomalies. Par exemple, dans les deux variantes, la géométrie (113) est séparée de « l'espace » (12), où l'on retrouve d'ailleurs en sous-titre « géométrie, géodésie », et la topologie n'apparaît nulle part. La classification des particules élémentaires est une copie de la CDU, aussi périmée que celle-ci (222 en variante I, 272 en variante 2) ; il en est de même d'ailleurs de la classification des mammifères (536 en variante I, 436 en variante 2). On s'étonne de voir, comme dans Dewey et les anciennes éditions de la CDU, le langage séparé de la littérature (71 et 74 ou 61 et 64, dans les deux variantes). L'utilisation du signe de relation (:) est plus développée en US qu'en CDU, mais Wâhlin n'a pas évité un des défauts de celle-ci : la possibilité que ce signe donne des doubles emplois inutiles; c'est ainsi que la géochimie apparaît deux fois, dans la variante 1 : dans la chimie (23:52) puis dans les sciences de la terre (52:23) 14. Certaines divisions par : paraissent réellement étranges : ainsi le chant des oiseaux et l'aboiement des chiens, tous deux classés dans l'acoustique (33:635 et 33:636.31, en variante I).
Sans doute, de tels défauts sont-ils inhérents à toute classification encyclopédique conçue par un auteur isolé; fût-il un nouveau Pic de la Mirandole, personne, de nos jours, n'est plus capable de maîtriser suffisamment l'ensemble des disciplines pour parvenir à un schéma encyclopédique d'égale qualité dans toutes ses parties. A notre avis, le travail - considérable - de Wåhlin ne peut être considéré que comme une contribution à une future classification encyclopédique nouvelle, non comme celle-ci elle-même.
D'autre part, Wåhlin ne semble pas avoir suffisamment tenu compte des progrès - lents, certes, mais tout de même réels - survenus depuis une quarantaine d'années dans la technique de la construction des classifications. Quelle que soit l'opinion que l'on puisse porter sur des innovations telles que le développement des subdivisions analytiques (par - et .00) dans la CDU, de l'analyse par facettes et de l'emploi des catégories dans la Colon classification, les « rameaux cycliques » de Cordonnier, ou encore les notations brèves de Dobrowolski, toutes ces méthodes auraient dû au moins être considérées pour l'établissement d'une classification encyclopédique réellement nouvelle. Or, l'auteur de l'US s'en est tenu, dans l'ensemble, à une technique extrêmement classique, et n'a tenu compte d'aucune de ces innovations 15.
La « Classification bibliothéconomique-bibliographique » soviétique.
Il y a maintenant vingt ans que les deux plus grandes bibliothèques encyclopédiques de l'Union soviétique - la bibliothèque Lénine à Moscou et la Saltykov-Chtchédrine à Léningrad - s'étaient mises d'accord pour préparer une classification destinée aux bibliothèques d'étude du pays et avaient publié un premier projet, préparé par E. I. Šamurin 16. Après bien des vicissitudes, une décision du ministère de la Culture de la RSFSR mit fin aux discussions préliminaires -qui avaient duré dix ans - en 1959 et arrêta le plan définitif de la future classification 17. Il fallut cependant encore une décennie pour que celle-ci soit achevée et publiée au complet, en 30 volumes, l'introduction (volume I) étant d'ailleurs une des dernières parties, avec l'économie et la politique, à paraître en 1968 18.
Il faut d'ailleurs mettre à l'actif des bibliothécaires et bibliographes soviétiques que, une fois la décision prise, ils ont en somme été assez vite, par rapport à leurs prédécesseurs américains de la bibliothèque du Congrès, puisque celle-ci, au bout de sept fois plus d'années, n'est pas encore arrivée à terminer sa classification 19.
La BBK - abrégeons ainsi, comme le font d'ailleurs ses auteurs eux-mêmes, le titre de la classification - n'innove guère au point de vue de la structure.
Celle-ci, fort classique, est surtout inspirée de la CDU et de Bliss. De celui-ci elle a retenu l'idée d'alternatives 20 et la multiplicité des tables auxiliaires s'appliquant à un domaine particulier - multiplicité que l'on retrouve d'ailleurs dans les subdivisions analytiques CDU. A celle-là, elle a repris la technique des subdivisions communes : « thématiques » et de forme, géographiques 21 et l'usage du signe de relation (le deux point :), mais ce dernier de manière beaucoup plus restrictive que dans la pratique bruxelloise 22. Dans l'ensemble, par rapport à la CDU, la BBK marque une régression vers un type plus énumératif.
La symbolisation de la BBK est, comme celle de la CC (Colon classification), à base alpha-décimale; elle reprend à la CDU divers signes : les parenthèses pour les divisions géographiques; le = pour les langues 23; les guillemets « » pour les divisions chronologiques quand il s'agit de dates précises; le tiret - pour les « analytiques ». Mais, suivant sur ce point la LC, elle fait une bien plus large place que la CDU à des subdivisions alphabétiques 24 - place que l'on peut même trouver fort exagérée. La répartition de la notation a varié depuis le premier projet de 1949. On sait que le degré de « modernisme » d'une classification peut, en règle générale, se mesurer à la place donnée aux sciences « exactes » et aux techniques par rapport aux « humanités » dans la répartition de la notation disponible selon le système choisi. Dans Dewey (et, aussi bien, dans la CDU), sciences exactes et techniques occupent 20 % de la place disponible 25; dans la LC, elles occupent un peu plus de 25 % 26; dans Bliss environ I/3 27; dans la CC environ 38 % 28; dans le projet de 1949 un peu plus de 46 %; dans la BBK en son état « définitif » presque 60 % 29. Pour comparaison, on peut noter que ce pourcentage est d'à peu près 66 % dans la US de Wâhlin 30.
Dans le détail, cette répartition de la notation a été faite d'une manière peu rationnelle. Une des classes (B : sciences naturelles en général) a seulement deux divisions; à l'autre extrémité, la classe R (médecine) a 3 246 rubriques extrêmes. Les 16 classes de sciences et techniques ont ensemble 27 360 rubriques extrêmes, soit 1 710 par classe, alors que les II classes d'humanités en ont 6 489, soit à peu près 590 par classe 31.
Le plan d'ensemble de la BBK se présente comme suit 32 :
Marxisme-léninisme A
L'Univers et sa connaissance
Nature et sciences naturelles B-E
Technique, agriculture, médecine Ž;-R
Société et sciences sociales S-É
Pensée et sciences de la pensée Ju
Littérature encyclopédique Ja
On constate immédiatement la place privilégiée attribuée au « marxisme-léninisme », placé - comme autrefois la théologie dans les classifications médiévales -en dehors et au-dessus de toutes les autres classes. De même, d'ailleurs, la table des divisions communes « thématiques et formelles » commence-t-elle par une rubrique a, « classiques du marxisme-léninisme », avant le b, « documents administratifs et législatifs de l'Union soviétique », et le v, concernant la philosophie et la méthodologie du sujet considéré 33.
Nous n'entrerons pas dans le détail de la classification, qui est très souvent fort « canonique » - au sens de traditionnel dans lequel Ranganathan emploie ce mot. On remarquera, en particulier, de ce point de vue, les divisions de la physique (V3); la place donnée à l'astronomie (V6) entre la physique et la chimie, séparée par celle-ci (G) des sciences de la terre (D); la séparation complète entre sciences « pures » et techniques (la « technologie chimique » étant en L, séparée de la chimie par les sciences de la terre et l'ensemble des sciences biologiques, E; les sciences médicales, en R, étant fort éloignées de ces dernières); l'inclusion de la psychologie dans les « sciences philosophiques » (Ju9). On sera, au premier abord, surpris de l'absence de la science politique : la classe F ne comprend que les partis politiques et les « organisations socio-politiques » 34. On notera, au passage, que l'information scientifique est séparée, en Š23, de la bibliothéconomie et de la bibliographie (Č73 et Č75); que l'esthétique (Ju8) est fort éloignée des beaux-arts (Š)...
La BBK, très souvent, dichotomise d'une manière assez simple : URSS d'un côté, le reste du monde de l'autre 35; ou encore théorie marxiste-léniniste/théories « pré-marxistes et non-marxistes » 36; parfois elle trichotomise : pays socialistes/ pays du « Tiers Monde »/pays capitalistes 37.
On hésite à porter un jugement d'ensemble sur ce travail, considérable certes, mais à bien des égards contestable. La meilleure optique est, sans doute, de considérer la BBK comme un document culturel, portant témoignage sur l'état de la société soviétique à la fin de la première moitié de notre siècle et sur son idéologie.
Le projet du « Classification research group » anglais.
Il s'agit, ici, non d'un système achevé, mais de recherches en cours. On sait que, à la suite d'une subvention accordée par la NATO à la Library association, une conférence avait été organisée en juin 1963 à Londres pour examiner la possibilité de préparer une nouvelle classification encyclopédique 38. Une autre subvention NATO, de 5 000 livres sterling, a permis, de 1964 à 1968, au Classification research group (CRG) d'engager d'abord Mrs Helen Tomlinson, à temps plein, jusqu'au début de 1967, puis M. Derek Austin, à mi-temps, pendant un an en 1967-1968, afin de se livrer à des recherches préliminaires sur les principes d'établissement d'une telle classification. Leurs travaux se trouvent exposés dans une série de douze rapports de recherche et dans un rapport final du CRG à la Library association 39.
Dans l'ensemble, le schéma qui ressort des travaux de Mrs Tomlinson et de M. Austin est conforme aux théories déjà connues du CRG, et en particulier à son adoption du principe de classification par objets étudiés (et non par « disciplines ») et de la théorie des « niveaux d'émergence ». Une idée qui paraît nouvelle, tout au moins dans l'application extensive qui en est faite - et bien contestable, d'ailleurs - est d'établir, en outre, une classification auxiliaire, des « attributs » : activités des « choses », propriétés de celles-ci et propriétés des activités 40. On y trouve quelques raffinements, tels que l'idée d'introduire des « sous-niveaux », et de définir les niveaux par les activités spécifiques appartenant aux « choses » classées dans chacun des niveaux 41; ou encore certaines observations sur la classification des « choses artificielles » selon leur emploi 42. Comme du « vieux neuf », en revanche, apparaît la recommandation de classer les « entités naturelles » dans un ordre génétique, selon l'ancienneté de leur émergence 43, comme aussi la trouvaille de M. Austin, que beaucoup d'entités peuvent être - secondairement - classées en ce que, usant d'une terminologie pouvant prêter à confusion 44 -, il nomme des « champs », c'est-à-dire des catégories de choses présentant certaines caractéristiques communes 45.
Le travail d'Austin s'est ensuite concentré sur l'application à la classification de la théorie des « systèmes généraux » 46 et sur le problème de l'énumération des diverses catégories de relations et de leurs interactions, s'inspirant ici des idées antérieures de Farradane, Perreault, Gardin, etc. 47. Il en est résulté un système complexe « d'opérateurs » (on reconnaît la terminologie farradanienne) 48, où sont distingués des « sous-systèmes » actifs et passifs, la préférence étant donnée au « système passif » sur le « système actif », selon un principe déjà établi par Ranganathan 19, et des « opérations concernant le milieu », opposées aux « interactions entre les parties » du système considéré 50.
Après la liste des opérateurs, on trouve, dans les tableaux qui terminent le rapport, quatre listes d'attributs : « termes relatifs », « termes de position », « propriétés », « activités », et, finalement une liste d' « entités » 51.
La symbolisation ressemble à celle de la BBK : il est plus que probable, d'ailleurs, qu'il s'agit d'une simple coïncidence et non d'une imitation. Les « entités » reçoivent un indice alpha-décimal; les relations sont symbolisées par des indices décimaux entre parenthèses; les « attributs » ont comme les entités des indices alpha-décimaux mais, à la différence des entités, ils peuvent comporter deux lettres (les entités n'en ont jamais qu'une, l'initiale) et celles-ci sont des minuscules, alors que la lettre des indices d'entités est une majuscule. Il n'y a pas d'autre signe non-alpha-numérique que les parenthèses.
Nous devons avouer que nous demeurons fort perplexes devant cet échafaudage assez compliqué, et dont son auteur pense d'ailleurs qu'il conviendra de lui ajouter d'autres éléments 52. Austin a bien donné des exemples d'emploi complexe de sa série d'opérateurs (p. XI), mais il y en a trop peu (21 en tout) pour permettre de juger si leur usage n'aura pas pour résultat, comme il semble que ce doive être la règle quand il faut manier une série aussi imposante d'indicateurs de rôle, la création de nombreux « synonymes », ce qui imposera l'établissement de non moins nombreuses règles de choix, dont on n'est pas sûr qu'elles suffiront à limiter l'arbitraire du classificateur 53... Il convient sans doute d'attendre, pour porter un jugement valable, que des expériences de « stockage et dépistage » soient faites plus ou moins « en grandeur réelle », et que l'on puisse ainsi voir si ces craintes sont justifiées ou non. A en juger par les médiocres résultats obtenus par les systèmes à nombreux indicateurs de rôle et par l'abandon de ceux-ci dans certains d'entre eux (EJC, Syntol) 54, il n'y a pas lieu d'être excessivement optimiste a priori. Il est vrai que, dans la doctrine Austin, les « opérateurs » semblent surtout avoir pour rôle d'établir un ordre linéaire fixe pour l'énumération des sujets complexes 55.
Quant aux listes « d'attributs » et « d'entités », on peut tout d'abord contester l'idée même de cette séparation. On ne voit pas, par exemple, pourquoi séparer des notions comme zones magnétiques ou climatiques (eII et 12), et zones de végétation (e3I), dans les « termes de position », de « la terre comme milieu » (H) dans les entités, où d'ailleurs on indique que doivent précisément figurer les zones climatiques, de végétation, etc. Tout aussi contestable apparaît la place donnée à la lumière et à la couleur dans les attributs (apparences, iI et i2) alors que la lumière, en tant que phénomène physique, est à B75, ou celle donnée aux sons, en j, comme attributs, et aux sons audibles en B45 : les doubles emplois de ce genre sont légion. On trouve des anomalies curieuses : ainsi les films, plaques et feuilles, fibres, sont dans les structures (q33, q34, q35) comme attributs, mais les poudres et grains sont en C322 et C392, dans les « états de la matière », en tant qu'entités. Il est difficile de déceler le critère selon lequel ont été répartis les termes entre les rubriques d'attributs « forme » (h) et « structures » (q) : dans cette dernière on trouve en effet « amorphe » et « formé » (q37 et q38) que l'on s'attendrait plutôt à trouver en h 56. Les distinctions entre propriétés et activités ne sont pas moins subtiles : « son, sonique » (suivis d'hypersonique, supersonique, etc.) se trouvent, de même que « lumière », encore une fois dans les activités (r25 à r27) alors qu'on les a vus dans les propriétés. Trois emplacements pour le même concept, c'est un peu trop! Surtout pour un système qui veut attribuer une « place de définition unique » à chaque terme (p. 3, lignes 2-3)...
Les auteurs du rapport remarquent, fort justement (pp. 6, 12), que des concepts en réalité analogues se retrouvent sous des noms différents. Que n'ont-ils tiré de cette idée les conséquences qui semblaient s'imposer, en évitant de créer des synonymes inutiles pour des notions comme accroissement qui est en r12 puis en r216 ; croisement qui se trouve en w55 puis en x534; début, commencement en rII puis en WI ?
La classification des entités paraît peu rationnelle. Pour commencer, il manque tous les « êtres mathématiques », qu'il faut chercher dans les « attributs » où ils sont d'ailleurs en nombre fort réduit : ensembles, nombres et fractions (a17 à a19, précédés par maximum/minimum en a13) 57; formes (h); espace (en deux endroits e et qI) 58.
La classification de la physique est incohérente. On y trouve les particules élémentaires tout en queue de la rubrique « phénomènes et énergie » (B8), mais les interactions dont elles sont les supports sont dispersées : la gravitation en B2 (les gravitons manquent); l'électromagnétisme est en G64 et les radiations électromagnétiques en G7; les interactions faibles et fortes n'apparaissent pas. La rubrique qui s'intitule « matière » (C) ne vaut guère mieux : les cristaux ne s'y trouvent pas en moins de trois endroits différents (C323, C373, C393); de même on trouve un C5 pour les « éléments et composés inorganiques », puis un C6, « éléments », un C7, « composés », et finalement un C8 « éléments particuliers, leurs mélanges, composés, etc ». La distinction fondamentale qui sépare matière inanimée/matière vivante est obscurcie par la présence d'une classe E pour les life support systems (avec un indice E6 pour les « formes de vie ») et d'une série de classes M-S pour les geo-centred living systems (M), les virus (N), les organisms sharing characteristics of plants and animals (sic! P), les plantes, les animaux et l'homme (Q, R, S). Classification « canonique », on le voit, qui retarde de quelque cinquante ans sur la systématique biologique actuelle. Entre E et M-S se trouvent l'astronomie (G) et les sciences de la terre (H-L).
On nous accusera peut-être de trop de sévérité vis-à-vis d'une étude qui a du moins le mérite d'essayer de sortir des sentiers battus, et de fonder une classification nouvelle sur des bases théoriques. Encore faudrait-il que ces bases fussent saines, et la théorie valable. Le CRG a demandé une nouvelle subvention, cette fois à l'OSTI (Office of scientific and technical information) du gouvernement britannique : nous souhaitons qu'elle lui soit accordée - il est bon, en effet, que l'on mène le plus possible de recherches en ce domaine, et, en somme, cinq mille livres sterling n'ont pas été un prix trop élevé pour l'ensemble d'études de Mrs Tomlinson et de Derek Austin qui, de toute façon, apportent de nombreux éléments à la réflexion (jusqu'à présent, le gouvernement français n'a pas donné même un franc ancien pour des travaux analogues). Mais il apparaît justement que les recherches du CRG sont arrivées à un point où il faut réexaminer les résultats obtenus et les principes de base sur lesquels on s'est appuyé. On doit d'ailleurs reconnaître qu'un tel examen critique semble s'être déjà produit une fois au cours de l'étude patronnée par la NATO : la lecture du rapport suggère que, entre la fin du travail de Mrs Tomlinson (début 1967) et le commencement de celui de D. Austin (mai de la même année), on a procédé à la critique de l'ordre des entités auquel était arrivé le premier chercheur 59 et Austin a, nous dit-on, complètement changé les séquences des termes d'activités et de propriétés 60.
Cette « réévaluation » devrait - de notre point de vue - commencer par poser quelques questions fondamentales, telles que :
- est-il vraiment nécessaire, et vraiment avantageux, de constituer à part une série d'entités et une série, complètement indépendante, d'attributs ? 61 ;
- est-il rationnel, dans la série des entités, de distinguer deux ordres de celles-ci, les choses « naturelles », d'une part, et les choses « artificielles », de l'autre ? 62 ;
- tous les « artefacts » peuvent-ils, comme le croit Austin, être ordonnés selon leur but (purpose) ? 63;
- ne convient-il pas d'approfondir et de préciser l'idée de « modèles répétitifs » (nous traduisons ainsi, en ayant conscience de l'inadéquation de cette expression, les recurring patterns du rapport 64)?;
- est-il profitable de se donner un jeu aussi complexe de relations que celui élaboré par Austin ?
La septième édition de la Colon classification.
Comme on l'a justement fait remarquer 65, Shiyali Ramamrita Ranganathan, contrairement à Dewey ou Otlet, n'a jamais considéré qu'une classification devait demeurer indéfiniment inchangée : la Colon classification a déjà, depuis trente-sept ans qu'elle existe, subi plusieurs transformations, et son auteur lui reconnaît trois « versions » successives - la troisième, annoncée en 1966 comme devant paraître en 1967, et maintenant prévue pour 197I, constituant la 7e édition 66.
La première version, conçue en 1924 mais publiée seulement en 1933, comprend les éditions 1 à 3, jusqu'en 1950; c'est, dit son « père », un fully but rigidly faceted scheme (un schéma entièrement à facettes, mais rigide); la deuxième version (éditions 4 à 6, 1952-1960, et y compris le 2e tirage, avec additions et modifications, de cette dernière, 1963) est un almost freely faceted scheme (un schéma à facettes presque entièrement libres); la troisième, enfin, sera un freely faceted scheme (un schéma à facette libres) 67.
En fait, et après élimination des complications terminologiques que, comme d'habitude, Ranganathan introduit comme à plaisir 68, il s'agit avant tout de modifications apportées à la symbolisation, en vue d'assouplir celle-ci et de lui faire acquérir plus « d'hospitalité ». La CC ne brillait pas par une grande facilité à l'extension de ses « classes principales » (main classes), son auteur ayant décidé d'utiliser pour leurs indices une seule lettre, suivie de chiffres « décimaux » pour les « divisions canoniques » (i. e., traditionnelles, des différentes disciplines). Pour permettre l'intercalation de groupes « de compréhension partielle » - c'est-à-dire de groupements de classes principales tels que sciences humaines ou sciences sociales - elle avait introduit en 1960 les lettres grecques; en 1963, cet expédient avait été abandonné et remplacé par un autre expédient, un peu plus pratique, il faut le reconnaître : la convention que la lettre Z, ajoutée à l'indice d'une classe principale (une autre lettre) « viderait » celle-ci de son « contenu sémantique » et que, par exemple, BZ, intercalé entre B, mathématique, et C, physique, ne signifierait pas que la classe ainsi symbolisée soit une division de B, mais bien un groupe « de compréhension partielle » - sciences physiques - comprenant physique, ingénierie, chimie et technologie chimique (classes C à F). Désormais, cette pratique est étendue, et ce sont toutes les lettres T à Z qui peuvent s'ajouter aux indices monolitères de classes principales, pour permettre l'insertion, soit de groupements analogues, soit encore de « nouveaux » (pas toujours si nouveaux...) « sujets de base » (basic subjects) : par exemple, la microbiologie (GT), la biologie moléculaire (GUA), la biochimie (GUE), la géochimie (HUE), l'industrie minière (HX) 69.
D'autre part, la classe A, sciences naturelles, qui - en tant que classe « de compréhension partielle » - n'était jusqu'à présent pas divisée, reçoit de nouvelles divisions pour accueillir ce que Ranganathan dénomme des « faisceaux de sujets » (subject bundles), c'est-à-dire des groupes interdisciplinaires tels que l'océanographie ou la recherche spatiale, la pédologie ou la science des matériaux : ces domaines d'étude reçoivent respectivement les indices ABE, AG, AJ, AM 70.
Il convient de remarquer que déjà antérieurement l'utilisation d'indices bilitères ou trilitères avait été admise. Tout d'abord, le procédé dit « arrangement par sujets » (subject device : le mot device, qui a aussi le sens d'expédient, paraît bien choisi...) utilisé notamment dans la classe M, « arts mécaniques », produisait de tels indices : ainsi, les calculatrices avaient reçu un indice MBI, formé par la juxtaposition du M, arts mécaniques, et de BI, arithmétique. Ensuite, la 5e édition (1957) avait introduit dans la classe N, beaux-arts, des indices bilitères pour les « divisions canoniques » - par exemple, NA, architecture, ND, sculpture, NN, gravure - et même trilitères, pour les seules divisions de la gravure (ex. : NNM, lithographie). La 7e édition en préparation semble devoir abandonner pratiquement la subject device pour la classe M, et suivre pour elle la pratique déjà mise en œuvre pour N 71.
L'utilisation des lettres en troisième ou quatrième position est de plus en plus usuelle d'ailleurs dans la CC, par l'accroissement du nombre des divisions dites d'environnement (par environmental device) 72 symbolisées par le chiffre 9 suivi d'une ou deux lettres - de la série L-Z - et de un à trois chiffres (ceux-ci remplacés par T et TI dans les exemples donnés, respectivement pour « animal sauvage » et « éléphant sauvage »), et par l'augmentation, parallèle, du nombre des divisions dites spéciales, utilisant le plus souvent le même chiffre 9, mais suivi d'une lettre de la série A-K et ensuite d'un nombre indéterminé de chiffres. Il n'est pas très facile de définir ce qu'est une division « spéciale ». En physique, sont « spéciales » les divisions concernant la physique moléculaire, atomique, nucléaire, les particules élémentaires, la physique des surfaces, le vide et les hautes pressions, les basses et hautes températures, les potentiels; en agriculture, c'est la culture hydroponique (sans sol); dans la médecine, la pédiatrie, la gériatrie (mais aussi la médecine « des femmes » et « des hommes »); dans la « science hôtelière » (MAX), c'est ce qui concerne les chaînes d'hôtels (MAX9F); en psychologie, on y trouve la psychologie des réfugiés, celles des pauvres et des riches et celle des
courtisans; en science économique, les diverses catégories d'entreprises (petites, moyennes, grandes, privées, publiques, internationales). On serait assez tenté de dire que sont « spéciales » les divisions qui n'avaient pas été prévues dans les anciennes éditions de la CC... 73.
Les autres modifications portant sur la symbolisation concernent les « signes de connexion » (connecting digits). La CC avait commencé sa carrière avec un seul de ces signes : celui auquel elle devait son nom, le deux-points (:). A partir de la 4e édition (1952) s'y étaient ajoutés le point, la virgule et le point-et-virgule (pour les catégories), les flèches horizontales tournées vers l'arrière ou vers l'avant (dans les divisions de temps); à partir de la réimpression en 1963 de la 6e édition, la catégorie temporelle, qui partageait le point avec celle de l'espace, reçut son propre signal connectif, l'apostrophe. Le tiret existait dès la 2e édition (1939) pour ce que Ranganathan appelait à l'époque l'arrangement par autodéviation (auto-bias device) : un exemple fera comprendre ce dont il s'agit. En médecine, L, dans la facette « organes », on a une division 163 pour les bras, et une autre, 36, pour les veines; pour construire l'indice des veines du bras, on peut prendre, au choix, 163-36 ou 36-163 74. L'utilisation de ce signe est maintenant étendue à toute la catégorie des « sujets de base composés », dont voici un exemple : magnétisme en physique quantique CNI-7, ainsi composé : théorie quantique CNI, magnétisme C7 75.
Trois nouveaux signes sont introduits : tout d'abord le &, qui remplace le zéro pour la « relation de phase » - c'est-à-dire pour les traités d'une discipline à l'usage des chercheurs d'une autre discipline, ou bien encore pour la comparaison entre un sujet et un autre sujet, pour l'influence d'un sujet sur un autre sujet, la différence entre deux sujets 76; ensuite les guillemets (« ») comme indicateurs des « divisions antérieures », c'est-à-dire de ce que la CDU appelle subdivisions de forme, à l'exception des manuels et traités : ces divisions étaient jusqu'à présent symbolisées par des lettres minuscules, qui avaient toutes une valeur « antériorisante », plaçant les indices correspondants avant l'indice simple 77; enfin le signe égal (=) pour différencier les titres d'œuvres ayant même initiale 78.
Comme la CC utilise aussi les parenthèses ( ) dans certains cas - qui semblent devoir devenir plus nombreux 79 - le nombre de signes spéciaux différents qu'elle emploie, douze, est supérieur de deux à celui des signes de la CDU.
Il reste une modification importante à signaler dans cette (future) septième édition : le passage de toute une série de divisions relatives, au moins théoriquement, à des « propriétés » de la catégorie énergie, à laquelle elles étaient jusque-là attribuées, à une sous-catégorie « matière-propriétés », distinguée de la catégorie « matière-matériaux ». Nous sommes forcés de préciser qu'il s'agit « au moins théoriquement » de propriétés, car on ne voit pas très bien par quel tour de force Ranganathan peut ranger parmi les « propriétés » la classification, le catalogage ou le prêt; la théorie algébrique des équations différentielles et intégrales; la spectroscopie ; la photo-électricité; l'ensemble de la chimie physique; l'écologie et la génétique aussi bien que l'anatomie, la physiologie et la pathologie; l'occultisme; la phonétique, la morphologie et la syntaxe; la mythologie, la théologie, les hérésies et persécutions religieuses; les sensations, émotions, aussi bien que le caractère, le sommeil, les rêves ou l'hypnotisme; les techniques d'enseignement; les élections ; les cérémonies et le crime (du point de vue sociologique)... 80. Il est vrai que le « placement » (le mot classement semblerait trop inapproprié) de tous ces sujets dans la catégorie « énergie », où ils se trouvaient précédemment, était en réalité tout aussi peu motivé : qu'on puisse les déplacer d'un trait de plume d'une catégorie à l'autre montre bien le caractère arbitraire des catégories ranganathaniennes.
On voit qu'il s'agit bien en définitive d'une nouvelle version, profondément modifiée par rapport à la précédente. Quel sera l'accueil des usagers, contraints à de fort considérables remaniements ? Ranganathan est optimiste : il conclut son article de septembre 1969 par un acte de foi, se basant sur la conscience professionnelle des jeunes bibliothécaires de son pays qui, écrit-il, se feront un point d'honneur de classer les livres selon la dernière version du système 81. Il prévoit que cette troisième version « méritera d'être continuée sans changements importants durant une période plus longue que les versions antérieures ou que n'importe quel autre système de classification sans facettes, ancien ou nouveau » 82. Cependant, l'avenir de la CC, une fois que son auteur - qui a maintenant 78 ans - ne sera plus là pour veiller sur elle, n'est pas encore assuré 83.
Qu'y a-t-il à tirer, aujourd'hui, des recherches de Ranganathan et de ses disciples? La réponse doit être fort nuancée. On ne peut qu'admirer le courage avec lequel ils se sont attachés, avec fort peu de moyens, à une tâche qui, en Occident, a rebuté la plupart des bibliographes et des bibliothécaires : tenter de réaliser une classification documentaire qui corresponde à « l'univers des connaissances » actuel. Ils ont suscité une discussion, montré certaines voies d'approche intéressantes au problème - qui nous paraît un problème-clé dans ce domaine -de l'adaptation de la symbolisation aux besoins de la classification sur le « plan des idées » (idea plane de Ranganathan). Les solutions proposées, cependant, ne semblent pas adéquates. Comme il était déjà arrivé aux réviseurs de la CDU, la tâche de modifier une structure existante donnée en vue de la rendre plus « hospitalière » s'est avérée des plus ardues, et le résultat obtenu n'est pas satisfaisant. Trop de « postulats » ont été tenus pour acquis et des conceptions héritées du passé - telles que le maintien des « classes principales » basées sur la tradition du compartimentage entre disciplines et de « divisions canoniques » fondées sur la pratique des manuels du XIXe siècle - ont été regrettablement maintenues. Il en est résulté, finalement, un grand désordre dans beaucoup de classes, où la séquence des divisions qui résulte de la superposition de rubriques « nouvelles » (pour des sujets qui existaient en réalité, dès 1924, mais n'avaient pas alors été reconnus comme importants, par l'auteur de la CC) aux anciennes rubriques traditionnelles s'écarte de beaucoup du helpful order préconisé par Ranganathan 84.
Un programme de recherches françaises?
Dans le passé - un passé, à vrai dire, déjà lointain - la France a été la terre d'élection des « catalogues méthodiques », comme on les appelait. C'est à Gabriel Naudé et à son Advis pour dresser une bibliothèque que remonte la théorie de la classification bibliographique systématique, et, au XVIIIe siècle, la Bibliothèque royale était, à peu près sans aucun doute, la mieux classée (en même temps que la plus importante) de toutes les bibliothèques occidentales. Un peu plus tard, la classification de Brunet a exercé une grande influence bien au-delà des frontières françaises et l'on sait que Dewey s'en est largement inspiré. Il semble qu'ensuite l'esprit inventif des bibliothécaires et bibliographes de notre pays se soit tari : le dernier système de classification bibliographique original qui ait été réellement appliqué est sans doute celui de Romain Merlin (1842-1847). L'adaptation néo-comtienne de Brunet préconisée par Léo Crozet (1932) ne rencontra guère de succès; le schéma d'Henri Clavier, dont les premières ébauches remontent à 1936-1938 et le dernier état publié à 1955 85 n'a probablement jamais servi qu'à classer la documentation personnelle de son auteur. Si Robert Desaubliaux, Gérard Cordonnier et l'ingénieur polonais Zygmunt Dobrowolski qui vivait alors à Paris, ont été vers 1942-1943 parmi les premiers initiateurs des systèmes dits depuis « à facettes » (par points de vue), il s'en faut de beaucoup qu'ils aient trouvé un terrain aussi favorable à leurs innovations techniques que les membres du CRG londonien, et nos propres recherches, poursuivies de 193I à 1962,
n'aboutirent pas non plus à un système développé. Entre 1944 et 1952, une Commission de classification fonctionna, par intermittences, à l'Union française des organismes de documentation, avec peu de résultats concrets.
Plus récemment, on a pu constater un double mouvement : d'une part, une indéniable influence de systèmes étrangers déjà anciens, en particulier CDU 86 et Dewey 87; d'autre part, un certain intérêt porté à diverses tentatives d'adaptations - assez rudimentaires d'ailleurs - de la théorie des « champs sémantiques » 88. Le CNRS cependant, tout en développant un plan de classification bibliographique fort empirique pour son Bulletin signalétique 89, a par ailleurs établi la Section d'automatique documentaire dont les travaux ont touché par plusieurs côtés à la classification 90.
Il faut reconnaître, cependant, que tout cela reste, dans l'ensemble, assez maigre, et qu'il n'existe en France rien de comparable, à l'heure actuelle, en matière de recherches sur la classification documentaire, à ce qui se fait en Angleterre (au CRG principalement, mais non exclusivement) ou aux États-Unis 91, ou même en Inde...
Peut-être pourrait-on arguer du fait que, après tout, il suffit bien d'adapter à nos besoins nationaux tel ou tel système suffisamment répandu au plan international pour que l'essentiel des travaux de révision et de mise à jour soit fait ailleurs, économisant ainsi aux bibliothèques, centres bibliographiques et centres de documentation français des ressources (en argent et en personnel) dont ils sont fort dépourvus. Cet argument serait valable, si les systèmes en question - en fait, la DC, la LC et la CDU - correspondaient réellement aux besoins actuels. Mais il n'en est rien : comme l'a très bien vu le CRG 92, ces classifications sont aujourd'hui périmées autant que Brunet pouvait l'être, disons, vers 1890. Or, les bibliothèques encyclopédiques françaises (municipales, universitaires) sont, après une longue période de demi-stagnation, entraînées dans un mouvement d'évolution et d'expansion rapide; une grande bibliothèque nationale moderne (celle des Halles) est en gestation; la bibliographie nationale française, il faut l'espérer, va un de ces jours adopter des méthodes nouvelles et s'intégrer dans le réseau international MARC 93. De plus, notre pays a - il ne convient pas de l'oublier - des responsabilités internationales vis-à-vis de ses ex-colonies engagées dans le processus de « construction nationale » (nation building) et qui ont besoin de classifications encyclopédiques : il serait assez lamentable de n'avoir à leur offrir qu'une traduction d'un schéma conçu, voici presque un siècle, par un jeune étudiant d'Amherst College...
On peut donc souhaiter que les Français ne restent point en marge du courant d'études dont nous avons ici signalé quelques directions et espérer que, dans un avenir pas trop lointain, se constituera à Paris un « Groupe de recherches sur la classification », financé par quelque contrat, de la DGRST par exemple.
Il appartiendrait à un tel groupe de définir lui-même ses directions de recherche ; néanmoins, on peut sans doute essayer d'en tracer les grandes lignes.
La démarche la plus rationnelle est probablement de partir de l'analyse de la classification considérée comme un langage d'une espèce particulière (langage documentaire, dans la terminologie de Coyaud), et d'envisager séparément - pour la commodité de l'étude, tout en sachant bien qu'une telle séparation a quelque chose d'artificiel et doit être accompagnée d'une confrontation des résultats partiels obtenus - les différents « niveaux » de ce langage : niveau des phonèmes et graphèmes 94, niveau des monèmes (lexèmes et morphèmes), niveau des syntagmes 95.
Il faut cependant noter ici un risque, auquel Coyaud ne semble pas avoir échappé : celui de considérer trop exclusivement la forme du langage documentaire, et de négliger sa substance 96. En suivant ainsi la méthode d'une linguistique qui apparaît aujourd'hui comme assez dépassée, même si elle se limite aux langages « naturels » 97, on s'expose à laisser de côté l'essentiel de ce qu'il importe d'étudier s'agissant de « langages classificatoires » : la façon dont ils organisent « l'univers des connaissances ».
De ce point de vue, il conviendrait d'examiner systématiquement la validité des diverses entreprises conduites, soit pour appliquer (de manière, en général, fort contestable) la théorie des champs sémantiques (Syntol, « liste commune de descripteurs » OCDE), soit pour baser la classification documentaire sur la théorie des systèmes généraux et celle des niveaux d'intégration (CRG). Une attention particulière devrait d'autre part être portée à la critique des notions de sujets principaux et de sujets de base, telles que nous les trouvons chez Ranganathan; à cet égard, une recherche intéressante consisterait à examiner les bases institutionnelles de la différenciation des « disciplines » et sous-disciplines scientifiques et de leurs groupements 98 : c'est, à notre avis, la seule méthode objective pour établir - autrement que par des « postulats » à la Ranganathan - une liste de sujets principaux et de sujets de base qui corresponde à l'organisation de la communauté scientifique, telle qu'elle existe en fait 99.
Il semble qu'un des points à élucider au départ soit le suivant : dans quelle mesure une classification encyclopédique nouvelle doit être une classification uniquement d'objets d'étude (les things du CRG) et dans quelle mesure elle doit au contraire (ou en plus) tenir compte des disciplines (et sous-disciplines) ? Il est clair que le principe de la « caution bibliographique » - traduisons, ainsi, avec Coyaud, le literary warrant des Anglais - implique la deuxième solution, car il existe de nombreux périodiques, traités, etc., concernant chaque discipline ou sous-discipline. Mais il est non moins évident que les classifications existantes (DC, CDU, LC, CC, BBK) basées sur une répartition primaire des sujets par disciplines ne sont pas plus satisfaisantes à notre époque qui est celle des regroupements « interdisciplinaires », de l'estompage - voire de la disparition - des frontières traditionnelles entre disciplines, et du développement des recherches « thématisées » 100. Une « voie moyenne » doit donc être trouvée : que ce ne soit pas là une tâche facile, on en verra la preuve dans le résultat plutôt médiocre de la tentative faite en ce sens par Wâhlin.
Enfin, - et sans que la précédente énumération ait quelque prétention à l'exhaustivité - il faudrait étudier, plus sérieusement qu'on ne l'a fait jusqu'ici, les rapports entre classifications spécialisées et classifications encyclopédiques : le fait que, tout récemment, après une longue et coûteuse étude, l' American institute of physics ait rejeté la CDU et élaboré une nouvelle classification de la physique, qui se présente comme une classification autonome au sens de Dobrowolski, est probablement, à cet égard, de nature à stimuler la réflexion. 101