Lecture passive et lecture active

Robert Escarpit

Les progrès techniques ont provoqué dans l'évolution de l'imprimerie deux étapes : le début du XIXe siècle et le milieu du XXe. Avec le développement des littératures de masse, la communication entre l'auteur et le lecteur s'est trouvée interrompue, s'est effectuée à sens unique. L'Institut d'études des techniques artistiques de masse a réalisé à ce propos de nombreuses enquêtes dont l'auteur présente ici quelques conclusions

Je suis heureux de cette première prise de contact et j'insiste sur le mot première. J'espère que nous nous reverrons. Je ne vais pas vous faire un cours, je ne vais même pas vous faire une conférence. Je vais essayer de vous expliquer, puisque c'est un premier contact, ce que nous essayons de faire à l'Institut dit « de littérature et de techniques artistiques de masse » que je dirige à Bordeaux depuis un certain nombre d'années et qui poursuit des recherches depuis maintenant neuf ans dans le domaine de la sociologie, de la littérature et de la sociologie du livre. Je vais essayer de vous dire ce que nous essayons de faire avec un certain nombre de tâtonnements. Je vais vous parler de la partie vivante de notre recherche, peut-être la plus intéressante parce que ce sont les hypothèses de travail sur lesquelles nous travaillons depuis quelques années et sur lesquelles nous allons travailler encore quelque temps avant de publier nos travaux.

J'ai pris ce titre de « Lecture active et lecture passive » parce qu'il faut bien prendre un titre mais c'est tout de même de cela qu'il s'agit. Je ne le traiterai pas sur le plan psychologique. Je vais vous montrer comment nous avons été amenés à essayer de comprendre ce qu'est le mécanisme de la lecture dans un groupe humain. Nous allons partir d'un fait, d'une simple observation de base. Je suis en train de parler devant vous sans notes parce que les notes sont de simples moyens orthopédiques de la pensée; je le fais facilement parce que je vous vois... Vous êtes devant moi. Je vous regarde et il m'est facile de vous parler, d'improviser, de répondre en quelque sorte à la réponse que vous-même, vous m'envoyez silencieusement par votre présence. Supposez maintenant qu'un rideau de fer s'abaisse entre nous et que je reste en présence de ce microphone, eh bien! je serais vraiment tout à fait incapable d'improviser. Je me sentirais d'abord parfaitement ridicule et je serais glacé parce que le microphone est un instrument fidèle mais il n'envoie pas de réponse. C'est là une chose qui est bien connue de tous ceux qui pratiquent la radiodiffusion ou même la télévision. Il est tout à fait impossible d'improviser dans la solitude d'un studio devant un microphone : il faut lire un texte ou bien il faut pratiquement réciter quelque chose par cœur ou connaître tellement bien son affaire qu'on peut faire pour ainsi dire une sorte de lecture interne de sa pensée ou alors il faut discuter avec quelqu'un, décrire quelque chose. En fait, l'improvisation solitaire est impossible devant un microphone, à ce point que les gens qui ont besoin d'improviser devant un microphone ou une caméra de télévision mettent, en général, deux ou trois auditeurs cachés derrière l'appareil, de façon à s'adresser à eux et à donner l'impression qu'ils s'adressent à l'ensemble du public. Ce phénomène, c'est celui que nous appelons, dans l'horrible jargon des sciences humaines, le feedback. On peut aussi dire la « réinjection » mais cela fait un peu barbare; je préfère dire feedback. C'est simplement un phénomène qui existe dans tout fait de communication. Vous l'avez dans les relations humaines, vous l'avez dans la publicité, vous l'avez même dans les sciences. C'est le fait que, lorsque vous envoyez un signal, il n'est pas à sens unique : il produit un effet, il réagit sur le milieu où vous vous trouvez vous-même et par conséquent réagit indirectement sur vous.

Par parenthèse d'ailleurs, il arrive, en littérature, que ce phénomène de « réinjection » prenne des proportions dangereuses, comme lorsque vous approchez trop près le haut-parleur du microphone. Vous avez dû observer cela : il se produit ce que l'on appelle l'effet Larsen - autrement dit, une réinjection du moindre signal que vous lancez, du moindre son que vous émettez, qui produit un hurlement absolument affreux. Eh bien! vous avez ce hurlement affreux en littérature par exemple lorsqu'un auteur est trop proche de son public, qu'il reçoit trop violemment le feedback de son public, qu'il est trop conscient de son public. A ce moment-là, l'auteur se conduit comme un microphone et un haut-parleur. Il répète son signal à l'infini, inconsciemment quelquefois, consciemment quelquefois, et le résultat est une mode littéraire qui va souvent vers une dégradation. C'est un phénomène qui est arrivé plusieurs fois depuis qu'il existe une littérature à grand tirage. C'est arrivé à Lord Byron au début du XIXe siècle. Cela a donné le « byronisme ». Byron a pris la solution la plus rationnelle dans ce cas-là. Il a éloigné le haut-parleur du microphone, involontairement d'ailleurs : il est parti pour l'Italie. Il a dit : « Surtout ne m'envoyez plus d'échos de ce que j'écris. C'est fini. Je ne veux plus savoir ...» Et à ce moment-là, il a pu écrire autre chose : le feedback s'est interrompu.

Ceci n'était qu'une parenthèse. Il n'empêche que cette réinjection, ce retour du message est le fait fondamental de toute communication culturelle. Voyez-vous, quand nous avons commencé, - je dis nous parce que nous sommes un certain nombre dans le monde à avoir commencé ces recherches à peu près en même temps dans une dizaine de pays, parce que c'était le moment, parce que l'inquiétude commençait à se manifester sur les problèmes de la lecture, de la littérature de masse, de la communication de masse, des moyens audio-visuels, - nous nous sommes tous heurtés à cette question : qu'est-ce qui est littéraire et qu'est-ce qui ne l'est pas ? Parce que, après tout, parler de communication, c'est facile, mais quand on veut parler de communication de type littéraire, de type culturel, on se heurte tout de suite à des problèmes de valeur et de hiérarchie. Vous connaissez cela. A partir de quel moment un livre est-il littéraire ? A partir de quel moment ne l'est-il pas ? Est-ce qu'Astérix est de la littérature ? Est-ce que les livres de mon ami Frédéric Dard sont de la littérature ou non ? Si Frédéric Dard, c'est de la littérature, et on peut le soutenir, personnellement je le prétends, est-ce que ceux de Paul Kenny qui publie dans la même collection en sont ? C'est plus douteux. Voyez-vous, il y a un moment où il faut se demander où est le barrage, où est la limite. Eh bien, l'hypothèse de travail fondamentale à laquelle nous nous sommes arrêtés et sur laquelle nous travaillons depuis de nombreuses années, c'est celle-là: lorsqu'il y a feedback il y a un phénomène littéraire; lorsqu'il n'y a pas feedback, il n'y a pas de phénomène littéraire. La communication à sens unique n'est pas littéraire, la communication avec retour du message l'est. Vous voyez pourquoi : là, en ce moment, étant en train d'improviser, je fais un acte littéraire, puisque j'ai une pensée qui évolue à mesure que je vous parle et que je cherche une expression originale pour l'exprimer. Si, en revanche, je vous parlais par le truchement d'un enregistrement magnétophonique que j'aurais pré-enregistré et qui vous serait diffusé, ce serait une communication à sens unique et qui n'aurait pas un caractère littéraire mais un simple caractère d'information. La nature même de mon discours serait différente.

Donc, je vous demande au départ d'admettre cela comme une hypothèse de travail. Nous partons de là. Vous voyez tout de suite les problèmes que cela va poser. En effet, cette réinjection, je vous l'ai présentée à propos d'une communication orale. C'est que dans la communication orale, cela va tout seul. Peut-on contester le mot de littérature appliqué à ce qui est oral? A l'origine de toute littérature, nous avons le conteur qui communique avec son auditoire et qui, lui, fait bien acte littéraire puisqu'il modifie son expression selon ce qu'il ressent, selon ce qu'il perçoit, selon ce qu'il sait directement de son auditoire. J'ai vu, aux portes de Meknés, il y a quelques années, un conteur qui parlait à une trentaine de personnes. C'est très fréquent au Maroc et dans tout l'Orient, au Moyen-Orient, en Afrique. Ce conteur de Meknès parlait à un auditoire très attentif. Or quand je me suis approché, je me suis aperçu qu'il s'aidait pour parler d'un photo-roman venu de France. Il faisait acte littéraire : il partait d'un message stéréotypé mais le traduisait en fonction d'une situation vivante qui était exprimée par la présence de son auditoire. Donc tant que nous avons la communication orale du conteur, pas de problème.

Fort heureusement, vous le savez, on a un jour inventé l'écriture, c'était le moyen de vaincre le temps c'est-à-dire que la lettre, le signe, retrouvés des millénaires après, permettaient de retrouver la pensée. Malheureusement, le problème c'était celui du transport de la pensée, le problème de vaincre l'espace. Or la lettre n'est devenue vraiment utile que le jour où le livre a été inventé. C'est une petite observation que j'ai faite : je me suis aperçu que pratiquement dans toutes les langues le mot qui désigne le livre désigne le support souple et léger qui permet de recevoir rapidement les signes donc de les multiplier et de les transporter facilement ! « Book », «buch » en allemand c'est la même racine que « buis », c'est l'écorce, « Liber » en latin c'est aussi l'écorce... « Kniga » en russe c'est paraît-il la même racine que « King » en chinois qui désigne la trame de la soie sur laquelle on trace des signes, etc... Vous pourriez continuer, vous trouveriez que toutes les langues, effectivement, ont la notion du livre à partir du moment où elles ont la notion du transport de la pensée.

Donc, ce qui est important ce n'est pas tellement l'invention de l'écriture, c'est l'apparition du livre, c'est-à-dire le moment où la pensée a pu être diffusée. A ce moment-là s'est posé immédiatement un nouveau problème puisque, dans le temps comme dans l'espace, celui qui exprime n'est plus là pour recevoir le feedback, la réinjection, l'écho... : il a été résolu très vite et pour une raison simple : la diffusion se faisait dans un milieu extrêmement étroit quand le livre manuscrit est apparu; la diffusion n'a jamais dépassé alors 200 ou 300 exemplaires. Je crois que le plus gros tirage enregistré à Rome est de l'ordre de 600 exemplaires, et c'est exceptionnel. Ce sont des diffusions réduites qui se font dans des milieux très étroits ou bien à l'intérieur des cités ou dans un milieu social relativement restreint de gens qui, pratiquement, se connaissent. L'écho revient donc assez facilement. Par dessus le marché, il y a un intermédiaire qui est là pour introduire des distorsions, des modifications à la demande : c'est le copiste. Parce que le copiste ne copie pas aveuglément; c'est de cela que vivent mes collègues qui font de l'épigraphie ou qui établissent des textes. Quand le copiste ne comprend pas, quand il trouve un mot qui n'a pas de sens pour lui, il en met un autre à la place. C'est très précieux parce que cela nous renseigne sur l'outillage verbal d'une époque. Vous connaissez le fameux passage d'Homère : « Si tu veux aller loin, mets ta rame sur l'épaule et marche jusqu'à ce que tu rencontres un homme qui te dise : qu'est-ce que c'est que cette pelle à blé? » C'est-à-dire un homme qui connaît assez peu la mer pour croire que la rame est une pelle à blé. Eh bien! le copiste de l'endroit dont parle Homère, s'il trouve le mot « rame », mettra « pelle à blé » à la place ! Le copiste a donc joué un rôle fondamental, il a mis des gloses, des interprétations, quand il n'a pas changé les mots. Dans l'œuvre littéraire telle qu'elle a été conçue jusqu'au XIIIe siècle, le texte change sans arrêt et change sous la pression des publics successifs dont il reçoit effectivement l'écho, le feedback. Il y a là une lecture participante, une lecture active de tout milieu social.

Et puis un jour vient le moment où le milieu lisant est tellement important, tellement vaste que les ateliers de copistes, après s'être développés considérablement, cherchent un moyen pratique d'aller plus vite : ils ont trouvé l'imprimerie. L'imprimerie n'a pas été une invention tellement sensationnelle sur le moment : c'était une simple technique, pour donner un peu plus de rendement aux ateliers de copistes. Seulement le résultat a été immédiat. C'est que l'imprimerie fige physiquement une fois pour toutes le texte puisqu'on n'a plus besoin de le recopier et qu'il suffit de réimprimer. A ce moment là, se produit un double phénomène que mon collègue René Wellek a très bien mis en lumière, c'est premièrement la disparition de l'anonymat, deuxièmement le fait que le texte devient ne varietur, c'est-à-dire que le texte imprimé étant désormais facile à reproduire exactement tel qu'il est, ce qui était l'exemplaire, le document duquel on partait pour copier devient l'image de ce qui désormais sera le texte littéraire. De ce fait, puisque la fidélité du texte à l'original est fondamentale, la signature qui l'authentifie devient fondamentale et l'anonymat de l'œuvre littéraire disparaît.

Cela change complètement la nature de la littérature. A partir de ce moment-là, nous avons des textes figés. Alors on se demande « Comment peut se produire désormais l'écho littéraire ? Il peut encore se produire et pour une raison très simple : c'est que le « milieu lisant » reste très étroit. Vous savez que les incunables étaient tirés à 500, 600 exemplaires, que le tirage atteignait à peine 1500 au XVIIe siècle. Au XVIIIe, un best-seller comme Pamela de Richardson s'est tiré à 6 ooo et on en a vendu 22 000, je crois, en 40 ans. C'est dire que la diffusion est tout de même réduite! Résultat : même s'il ne connaît pas personnellement ses lecteurs comme le faisaient les auteurs de l'Antiquité, l'auteur se les représente assez bien. Il a un rapport immédiat avec eux, c'est son milieu. Je cite souvent cette phrase de Charles Pinat Duclos qui disait : « Je connais mon public. Il n'y a personne qui n'ait son public, c'est-à-dire une portion de la société commune dont il fait partie. » Ceci, c'est en 175I, si je ne me trompe. C'est une phrase qui cinquante ans après n'a plus de sens, absolument plus de sens! C'est même le contraire : c'est la Bouteille à la mer de Vigny. On ne sait plus où va l'œuvre littéraire alors qu'en 1750 on le sait très bien encore. Un homme comme Voltaire, un homme comme Diderot savent qui sont leurs lecteurs, Richardson aussi. Ils se les représentent.

D'autre part s'organise à ce moment-là un système d'écho car tout de même la masse lisante est assez grande pour qu'on ait besoin d'institutionaliser l'écho. Alors apparaît la critique littéraire dans les journaux qui se développent. Cette critique exprime la réaction de représentants moyens du milieu lisant. C'est à ce moment-là donc qu'apparaît une opinion littéraire qui évidemment modifie dans un certain sens le message de retour mais lui donne une certaine amplification, et lui permet en tous cas de réagir fortement sur l'écrivain. Cela se passe au XVIIIe siècle.

Au XIXe les choses changent complètement parce que, d'un seul coup, une autre mutation, en dimensions, affecte le public lisant. Le méthodisme en Angleterre a été un des instruments les plus efficaces pour propager la lecture - Vous savez que John Wesley insistait sur le fait que le livre, quel qu'il fût, était l'instrument, de la connaissance de Dieu. Les pasteurs wesleyens colportaient des livres. Les Wesleyens ont inventé le livre à un penny. Ils ont pratiquement inventé le « livre de poche ». Ils ont même fait des « digests ». Le méthodisme n'est qu'un des éléments qui ont créé le goût de la lecture en Angleterre mais c'est un élément déterminant. La Révolution en France également.

Le fait est qu'au début du XIXe siècle la pression du public lisant est telle qu'il faut aller plus loin que l'imprimerie de Gutenberg. La presse de Gutenberg, c'est encore la presse de 1780-90. Regardez les illustrations. Vous verrez toujours la même presse plate avec l'ouvrier armé des deux tampons classiques pour encrer et les compagnons qui font passer le rouleau sur la feuille à plat. La vitesse de production à la fin du XVIIIe siècle est, d'après les normes des corporations, de 3 500 feuilles par compagnon et par jour : c'était peut-être 40 ou 50 % de plus que du temps de Gutenberg, à peine! Or du jour au lendemain pour répondre à cette nouvelle demande, on fait ce qu'on aurait pu faire beaucoup plus tôt, de même qu'on aurait pu inventer l'imprimerie beaucoup plus tôt. On accroche une machine à vapeur à cette presse et on voit apparaître en Allemagne, surtout en Angleterre, la presse mécanique, la plus perfectionnée étant la « John Walter » qui est de 1810 et, instantanément, les tirages passent à 6 000, 7 000, 10 000 puis atteignent à 100 000. Alors que de la Pamela de Richardson il s'était vendu 22 000 exemplaires en 40 ans, à la fin du XVIIIe siècle; Byron a vendu 10 000 exemplaires du Corsaire dans la journée et 100 000 dans l'année. Le changement d'échelle est manifeste.

A ce moment-là, il y a de nouveau coupure entre l'auteur et le lecteur, une coupure très grave parce qu'on ne voit pas alors comment la communication pourrait s'établir. Je vous citais Byron tout à l'heure. Byron, un jour, reçoit une lettre d'un lecteur de l'Oregon... Incroyable! J'ai un lecteur dans l'Oregon! » Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire qu'être lu dans l'Oregon ? Il estime que c'est comme recevoir un message du pays des morts. Pour lui c'est une sorte de vertige de pensée, un trou noir : « J'ai un lecteur dans l'Oregon, j'en ai probablement d'autres ailleurs. » Effectivement, il en avait d'autres. Il n'avait même pas besoin d'aller en Oregon. Il lui suffisait d'aller dans la banlieue de Londres. Le lecteur suburbain que Byron méprisait tellement d'ailleurs, le lisait et il était bien incapable de se le représenter. Walter Scott était également incapable de dire qui étaient ses lecteurs. L'écrivain de cette époque finit par s'enfermer dans cette idée que jamais il ne connaîtra son véritable lecteur. C'est l'époque où l'écrivain ou s'enferme dans sa tour d'ivoire ou s'enferme dans sa chambre pour boire du café comme Balzac ou s'enferme dans son grenier comme Hawthorne en Amérique... On s'enferme parce qu'il n'y a plus de communication.

Là commence le problème de notre époque : l'appareil d'écho continue, existe, mais il ne représente plus qu'une minorité de lecteurs. C'est-à-dire qu'il y a des critiques littéraires, il y a des milieux littéraires, des cénacles, on discute, on cause et un écho se produit. Je vous disais que Byron était trop près de son écho, oui, mais quel écho ? Le Londres aristocratique, le club de l'Atheneum, le milieu des écrivains romantiques : oui évidemment cet écho-là, il l'avait mais il ne représentait qu'une minime partie du vrai public de Byron, qui était fait de petites pensionnaires ou de gens qui habitaient la banlieue de Londres ou la banlieue de Manches-ter et cherchaient une évasion dans les poèmes exotiques de Byron. Et le mythe de la Bouteille à la mer, cité tout à l'heure, ce sentiment de la solitude morale de l'écrivain romantique exprime bien cette situation. Les écrivains du XIXe siècle, notez-le, ont tous cherché un moyen d'échapper à cette solitude. Ils en ont trouvé un qui est valable puisque c'est celui préconisé par Jean-Paul Sartre pour notre époque. Ils n'avaient plus la communication directe avec leur public. Ils l'ont cherchée tout simplement par l'engagement. C'est à ce moment-là que les écrivains commencèrent à faire de la politique. Demandez-vous pourquoi les écrivains français, les romantiques français ont tous fait de la politique. Evidemment vous direz c'est parce que la situation était politique, mais elle l'était auparavant aussi. L'écrivain du XIXe siècle fait de la politique parce qu'il cherche à retrouver une communication avec son public, un écho. Lisez ce que dit Victor Hugo sur l'écrivain utile, et sur l'écrivain du dimanche : « Ne soyez pas des génies inutiles ». C'est très important, cette notion de l'écrivain qui ne peut pas supporter d'être coupé de son public, de sa collectivité. Et, en fait, si vous regardez ce qui s'est passé au XIXe siècle, quand les intellectuels ont eu des déceptions, en 1848, ils se sont renfermés dans leur tour. Ce fut la période de l'art pour l'art. Cela n'a pas duré d'ailleurs : très vite on débouche sur le naturalisme et le naturalisme s'est relancé dans la bagarre. La notion même de l'intellectuel est né de ce besoin d'intervention. Savez-vous quand est apparu le substantif « intellectuel » ? Il est apparu le Ier janvier 1899 - si je ne me trompe - dans un manifeste en faveur de Dreyfus. Il s'appelait : Manifeste des intellectuels. Et quand vous regardez les noms qui sont en bas de ce manifeste, vous trouvez tous les écrivains de cette époque, de Zola à Proust. Il y a là une sorte de tentative pour reprendre le contact perdu.

C'est nécessaire et insuffisant. C'est d'autant moins suffisant maintenant que nous avons franchi un nouveau seuil. A notre époque, en effet, il se produit une situation analogue à celle du début du XIXe, en ce sens que nous venons de faire un nouveau saut numérique. La lecture se développe dans des zones de la population qui l'ignoraient il y a encore une génération. De plus en plus, la lecture se développe, même si l'on peut reprocher à notre littérature d'être une littérature de mandarins. Les éditeurs ne me démentiraient pas là-dessus : ils affirment, et c'est vrai, que leurs ventes augmentent. On lit davantage, on lit de plus en plus mais on lit dans des zones de la société qui ne sont pas « connectées ». C'est un point important. Nous allons en parler.

De plus, on lit dans des pays où on ne lisait pas avant. Il y a des mondes extérieurs de la lecture. Vous direz : « Oui, mais est-ce très important pour l'écrivain européen. » ? Oui, c'est important. Les pays gagnés à la lecture ne produisent pas encore : c'est la production d'un certain nombre de pays déjà dans le circuit qui, pour le moment, va vers eux. 75 % des traductions publiées dans le monde émanent de 6 pays, c'est-à-dire que la production littéraire de 6 pays alimente les 3/4 de la consommation du monde. Ces 6 pays sont : Les États-Unis, la Grande-Bretagne, l'Allemagne, la France, l'Espagne, l'Union Soviétique. Ce sont les plus grands exportateurs de livres à l'heure actuelle. Leur production représente 75 % de la consommation du monde mais représente une proportion infiniment moindre de la population. Donc une minorité s'adresse à une énorme masse que jamais, jamais l'écrivain n'imaginera. N'importe quel écrivain à notre époque, français par exemple, plus encore s'il est américain ou anglais, peut être traduit en bengali, en hébreu, en tamoul... Pour ma part, j'ai été traduit dans une vingtaine de langues mais je ne peux pas me représenter les gens qui me lisent. De Bordeaux, c'est tout de même difficile de recevoir l'écho d'Osaka ou de Kiev.

Cet abandon de son œuvre par l'écrivain est infiniment plus grave qu'il y a un siècle. Même dans le pays où l'on vit, il y a effectivement une masse de gens de plus en plus grande qui lisent mais cette masse n'envoie pas d'écho. C'est un phénomène que nous avons essayé de mettre en lumière par divers moyens qui font l'objet de nos recherches à Bordeaux. Nous avons montré, par exemple, que la distribution des librairies dans une ville comme Bordeaux était telle qu'à aucun moment aucun travailleur n'a jamais l'occasion de passer devant une librairie quand elle est ouverte. Qu'est-ce que cela veut dire ? Ceci : l'endroit où, effectivement, on peut donner un écho, c'est la librairie. La librairie a une politique commerciale, elle suit le goût de la clientèle. Si le libraire est bon, il cause avec ses clients, il parle aussi avec le représentant de son éditeur, il envoie un écho, un écho important. Or la masse des travailleurs de Bordeaux ne va jamais dans une librairie. Quand on regarde qui achète des livres, on s'aperçoit que cette masse achète beaucoup de livres, en lit de plus en plus, en lit même plus que les cadres, car, il faut bien dire qu'à notre époque les cadres même intellectuels lisent de moins en moins.

Un jour, j'ai joué au jeu de la vérité avec douze de mes collègues au Rectorat de Bordeaux. Je leur disais : « Nous lisons de moins en moins, vous ne lisez plus. Nous allons jouer au jeu de la vérité. » C'était au mois de juin. Je leur ai dit : « Qui d'entre vous, d'entre nous, a lu cette année un roman paru cette année ? » « Eh bien! aucun, moi y compris. C'est quand même inquiétant n'est-ce pas ? Or, c'est nous qui faisons le goût, c'est nous qui renvoyons l'écho. C'est notre milieu qui renvoie l'écho. Alors que si, dans le même temps, je demande au comité de liaison des bibliothèques d'entreprises organisé par les syndicats à l'ILTAM, combien de livres ont été lus j'en trouve des quantités. Mais ce public-là ne renvoie pas d'écho. D'une part, il n'est pas représenté par des critiques littéraires, il ne participe pas aux conversations, il ne participe pas à ce mouvement des esprits qui existe autour des universités, autour des maisons d'édition et d'autre part, même dans ses achats, il reçoit le livre à sens unique puisqu'il achète les livres dans des débits de livres qui ont un système de distribution à sens unique. On met le livre en vente. S'il n'est pas vendu, on le retire. C'est une opération globale. On ne regarde même pas quelle est la nature du livre non vendu. Regardez comment les choses se passent dans une bibliothèque de gare par exemple. C'est typique! Dans certains pays, ça va encore plus loin : aux États-Unis, par exemple, où on pratique beaucoup les paperbacks - les livres brochés -, les exemplaires non vendus sont détruits sur place. On fournit au libraire un appareil à déchirer le papier, à le réduire en charpie. Cela coûte moins cher de procéder ainsi que de renvoyer le livre car si vous le renvoyez, il faut le porter, le stocker. Dans un tel système il n'y a plus de feedback. Même ce simple petit retour physique de l'invendu n'existe plus.

Les moyens de communication de masse, très importants à notre époque, aident la lecture en élargissant l'arrière-plan des lecteurs, en leur donnant une vue du monde et un langage. Partout où la télévision arrive, le livre suit, mais il suit comment ? Il suit à sens unique parce que les moyens de communication de masse n'ont pas leur réinjection. Et malgré les efforts de tous les instituts, de tous les offices de télévision et de radiodiffusion, on n'a jamais pu valablement obtenir la réaction du téléspectateur ou de l'auditeur. On ne peut faire que des sondages, des évaluations, mais une participation constante, active, permanente n'existe pas par la nature même de ces moyens. La conséquence est grave, nous en avons l'expérience. Quand un besoin de lecture existe dans une population donnée, qu'il est satisfait « à sens unique », on observe invariablement l'apparition d'une sous-littérature, c'est-à-dire d'un type de littérature stéréotypée, produite d'une manière en quelque sorte industrielle. Je m'explique : chaque mutation du livre et de la littérature a été due à la pression d'une nouvelle population qui avait des besoins de lecture sur une minorité qui détenait le système de « réinjection ». Prenons, au XIIIe siècle, le clerc latinisant dans son monastère : c'est lui, la littérature, et la nouvelle bourgeoisie marchande dans les villes est la nouvelle masse qui veut lire. La nouvelle bourgeoisie marchande veut lire mais elle refuse de lire les traités latins de théologie. Ils ne l'intéressent pas, parce qu'elle ne sait pas le latin et parce qu'elle a d'autres préoccupations. Elle demande d'abord des ouvrages en roman, en langue romane. C'est pour cela d'ailleurs qu'on les a appelés des « romans ». Au début, c'était de simples traductions et on en a fait des ouvrages originaux. Ensuite, elle demande des choses qui l'intéressent. Alors, on lui en donne. Dans les premiers incunables il y a des bibles, bien sûr, mais il y a beaucoup de traités d'échecs ou d'héraldique ou de comptabilité, et surtout des œuvres de fiction. Qu'est-ce que Caxton a publié comme premiers ouvrages ? Des recueils d'histoires de la guerre de Troie, c'est-à-dire l'équivalent des westerns... Le roman d'Arthur, qu'est-ce, sinon un western médiéval? Et d'ailleurs, je peux vous citer des textes de moines anglais de cette époque qui protestent contre cette abominable sous-littérature qui pervertit le goût et la morale. Ils parlent de Tristan et Yseult exactement comme un intellectuel bien-pensant de notre époque parlerait des bandes dessinées ou peut-être de la télévision. C'est à peu près le même type de réaction. Que se passe-t-il alors ? Cette sous-littérature qui est au début effectivement de la sous-littérature - il y a beaucoup de fatras, -quand la pression est suffisante, quand la masse arrive vraiment à s'imposer, à prendre elle-même en mains l'appareil d'écho, à ce moment-là, cette sous-littérature devient la littérature.

Même histoire pour l'apparition du roman moderne. Au XVIIe siècle, en Angleterre, vous avez également une minorité lisante très complexe. Je n'ai pas le temps de vous la décrire. Il y a une minorité qui fige la littérature dans certains genres. La masse est la bourgeoisie moyenne, celle qui se bat pour le parlementarisme. Cette bourgeoisie moyenne que veut-elle ? Les traités de théologie des puritains ne la passionnent pas. Qu'est-ce qui l'intéresse? Mais du sang à la une! la biographie de criminels. Il y a au XVIIe siècle, en Angleterre, une immense sous-littérature : des biographies de criminels en feuilles à deux sous, circulant sous le manteau. Les puritains n'aimaient pas cela. En 1688, cette classe arrive au pouvoir et quelques années plus tard un de ses membres donnant l'écho et recevant l'écho, Defoe, écrit Moll Flanders, qui est une interprétation littéraire, avec écho, de la biographie de criminel. Je pourrais continuer ainsi. Les romans de Walter Scott lui-même en sont un anti-exemple. Walter Scott les a écrits contre son gré. Il ne voulait même pas les signer tellement il avait honte d'écrire des romans; c'était pour lui un genre sous-littéraire.

A notre époque, nous avons de même une immense sous-littérature. Jamais, nous n'avons eu une sous-littérature aussi prodigieuse. Vous savez comme moi que la masse de ce qui est lu, c'est le photo-roman, la bande dessinée, le recueil de bandes dessinées, quelquefois le magazine féminin. Tout cela est d'ailleurs de bonne qualité. L'analyse du contenu montre que le magazine féminin du xxe siècle donne, sur papier glacé, très exactement le même contenu que la hotte du colporteur du XIXe siècle. C'est la même proportion de soins de beauté, romans sentimentaux et horoscopes. Là, nous avons toute une sous-littérature qui ne demande qu'à être mise en circuit pour devenir littérature.

C'est vrai d'ailleurs, aussi bien dans la société technologique que dans la société en voie de développement. Je l'ai constaté quand je suis allé au Pakistan, l'année dernière. Mon ami Ibne Insha, président du Conseil national du livre du Pakistan, m'a dit : « Notre littérature est insuffisante, nous n'avons pas assez de livres, nous n'en vendons pas assez, etc... » Et quand je suis arrivé à Lahore, aux abords du bazar, que j'ai vu des centaines d'éditeurs populaires qui vendent des centaines de milliers de contes populaires traditionnels et stéréotypés, j'ai dit à Ibne Insha : « Mais la voilà! votre littérature. Mettez ces gens là en circuit et, à ce moment-là, vous aurez une littérature qui sortira de là. Ne les laissez pas isolés, ne les laissez pas consommer d'une manière passive, donnez leur une voix, donnez leur le sens de leur propre goût, donnez un moyen d'expression à ce goût et vous verrez de votre littérature de bazar, sortira une littérature, car c'est arrivé chez nous, c'est arrivé cinq, six fois, dix fois dans l'histoire du dernier millénaire. Il n'y a pas de raisons que cela n'arrive pas encore. »

Voilà donc le problème : comment mettre le lecteur passif en circuit ? c'est un problème de « réinjection ». Je vais vous décrire deux des recherches, que nous avons faites au cours des dernières années pour vous montrer comment on peut peut-être trouver un moyen - je ne dis pas encore un moyen institutionnel - l'institution ce sera votre affaire à vous, gens qui seront chargés de la lecture : ce n'est pas la mienne. La mienne est d'essayer de fournir les techniques permettant d'une part d'identifier le comportement de ce lecteur que nous ne connaissons pas et son langage, d'autre part, de déterminer comment on peut agir sur lui et le faire réagir. Quand vous regardez ce lecteur de masse qui lira d'ailleurs aussi bien de la sous-littérature que la littérature reconnue - l'une ou l'autre, cela n'a pas d'importance - vous vous apercevez qu'il sait très bien ce qu'il veut. Nous avons organisé à Bordeaux pendant plusieurs années un « Prix des mille lecteurs ». Nous n'organisons pas un pool, nous n'organisons pas un coucours numérique ce qui n'aurait pas de sens puisque nous cherchons à trouver la « réinjection ». Il nous faut donc une opinion exprimée, motivée dans un langage compréhensible. Il ne s'agit pas de savoir celui qui est numériquement le plus lu, d'enregistrer une attitude de lecteurs passifs qui disent : « J'aime, je n'aime pas. » Nous procédons par enquêtes. Je ne vous décris pas nos procédés, ce serait un peu long. Les deux premières années, nous avons été même jusqu'à amener, sur la scène du théâtre où se donne le prix, le téléscripteur relié à un ordinateur qui nous permettait de rendre présents sur la scène les mille lecteurs qui avaient participé à l'enquête, et de les interroger par l'intermédiaire de l'ordinateur. En tout cas, le procédé que nous avons employé pendant les deux premières années consistait à amener sur la scène les deux écrivains arrivant en tête de la compétition. En gros, si vous voulez, il y a une première vague d'élimination qui nous donne dix à douze ouvrages, puis une deuxième vague qui en donne deux. On fait venir les deux auteurs à Bordeaux et ils comparaissent devant un jury vivant, en chair et en os, un jury de sept ouvriers et employés qui discutent avec eux en public sur une scène et désignent le gagnant. Nous avons renoncé à cette formule parce que c'est pénible pour le perdant, quelquefois aussi pour le gagnant.

Le résultat était extrêmement spectaculaire. En effet, il y a deux ans par exemple il y avait douze ouvrages qui surnageaient. Sur les douze, il y en avaient dix qui, selon les normes de la bonne lecture, de la lecture lettrée des gens bien, étaient très bons et deux dont l'un était médiocre, celui du Révérend Père Lelong sur la Chine et l'autre mauvais, celui de M. Henri Castillou : Intercontinental Petroleum. Ce roman à la guimauve plaqué sur une histoire de pétrole, de capitalisme international, de Suez, s'est trouvé sélectionné dans la première vague, comme je m'y attendais, à la deuxième les deux livres arrivés en tête ont été celui du Père Lelong et de M. Castillou. Je m'y attendais aussi car c'étaient les deux seuls qui parlaient de questions d'actualité. A l'heure actuelle, ce sont les questions d'actualité qui attirent le lecteur de masse. Tout le monde participe à l'actualité! Le père Lelong et M. Henri Castillou ont comparu sur la scène, se sont fait interroger longuement par le jury de travailleurs. L'ordinateur a vomi quelques informations sur l'opinion de la masse des lecteurs consultés, après quoi le jury s'est retiré et est revenu en déclarant M. Castillou gagnant. Là-dessus, j'ai donné la parole à une table ronde de critiques littéraires tels que Max Pol Fouchet, Pierre-Henri Simon, Robert Kanters, Robert Sabatier. Ils ont littéralement explosé, écumé : « Voilà votre littérature de masse! Voilà ce que c'est que de faire des expériences avec la masse! Le résultat est évident, ces gens-là choisissent toujours ce qu'il y a de plus mauvais! » M. Castillou, n'était pas très content, bien qu'il eût gagné le prix. Mais les lecteurs du jury qui écoutaient avaient le droit de réponse et ils ont répondu, et ils ont très bien répondu. Ils ont dit : « Nous sommes prêts à admettre et nous admettons que ce livre est le plus mauvais. Seulement c'est le seul qui parlait de quelque chose qui nous concernait. Les autres parlaient de problèmes qui nous sont parfaitement étrangers, de milieux où nous n'allons jamais, de questions qui ne se posent qu'aux gens qui ont de l'argent et n'ont pas à se demander si demain l'usine Dassault ne va pas fermer. Tandis que l'affaire de Suez, nous avons aimé parce que ça nous concernait, c'est une affaire qui avait un sens pour nous. « Le roman n'est pas bon mais il passe »!

Voilà la réponse. Elle est valable. Elle nous indique que le langage du lecteur de masse n'est pas du tout le même que celui du lecteur d' « élite ». En tous cas, sa manière de raisonner est différente. Elle nous apprend que ce que le lecteur de masse recherche dans la sous-littérature, c'est ce qu'il chercherait dans la littérature tout court, si la littérature voulait bien accepter de le lui donner.

C'est donc ce que nous avons cherché. D'abord, il y a un premier point que nous avons observé : dans la lecture, en réalité, il y a une infinité d'attitudes différentes. Ce que nous croyons être un phénomène unique est un phénomène d'une extrême complexité et en fait il y a des lectures qui sont des actes très différents les uns des autres. Nous avons fait ainsi une observation qui reste à prouver, à soumettre à l'expérience mais qui paraît fondée : il y a deux pôles de la lecture, ce que nous appelons par commodité lecture féminine et lecture masculine, non pas parce qu'elle est spécialement féminine ou spécialement masculine mais parce qu'on trouve davantage de femmes d'un côté et davantage d'hommes de l'autre. La lecture féminine, c'est l'attitude de lecture où l'on considère l'œuvre littéraire, le livre qu'on lit, comme une expérience que l'on va faire, que l'on va vivre. C'est-à-dire que cette attitude-là suppose un engagement personnel du lecteur qui se plonge dans l'univers du livre, qu'il s'agisse d'un livre d'information ou d'un livre de fiction (cela marche d'ailleurs mieux avec les livres de fiction). Le lecteur se plonge dans l'univers de ce livre et vit une expérience par ce livre, avec ce livre. Et une expérience irremplaçable, une expérience unique : ce livre-là, pas un autre, cet auteur-là, pas un autre. Cette attitude-là a un certain nombre de conséquences. D'abord, les gens qui lisent ainsi sont en général des lecteurs de fiction plutôt que des lecteurs de reportages, d'essais ou d'histoire, ou bien, s'ils lisent de l'histoire, c'est un certain type d'histoire, l'histoire romancée. Deuxième point : ces lecteurs-là choisissent presque toujours leurs livres d'après le nom de l'auteur parce qu'il s'agit d'une aventure personnelle avec un auteur, et s'ils veulent recommencer l'aventure, ils la recommencent de préférence avec le même auteur. Je vous indique ces quelques données. On peut en trouver ainsi un très grand nombre. Point également important : ce type de lecteur cherche à prolonger la lecture. C'est celui qui va voir le film après avoir lu le livre ou qui lit le livre parce qu'il a vu le film et qui ne sépare pas les différents moyens de communication. Si vous voulez, ce qui est important pour lui, c'est l'expérience de vie que lui permet le livre. L'expérience est plus importante que l'objet.

L'autre attitude, exactement opposée, est celle que nous appelons masculine parce que, je le répète, elle est plus fréquente chez les hommes, elle consiste à considérer le livre comme un objet, une machine, un instrument duquel on tire de l'information. C'est une attitude qui repousse le livre, qui prend ses distances par rapport au livre. Et ce lecteur-là se met en face du livre et prend une attitude critique en même temps qu'une attitude de réception. Il prend au livre mais il prend en soupesant le cas échéant. Et là, vous trouvez des gens qui ignorent le nom de l'auteur et choisissent les livres d'après le sujet, le titre. Ce sont souvent aussi des gens qui n'aiment pas les autres moyens de communication, qui ne regardent pas la télévision, ne vont pas au cinéma parce que les autres moyens de communication supposent la participation, l'engagement, l'expérience vécue, l'entrée dans la magie, magie du théâtre ou du cinéma, magie du spectacle. Ils refusent ce type d'expérience. Nous voyons là deux types de lecture très différents, que l'on peut traiter de manière différente et dont l'expression sera entièrement différente. D'autant plus que les modulations de ces différentes attitudes, nous les voyons, nous commençons à les percevoir dans l'insertion de l'individu dans la société. Un responsable syndical, un responsable politique ne lisent pas comme quelqu'un qui n'a aucune activité de ce type-là. Il y a également un changement d'attitude très net avec le mariage, avec l'arrivée des enfants. La lecture objective devient de plus en plus fréquente chez les gens mariés avec des enfants. Un très grand nombre de paramètres sociaux jouent sur les attitudes de lecture.

Le premier point, c'est de connaître très exactement, de dresser la carte de cette lecture. Nous essayons très modestement de trouver un certain nombre d'avenues, nous en avons trouvé quelques-unes. Je pense que d'ici un an ou deux, nous serons en état de donner une sorte de psycho-sociologie du lecteur qui pourra, à ce moment-là, servir de base à de nouveaux contacts, servir de base, en particulier, à des discussions avec des lecteurs, car il est très difficile de provoquer une discussion sur les livres. Voyez-vous à quoi se heurtent les animateurs culturels? Ils sont toujours bien intentionnés et ils ont raison : ils essaient de provoquer cette discussion, ils essaient de provoquer le heurt des réactions. Mais si vous ne savez pas d'abord quel est le type de lectures, quel est le genre de relations que les gens ont avec le livre, vous risquez d'aller vers des contresens, vers des erreurs permanentes. Il faut d'abord identifier le type de lecture - ce qui demande une analyse sérieuse.

Dernier point : la recherche que nous faisons pour savoir quel est le langage du jugement littéraire : pour parler avec les gens, il faut connaître leur lexique. Je me souviens qu'au début de nos recherches, Mlle Robine, ma collaboratrice qui faisait son premier travail de recherches sur les bibliothèques publiques de Bordeaux, vint me voir un jour et me dit : « Je veux bien essayer de savoir s'ils lisent des classiques mais je m'aperçois que quand ils disent « classiques » ils ne pensent pas du tout la même chose que nous. » Elle a fait une petite recherche latérale et nous nous sommes aperçus que dans le seul échantillon très modeste - il concernait cinq bibliothèques publiques de Bordeaux - que nous avions choisi, il y avait trois façons de concevoir le « classique » dans les réponses, dans le langage qui étaient absolument différentes les unes des autres. Quand on disait « classique » il y avait des gens qui se souvenaient du lycée, pour qui les classiques étaient Corneille, Racine; il y avait ceux pour qui les classiques sont les auteurs qu'on étudie en classe, ce qui est une définition tout à fait valable et puis ceux pour qui ce sont les auteurs ennuyeux qu'on ne lit pas. Ce n'est que quand nous avons éclairci cela que nous avons pu quand même travailler un peu plus sérieusement sur ce problème des classiques. Alors, vous vous rendez compte : si nous avons l'ambition d'essayer de donner une voix à ce public et de l'entendre, il faut d'abord que nous essayons de connaître son lexique.

M. Marquier, mon collaborateur, maintenant maître-assistant au département des carrières sociales de l'I.U.T. de Bordeaux, fait une thèse sur « La formation et l'expression du jugement littéraire en milieu ouvrier ». Et je vous décris la méthode qu'il a employée parce qu'elle est particulièrement intéressante et ingénieuse. Il a commencé par promener des magnétophones dans des ateliers, des bureaux pendant un an. Mais il les promenait de la manière la plus décontractée possible, il n'allait pas là pour prendre des enregistrements. Il a essayé de prendre tout ce qui se disait à propos de livres. Puis, on a trié les données. Il a pu établir un lexique qui est composé non pas de mots mais de propositions. Nous sommes arrivés, je crois, à cinquante-quatre propositions, affirmations, jugements, si vous voulez, avec leur sens exact. Nous avons fait une première découverte importante : c'est que pour le lecteur ouvrier, le jugement formel, esthétiquement formel, stylistique, n'existe pas. La forme n'est jamais conçue en dehors du contenu. C'est déjà un point assez fondamental, car, tout notre enseignement traditionnel tend à nous faire distinguer la forme du fond. Jamais dans le langage du travailleur, la forme n'est conçue indépendamment du fond. Quand un lecteur dit : « C'est bien écrit », cela signifie : « Ça dit bien ce que ça veut dire ». Quand il dit : « C'est poétique ! », cela signifie que les mots vont plus loin que leur sens habituel. M. Marquier a ensuite établi un questionnaire normal, type. Nous avons une certaine expérience de ces questionnaires sur le comportement à la lecture, les habitudes, l'identification. Ce questionnaire, cet interview dure deux heures à peu près pour chacun des intéressés. Par ailleurs il a choisi et testé quatre textes selon les critères suivants : d'abord un texte reconnu comme littéraire et supposé passant au-dessus de la tête des lecteurs : un passage de Proust, celui de la madeleine; un texte supposé écrit pour eux, dans leur langage c'est-à-dire brutal et agressif : Jean Dutourd; un texte très bien écrit, parfaitement écrit mais totalement vide : Le Goujon de Jules Renard; enfin, un texte très engagé et affectivement agressif : le cyanure dans La Condition humaine de Malraux. Il a commencé à tester, à chercher des réactions et il a trouvé qu'effectivement ces quatre textes provoquaient des groupes de réactions identifiables. Après l'interview préliminaire, on donne le premier texte « Lisez-le autant que vous le voulez ». On le reprend et on demande de remplir une carte. Sur cette carte, le lecteur trouve d'abord la première partie où il doit inscrire tout de suite les mots qu'il a retenus; cela indique ce qui l'a accroché dans le texte. Même les synonymes employés à la place des mots qui sont dans le texte donnent des indications sur la déformation apportée au texte et l'apport personnel.

A ce sujet je vous donne un exemple typique. Nous faisons ce travail en même temps dans d'autres milieux : nous le faisons dans des classes de lycée, de C.E.S., dans des écoles primaires, nous le faisons actuellement chez des médecins. Dans une classe d'élèves de douze ans, il y avait deux groupes : des enfants de travailleurs manuels et des enfants appartenant à des familles de profession libérale. Nous avons donné parmi les textes testés la méditation du docteur Thibault sur la profession de médecin. Je ne sais pas si vous connaissez ce texte. Il comprend plusieurs fois le mot « profession », « occupation », etc... Eh bien! d'une manière parfaitement rigoureuse, tous ceux qui appartenaient à des familles manuelles ont retenu un mot : le mot « métier » qui n'est pas dans le texte. Ils ont traduit profession par métier. Et la traduction « métier » nous donne avec une rigueur parfaite l'arrière-plan social. Pour revenir à l'enquête de M. Marquier, les lecteurs sont priés de cocher celles des cinquante quatre propositions imprimées sur la carte qui paraissent correspondre à son jugement. Nous faisons ajouter un jugement libre. Ceci est fait pour les autres textes, après quoi, on demande de hiérarchiser les quatre textes. « Quel est celui que vous préférez ? Dans quel ordre les préférez-vous et justifiez cette préférence ? » Cela a été traité avec un ordinateur. M. Marquier est arrivé à identifier un certain nombre d'attitudes fondamentales. Je n'ai pas le temps de vous dire lesquelles mais nous savons maintenant selon quels mécanismes fondamentaux s'élabore et s'exprime le jugement littéraire dans le milieu considéré.

Nous comptons, quand nous aurons un certain nombre d'analyses de ce genre là, passer à la phase suivante de l'expérience : ce sera la phase de « réinjection ». Sachant que telles sont les attitudes et le langage, on essaiera d'en faire prendre conscience aux lecteurs et de leur demander ensuite de formuler leur jugement d'une manière explicite. D'ores et déjà, nous tentons une expérience qui va être, je le crains, lamentable mais enfin j'ai accepté de la tenter. Vous trouverez, dans le Monde, une première tentative de critique littéraire par ce procédé. Il s'agit d'un livre de Simenon : Le Déménagement. J'aurais préféré un livre difficile plutôt que ce livre de Simenon qui n'est pas fameux.

Si, entre temps, nous arrivons à doter la France d'un réseau d'animation culturelle, d'un réseau de lectures publiques assez dense, si ce réseau dispose de techniques de ce type pour faire ce que l'on appelle l'animation-lecture, non plus comme on la faisait jusqu'à maintenant, c'est-à-dire en essayant d'obliger les gens à dire pourquoi les bons livres sont les bons livres si nous arrivons grâce à des techniques de ce type - pas forcément celles que nous avons trouvées à Bordeaux - il y en a d'autres, - si nous arrivons à créer une opinion littéraire chez ce lecteur silencieux, nous aurons réussi un déblocage qui permettra d'aller plus loin, d'aller vers une nouvelle forme de littérature qui sera vivante et à laquelle tout le monde participera.

J'ajoute que dans les expériences qui se déroulent dans les mondes extérieurs, en Asie, où je suis allé l'année dernière, au Ghana où j'irai le mois prochain, dans ces pays où la littérature s'élabore, on fait des recherches analogues. On doit arriver également à obtenir des résultats intéressants. Je vous cite pour terminer, l'expérience que j'ai vu se dérouler l'année dernière à Madras où le problème existe à l'état aigu. En Inde, évidemment, ce sont des problèmes qui ne sont pas à notre échelle. Vous le savez : quand, en Inde, on ajoute 1 %, à l'alphabétisation, on dégage dix millions de lecteurs nouveaux, des gens à qui il faut donner à lire parce que si vous ne leur donnez rien à lire, au bout de cinq ans, ils auront tout oublié. Il faut donc fournir du reading material comme on dit, de la matière à lire tout de suite, pas de la matière importée. Il faut trouver un système de production, car, ou bien ce sont des choses qu'on importe et cela ne les intéresse pas ou bien c'est de la sous-littérature. A Madras, j'ai vu une expérience menée par le « Southern Languages Book Trust » la grande organisation du livre du Sud de l'Inde, en Tamil. Un groupe de jeunes écrivains et d'illustrateurs s'est réuni en séminaire à Madras, a travaillé sur des groupes d'enfants dans une atmosphère très décontractée. On a raconté des histoires aux enfants et on a laissé les enfants parler librement sur ces histoires : « Comment te représentes-tu ce personnage ? Est-ce qu'il est méchant ? L'histoire finit bien ? Ne pourrait-elle se terminer autrement ? Les enfants mis en confiance ont parlé, raconté, dessiné. On a accumulé ainsi tout un matériel. Peut-être aurait-on pu le développer plus rationnellement, le dépouiller plus longuement, c'est une question de temps, d'argent, de spécialistes. Les expérimentateurs n'avaient pas à leur disposition tous les moyens que nous avons mais, ils ont eu à leur portée tout un langage, toute une vision du monde qui était celle de ces enfants, leur univers, leur langue, leurs préoccupations, leurs réponses et chacun a fait des projets d'histoires, de contes à partir de cela, de ces illustrations et ils ont discuté et puis, chacun individuellement, s'est mis à écrire. Je ne sais pas où on en est de l'expérience, mais, même si elle échoue - elle peut toujours échouer, les expériences sont faites pour cela - c'est dans cette direction qu'il faut aller, c'est dans cette direction seulement qu'il peut y avoir un espoir.

  1. (retour)↑  Texte intégral de la conférence, prononcée le 31 janvier 1969 à l'E.N.S.B.
  2. (retour)↑  Texte intégral de la conférence, prononcée le 31 janvier 1969 à l'E.N.S.B.