À propos de la collection Frédéric Sabatier d'Espeyran : les livres d'art modernes dans les bibliothèques municipales de province
Le don que Frédéric Sabatier d'Espeyran fit de sa collection à la Bibliothèque municipale de Montpellier permet de poser le problème de l'acquisition des livres d'art modernes dans les bibliothèques municipales de province et d'examiner en outre quelles ressources offrent ces bibliothèques à qui veut étudier les livres d'art en France depuis les dernières années du XIXe siècle. Sont successivement analysés les ouvrages illustrés, groupés selon les différentes écoles qui les ont suscités, et les reliures elles-mêmes, étudiées selon chaque nouvelle tendance
Quand Pol Neveux et Émile Dacier firent dresser, voilà quarante ans, l'inventaire des Richesses des bibliothèques provinciales de France, c'est à peine si quelques-uns de leurs correspondants signalèrent que leur établissement possédait des livres d'art modernes : à Chantilly (Musée Condé) et à Reims, de belles séries d'ouvrages publiés par les sociétés de bibliophiles à la fin du XIXe et au début du xxe siècle, -à Lille, l'édition des Trophées de Heredia illustrée par Luc-Olivier Merson pour le compte de Descamps-Scrive, - à Nantes, quelques ouvrages illustrés par A. Lepère et revêtus de précieuses reliures, - à Montauban enfin, un ouvrage plus récent, la Reine de Saba avec les compositions de Bourdelle (1922). Seule la Bibliothèque de Lyon pouvait citer quelques livres d'art contemporains, grâce aux remarquables publications réalisées par plusieurs sociétés de bibliophilie qui s'étaient créées dans la ville.
Faut-il croire que, vers 1930, nos collègues demeuraient indifférents aux formes d'art de leur temps et jugeaient inutile de mentionner, à côté des incunables ou des livres à figures du XVIIIe siècle, les témoins de la bibliophilie contemporaine ? Il est plus équitable d'invoquer la modicité des crédits d'acquisition alloués aux bibliothèques municipales et de se rappeler que depuis le XIXe siècle, les principales richesses de ces établissements proviennent des dons faits par les collectionneurs. Certes, la province pouvait alors compter d'authentiques bibliophiles, ainsi, en Normandie, R. Claude-Lafontaine, à Saint-Étienne, Albert-Bélinac, et, dans le Nord, outre le magistrat Michel Legrand, de grands industriels, comme Édouard Delattre, Antoine Vautier et Descamps-Scrive. Mais seuls, A. Lotz-Brissonneau à Nantes (1900 et 1907) et V. Diancourt à Reims (1910) avaient eu la générosité de faire profiter de leurs trésors la bibliothèque de leur ville 1. Au reste, les collectionneurs dont il vient d'être question ne s'intéressaient guère qu'aux livres publiés par les sociétés de bibliophiles depuis la fin du XIXe siècle et à ceux qu'avait édités Pelletan. On ne saurait s'en étonner. Il faut d'ordinaire un certain temps aux amateurs pour s'habituer aux révolutions artistiques, et, depuis un demi-siècle, elles s'étaient multipliées chez nous. Ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, vers 1925 ou 1930, les plus belles des éditions de Vollard, le Parallèlement et le Daphnis et Chloé illustrés par Bonnard, qui atteignent aujourd'hui des enchères si élevées, ne trouvaient guère d'acquéreurs. Bref, si l'on excepte les ouvrages entrés à la Bibliothèque nationale et dans les grandes bibliothèques parisiennes en vertu du dépôt légal, il n'était guère alors de livres de peintres dans les collections publiques.
Les choses ont changé depuis, et l'on doit s'en féliciter. Certes, les bibliothèques municipales ont plus et mieux à faire que d'acquérir ces volumes rares et coûteux. Certes, quantité d'ouvrages destinés aux bibliophiles ne constituent pas des chefs-d'œuvre, tant s'en faut; mais beaucoup sont d'admirables réussites. Or, les beaux livres ne doivent pas être réservés à un petit nombre d'amateurs fortunés. Ce sont des œuvres d'art éminemment représentatives du génie national; les bibliophiles et plusieurs des grandes bibliothèques de l'Europe et des États-Unis ne l'oublient pas et ne manquent guère de se procurer les plus importantes. Le public français, de plus en plus avide de culture artistique, a le droit de les étudier dans nos bibliothèques de province, comme il a de plus en plus le moyen d'étudier, dans les musées de province, les toiles des maîtres contemporains.
La Direction des bibliothèques et de la lecture publique l'a bien compris et a envoyé un certain nombre de ces beaux livres à plusieurs de nos municipales - et pas seulement aux plus importantes - à intervalles assez réguliers, notamment en 195I et en 1964.
Nos collègues n'ont pas été en reste et, dans la limite de leurs crédits réguliers, la plupart ont tenu à acquérir, - tantôt sur catalogue, tantôt d'un courtier, plus rarement en vente publique - tel ou tel de ces beaux livres qui attestent leur désir de continuer une tradition. Il convient de signaler l'effort poursuivi en ce sens, surtout à Grenoble qui possède aujourd'hui plus de deux cents volumes illustrés par les meilleurs artistes, à Toulouse, qui en conserve une centaine, tous excellents et parfois somptueusement reliés, à Lyon, à Nancy. Des acquisitions importantes ont été faites de la même façon à Albi, Besançon, Bourges, Caen, Colmar, Dijon, La Rochelle, Lille, Nice, Rennes et Rouen. Ailleurs, - ainsi à Brest, Metz, Tours - nos collègues ont pu affecter à l'achat d'ouvrages d'art modernes une partie des sommes allouées en compensation des dommages de guerre et de la destruction de précieux livres anciens. D'autre part, certaines bibliothèques - celles de Besançon, Colmar, Lyon, Rouen, Strasbourg - sont membres des sociétés locales de bibliophiles et reçoivent leurs publications 2. Une autre, celle de Mulhouse, s'attache plutôt à réunir des estampes publiées par un groupement local qui rassemble certains peintres-graveurs, mais s'efforce aussi de se procurer les livres qu'illustrent ces mêmes artistes 3. Un cas particulier est celui de la Bibliothèque de Dijon qui a passé, en 1922, un contrat avec Maurice Darantière, éditeur d'art de la ville bien connu des bibliophiles, et a su obtenir à prix réduit le service de ses publications. De son côté, la bibliothèque de Vichy a pu acquérir, avec le fonds Valery-Larbaud, des ouvrages illustrés non dénués d'intérêt (1947).
Enfin, des dons et des legs sont venus, depuis quelques années, enrichir en ce domaine certaines bibliothèques municipales : don des pouvoirs publics, - à Grenoble, celui du Musée des Beaux-Arts, lui-même si riche en peintures modernes ou, comme à Albi, de la Société des amis de la bibliothèque - de particuliers surtout; dons de quelques artistes, généreux entre tous, comme Dunoyer de Segonzac, Matisse ou Krol, qui seront mentionnés par la suite; don d'un grand éditeur d'art parisien, H. Lefèvre, qui habite Versailles, à la bibliothèque de la ville; mais les dons ou legs viennent surtout d'amateurs : legs Deniel à Brest (1965), legs Guittard-Boussac à Châteauroux (1948), legs Méquillet à Colmar (1948), legs Pelloux-Prayer à Grenoble (1942), dons Guilhomet à Montluçon (1943-1949), legs de Mme Heuchel à Mulhouse (1954), legs Banby à Pau (195I), legs Paul Blanche à Sens (1940-1956), legs de Mme Demogé à Tours (1963).
Si certains de ces legs, - on le verra plus loin - sont magnifiques, celui de Frédéric Sabatier d'Espeyran demeure d'une importance exceptionnelle 4. Montpelliérain - sinon de naissance, du moins par ses origines familiales - ce grand amateur avait beaucoup voyagé alors qu'il était diplomate, vivait surtout à Paris, et appartenait à une vingtaine de sociétés de bibliophiles ayant leur siège dans la capitale; mais il demeurait fort attaché à la ville qui possède tant de nobles hôtels - celui de sa famille est l'un des plus célèbres - et il avait une prédilection pour la Bibliothèque municipale, elle-même installée dans l'ancien collège des Jésuites. La sachant fort riche de livres anciens, mais à peu près dépourvue de beaux livres modernes, il a tenu à léguer à la ville l'incomparable collection qu'il avait commencé de former vers 1927 et qu'il n'avait cessé d'accroître jusqu'à la fin de son existence (1965). Le catalogue somptueux, établi dans un temps record, mais avec beaucoup de précision, par Mlle F. Mourgue-Molines, constitue à la fois un excellent instrument de travail et un juste hommage rendu à la générosité du donateur ainsi qu'à l'éclectisme de ses goûts 5. Il ne comprend pas moins de 659 numéros répartis en trois sections : la première (Les Précurseurs), décrit 14 volumes ou albums d'estampes, parmi les plus célèbres, qui vont du Songe de Poliphile (1499) à l'édition des Nuits de Musset (1928) tirée sur bois de sycomore, et qui, faisant double emploi avec des exemplaires déjà conservés à la Bibliothèque municipale, ont été remis au Musée Fabre, pour répondre au désir de Mme Sabatier d'Espeyran; la seconde section, intitulée Les livres illustrés modernes, comprend en fait, à côté d'un petit nombre d'ouvrages publiés à l'époque romantique, les plus beaux livres parus depuis la fin du XIXe siècle jusqu'à la mort de l'amateur; enfin, on trouve dans la troisième section (Estampes), la description d'une trentaine de recueils de planches dues aux plus grands maîtres de l'époque romantique ou moderne. L'ensemble, on le voit, est impressionnant; ce qu'il faut souligner, c'est que Frédéric Sabatier d'Espeyran ne s'était pas contenté de réunir des ouvrages illustrés par les peintres-graveurs qu'il aimait le plus; désireux de former une collection aussi représentative que possible - et n'oubliant pas qu'il avait reçu une formation d'historien - il avait tenu à y faire figurer des œuvres appartenant aux tendances les plus diverses et même à celles que ses goûts assez classiques lui faisaient moins apprécier; bien mieux, il s'était efforcé d'acquérir des exemplaires exceptionnels, souvent imprimés sur Chine et sur Japon, comportant d'ordinaire des suites, des planches refusées, des dessins originaux ou des aquarelles, voire des autographes, et assez souvent revêtus de somptueux maroquins choisis comme pour établir un panorama de la reliure moderne. Au total, il se trouve là un certain nombre d'ouvrages que la Bibliothèque nationale elle-même ne possède pas, et, dans presque tous les cas, d'exemplaires beaucoup plus précieux que ceux qui sont remis au Dépôt légal. Aussi, en inaugurant la belle salle réservée dans la Bibliothèque municipale à la collection Sabatier d'Espeyran et l'exposition organisée par Mlle Mourgue-Molines au Musée Fabre, M. Étienne Dennery, directeur des bibliothèques et de la lecture publique, a-t-il pu déclarer que, désormais, tous ceux qui souhaiteraient étudier l'art du livre moderne, devraient se rendre à Montpellier 6.
L'occasion a paru bonne de faire l'état dans ce Bulletin, des livres d'art modernes conservés dans les bibliothèques municipales et, en me demandant d'écrire cet article, M. Paul Poindron, Inspecteur général des bibliothèques, m'a suggéré d'adresser un questionnaire aux directeurs de ces établissements 7. L'obligeance de mes collègues m'a valu de recevoir des renseignements très détaillés, et je ne saurais trop les en remercier, tout en m'excusant de ne pouvoir citer ici tous les ouvrages qu'ils conservent ni fournir toutes les précisions qu'ils m'ont données 8. Du moins, verra-t-on mieux, en examinant d'abord les ouvrages illustrés, puis les reliures, quelles ressources offrent les bibliothèques municipales à qui veut étudier le livre d'art en France depuis les dernières années du XIXe siècle.
I. - Les livres illustrés
I. Après le Romantisme, une grande époque avait fini avec Gustave Doré, bien représenté dans la collection Sabatier d'Espeyran comme dans nombre de bibliothèques municipales. Les bibliophiles firent pourtant leurs délices des livres si soignés, ornés de fines gravures sur bois ou sur cuivre, mais qui sont des gravures de reproduction, publiés à partir de 1880. Il s'en trouve de belles séries à Reims (donation Diancourt) comme à Colmar (legs Méquillet) : de beaux exemplaires de l'excellent dessinateur que fut Daniel Vierge figurent à Nantes et à Toulouse (Don Quichotte) ainsi qu'à Dijon (Don Pablo de Ségovie, avec double suite et deux dessins originaux), Grenoble et à Rennes (Les Aventures du dernier des Abencérages) ; Paul Avril est à Colmar et Bida à Grenoble. Certains des artistes qui participèrent à ce mouvement ne sont pas absents à Montpellier (Lhermitte, Louis Morin), mais de toute évidence, Sabatier d'Espeyran s'attacha de préférence à ceux qui contribuèrent au renouveau de la gravure originale, et d'abord de la gravure sur cuivre, tel Félicien Rops. A en juger par le bel ensemble des œuvres de cet artiste que possède Montpellier, Auguste Lepère qui pratiqua avec une rare maîtrise la gravure sur cuivre comme la gravure sur bois, l'a retenu davantage encore. C'est pourtant à Nantes que, malgré quelques lacunes, l'œuvre de cet excellent graveur est représenté de la façon la plus intéressante, grâce à des ouvrages comprenant pour la plupart des suites et des aquarelles - et même les fumés des planches dans le cas de Paris au hasard, don de l'industriel nantais Lotz-Brissonneau, auteur du catalogue de l'œuvre gravé de Lepère.
II. Le Modern'style et les tendances de Pelletan allaient bientôt entraîner le livre dans des voies nouvelles. Comme bien d'autres amateurs - tel V. Diancourt à Reims au début du siècle - Sabatier d'Espeyran avait bien vu l'importance de ce mouvement. Il avait retenu des ouvrages d'Eugène Grasset (Histoire des Quatre Fils Aymon), le chef de file, que l'on peut aussi étudier à Dijon, de Lucien Pissaro, de Bellery-Desfontaines - la Prière sur l'Acropole avec une suite sur Chine, se trouve à Dijon encore - et du meilleur de tous, le si sensible Stenlein, dont on peut également admirer des œuvres dans d'autres bibliothèques ainsi à Albi, Mulhouse, Sens et Tours, mais dont Sabatier d'Espeyran avait choisi des exemplaires sur Japon, parfois avec des suites sur Chine et des dessins originaux (Jean Richepin, La Chanson des gueux).
III. Le Mouvement traditionaliste se poursuit cependant jusqu'à la guerre de 1914 et au-delà, à travers les ouvrages accompagnés tantôt de gravures de reproduction, - comme ceux qu'illustrèrent Luc-Olivier Merson, Giraldon et Rochegrosse, - tantôt d'eaux-fortes originales, fines et précises comme celles de Jouas, de Fournier et de Charles Brouet, ou plus véhémentes, comme celles de Legrand, de Jeanniot ou de Lobel-Riche, souvent d'une écriture très personnelle, comme celles de Bernard Naudin et de Chahine. L'évolution de ces tendances peut être bien observée à Montpellier, grâce aux exemplaires de Sabatier d'Espeyran, toujours enrichis de suites et parfois de dessins originaux. Mais il est possible de la suivre aussi à Châteauroux, à travers les exemplaires, non moins beaux, légués par Guittard-Boussac, de livres illustrés par plusieurs de ces artistes, ainsi Brouet et Chahine, et par quelques autres, comme Becque, Fouqueray, Leloir, Tinayre, sans oublier Gir, Lelong ou Wély. Il faut s'en souvenir aussi, Mulhouse possède un précieux exemplaire de La Vie des abeilles, illustré par Giraldon, Chartres, Besançon et Sens conservent des œuvres de Jouas, Robida figure à Colmar et Rochegrosse à Auxerre et Jeanniot avec le Misanthrope suivi de La Conversion d'Alceste, du tourangeau Courteline, à Tours. Quant à Bernard Naudin, il ne figure même pas à la Bibliothèque de Châteauroux, sa ville natale, - son œuvre d'illustrateur et de graveur se voyant au musée dont il fut le conservateur, - et celle de Bourges paraît être la seule de nos municipales à détenir l'un des livres illustrés par cet artiste si attachant (M. Lancelot à l'abbaye de Saint-Syran, avec un dessin original).
IV. Les premiers livres de peintres. C'est encore à Montpellier que l'on pourra le mieux, en province, suivre l'origine de ce mouvement, grâce aux ouvrages illustrés par Manet, - l'exemplaire de Mallarmé, L'Après-midi d'un faune (1876) porte le n° I, - par Forain et par Toulouse-Lautrec, dont Sabatier d'Espeyran possédait tous les livres, à commencer par les Histoires naturelles de Jules Renard (1899) (pl. I), sans parler de quatre albums d'estampes. Bien entendu, il est d'autres ouvrages du maître à la Bibliothèque d'Albi (Montorgueil, Le café-concert ; Toulouse-Lautrec et Devismes, Cocotte...) et à celle de Toulouse (Toulouse-Lautrec, Submersion). Mais les premiers de ces livres, on l'a dit, n'avaient connu aucun succès et il faudra attendre des années pour voir joindre à de belles éditions les planches dues à d'autres grands peintres de ce temps, tels Gaugin (Grenoble), Degas (Grenoble, Montpellier) ou Odilon Redon (Montpellier).
V. Les Nabis, - comme s'étaient baptisés vers 1890 ces jeunes peintres qui devaient prendre par la suite des directions si différentes, - ont eu la chance de rencontrer de bonne heure un éditeur d'une clairvoyance extrême en la personne d'Ambroise Vollard, et on leur doit quelques-uns des plus beaux livres parus depuis 1900. Sabatier d'Espeyran n'eut garde de l'oublier. Sa collection contient la plupart des ouvrages illustrés tout au long de leur carrière par Maurice Denis, Pierre Bonnard (le Parallèlement de Verlaine est un exemplaire sur Chine et le Daphnis et Chloé de Longus, sur Japon, comporte une double suite et trois dessins originaux), par Émile Bernard, ainsi que les quelques planches que Vuillard a données au livre. Seuls manquent Armand Seguin et ses illustrations pour le Gaspard de la nuit d'Aloysius Bertrand, dont Toulouse possède heureusement un exemplaire sur Chine. Au reste, des œuvres de Bonnard se trouvent également à Grenoble (Colette, Chauveau) et à Tours (Daphnis et Chloé). De Maurice Denis, on peut voir L'Imitation de Jésus-Christ à Metz, Les Fioretti à Lyon, L'Annonce faite à Marie à Albi (exemplaire avec suite) et à Grenoble, les Carnets de voyage en Italie à Grenoble et à Nice, La Mort de Venise à Nancy, La Vie de Frère Genièvre, à Toulouse. Mais, grâce au legs si généreux de Mme Demogé, Tours possède le plus bel ensemble qui se puisse rêver des œuvres de Maurice Denis dans des exemplaires exceptionnels, souvent enrichis d'épreuves d'essai ou de suites (Sagesse, Les Fioretti, L'Annonce faite à Marie), voire d'aquarelles (Eloa, Carnets de voyages en Italie), parfois même de la série complète des compositions originales (Vita nova, Le Livre de l'Eucharistie, La Vie de Frère Genièvre, Poèmes de Thomson 9). En fin de compte, les ressources des bibliothèques municipales permettent d'étudier l'œuvre des Nabis et rappellent que, de tous les peintres du xxe siècle, ils furent les premiers à se voir accueillis par les amateurs.
VI. Les Fauves et les Cubistes avaient déchaîné une telle révolution qu'ils demeurèrent longtemps incompris du public et que les bibliophiles crièrent au scandale en voyant les ouvrages édités par Kahnweiler. Mais leur succès devait venir et Sabatier d'Espeyran sut plus tard réunir de beaux exemplaires des tout premiers livres ornés de bois largement gravés par Derain (Guillaume Apollinaire, L'Enchanteur pourrissant, 1909, exemplaire sur Japon) et par Dufy (Guillaume Apollinaire, Le Bestiaire, 19II, sur Hollande) ainsi que l'un des premiers de Picasso (André Salmon, Manuscrit trouvé dans un chapeau, 1919, avec la suite des reproductions sur vélin bleu). De leur côté, quelques-unes des bibliothèques municipales ont pu acquérir certains des livres, publiés au lendemain de la Première Guerre mondiale et de façon encore modeste, qui rappellent les recherches de Juan Gris (Grenoble), de Gleizes (Dijon, Grenoble) ou d'André Lhote (Caen) 10.
VII. Après la guerre de 1914-1918, une véritable fièvre allait s'emparer des éditeurs d'art et des amateurs, affichant les uns et les autres des goûts bien différents de ceux qui avaient prévalu depuis le début du siècle dans « la haute bibliophilie » et pratiquant d'ailleurs des prix moins élevés. Certains indices permettent de se demander si ce n'est pas aux ouvrages parus vers cette époque que s'attacha d'abord Sabatier d'Espeyran quand il commença de former sa collection, quitte à rechercher bientôt des exemplaires plus précieux.
Les imagiers. Ce terme, que l'on ne voudrait pas péjoratif, pourrait s'appliquer assez bien à quelques illustrateurs pleins de talent, mais s'arrêtant parfois à l'anecdote ou au détail, tels Georges Barbier, Lucien Boucher, Charles Martin, Sylvain Sauvage, qui eurent de bonne heure les faveurs des amateurs, dont Sabatier d'Espeyran. On en rapprochera - car ni les uns ni les autres ne dédaignent la galanterie ou l'audace - des illustrateurs comme Chimot et Mariette Lydis, également représentés dans la collection Sabatier d'Espeyran. La composition des dons faits par M. Guilhomet à Montluçon, celle du legs Deniel, reçu par la Bibliothèque de Brest, rappellent de leur côté le succès de ces artistes 11, et certaines de nos grandes bibliothèques ont eu raison, compte tenu surtout du texte, d'acquérir des ouvrages de tel ou tel d'entre eux, ainsi Bordeaux (Florilège de la poésie amoureuse du XVIIIe s., d'A. Berry, ill. de Sylvain Sauvage), Rennes (Boylesve, La Leçon [d'amour dans un parc, ill. de Sylvain Sauvage -Chateaubriant, La Meute, ill. de Lucien Boucher), Strasbourg (Boccace, Contes, ill. de Mariette Lydis), Toulouse (Poèmes en prose de Maurice de Guérin, ill. de Georges Barbier).
Les peintres de Montmartre, - ainsi désigne-t-on d'ordinaire un certain nombre d'artistes, observateurs amusés ou féroces des mœurs qui s'épanouirent après la Première Guerre mondiale, - devaient eux aussi retenir de bonne heure l'attention de Sabatier d'Espeyran : le charmant Dignimont, dont bien des œuvres se trouvent dans les Bibliothèques de province (Abbeville, Albi, Amiens, Grenoble, Nancy, Nîmes, Rennes, Strasbourg), Gus-Bofa et Chas-Laborde, tous deux plus acides et dont le premier n'est guère représenté qu'à Montpellier, tandis que le second se trouve à Montluçon, à Strasbourg et à Vichy (Valery-Larbaud : Barnabooth,... et Fermina Marquez). De Vertès enfin, parfois inquiétant, qui tout au long de sa carrière a illustré tant de livres (Grenoble, Lyon, Nancy, Rennes), Sabatier d'Espeyran avait réuni nombre d'œuvres, en des exemplaires sur très beau papier, avec des dessins originaux et des planches refusées, d'un caractère parfois si libre que plusieurs ont mérité d'être placés à l'Enfer de la Bibliothèque de Montpellier.
Vers 1925, la plupart de ces livres, on le sait, demeuraient d'une présentation assez simple et d'un format modeste. Mais déjà, certains éditeurs et les sociétés de bibliophiles visaient plus haut. Surtout, si le public n'avait pas encore admis la révolution opérée par les Fauves et les Cubistes, quelques artistes avaient su entendre leur leçon.
VIII. Le renouveau de la gravure originale qui se manifeste au lendemain de la Première Guerre mondiale dans des compositions plus construites et avec des tailles plus franches, doit beaucoup à un maître qui a pratiqué la gravure sur bois et l'eau-forte, voire la lithographie, mais dont l'instinctive élégance s'accommodait mieux des exigences du burin, et qui a exercé une large influence. Sabatier d'Espeyran avait mesuré l'importance du rôle joué par Laboureur et, dans l'œuvre considérable de cet artiste, il avait su choisir plus de vingt volumes (pl. 2), dont l'ensemble ne doit pas faire oublier pourtant les quelques exemplaires qui se trouvent à Dijon et à Grenoble, à Nice comme à Rennes et Srasbourg, ceux des œuvres de Valery-Larbaud à Vichy, ni surtout la belle série si heureusement réunie à Nantes.
Les livres illustrés de gravures sur bois, en noir et blanc, sont relativement peu nombreux dans la collection léguée à Montpellier. Du reste, si Amiens, Bordeaux, Carpentras, Nancy et Nîmes possèdent des œuvres de Jean Chièze, Lyon et Strasbourg des livres de Gabriel Belot, Masereel, au talent si vigoureux, ne se trouve guère qu'à Dijon et Roubille, à Pau, ce dernier d'ailleurs, grâce à un précieux exemplaire, tandis que le breton Mathurin Méheut est surtout représenté à Rennes et à Montluçon. Vers 1920, la mode était plutôt à la gravure sur bois en couleurs, comme l'avait déjà pratiquée Laboureur pour orner les Chansons madécasses d'E. Parny (Montpellier). La collection Sabatier d'Espeyran contient certains des livres illustrés selon cette technique que l'on doit à Jacques Beltrand, - également représenté à Tours, - à Cartègle, que l'on peut voir aussi à Grenoble, - à Hermann-Paul qui se figure aussi à Strasbourg, à Falké, dont les livres ne se trouvent guère qu'à Montpellier, - à F.-L. Schmied surtout. Si certaines des œuvres rutilantes de ce graveur sont entrées dans les bibliothèques de Besançon, de Lyon et de Rouen, celle de Montpellier les possède pour la plupart et demeure la seule à pouvoir s'enorgueillir du fameux Livre de la Jungle (1919), considéré vers 1925 comme le chef-d'œuvre de la bibliophilie moderne, et dont elle détient un exemplaire avec suite. Mais Sabatier d'Espeyran savait aussi goûter des œuvres plus raffinées. Il avait acquis de très beaux exemplaires des ouvrages illustrés par Chadel, dont les compositions sont gravées sur bois à la manière japonaise et imprimées au frotton; Germaine de Coster, ancienne élève et collaboratrice du maître, s'en est souvenu, faisant récemment don à la Bibliothèque de Montpellier du Buffon pour lequel elle a utilisé la même technique.
Les ouvrages illustrés de gravures au burin, plus encore que les précédents, attestent, au lendemain de la Première Guerre mondiale, l'influence exercée par Laboureur, et Sabatier d'Espeyran, qui avait fait une large place aux œuvres de ce maître, n'a eu garde d'oublier celles de peintres-graveurs qui lui doivent certes beaucoup, quand bien même leur style est différent du sien : ainsi Decaris, dont le classicisme et l'autorité ont rapidement séduit les amateurs et dont bien des œuvres ont été acquises, à Brest comme à Montauban, à Nancy et à La Rochelle comme à Tours, à Arles comme à Toulouse; ainsi Josso, qui montre des qualités analogues, et qui a été bien accueilli également du Havre à La Rochelle, de Nîmes à Toulouse et à Tours. Et si aucune des œuvres, pourtant remarquables, de Soulas, ne se trouve à Montpellier, on s'en consolera peut-être en sachant que le chantre rustique de la Beauce est fort bien représenté à Orléans, sa ville natale, et que certains des livres qu'il a illustrés, se trouvent aussi à Chartres (Vercors, la Marche à l'étoile, exemplaire avec suite), à La Rochelle et à Tours.
Les livres illustrés d'eaux-fortes et de pointes-sèches témoignent désormais d'un style dépouillé et du dédain que montrent la plupart des artistes pour « les cuisines » du métier. Parmi les aînés dont Sabatier d'Espeyran avait retenu des œuvres, le si sensible et discret Jean Frélaut est aussi représenté à Brest, Nîmes, Rennes et Toulouse et Hermine David, qui possède les mêmes qualités, mais avec plus de grâce et d'imagination, à Auxerre (Marie Noël), Chartres et Grenoble. De Galanis, on peut seulement signaler un livre à Caen (Fargue, Une Saison en astrologie), un à Albi (Gide, Les Nourritures terrestres), deux autres à Strasbourg (Fargue et Bender, Composite ; Claudel, Partage de Midi), mais l'artiste figure aussi à Montpellier grâce au volume qui lui a été consacré dans la collection des Éloges. De Boullaire, toujours si fin, quelques livres encore à Montpellier, mais aussi à Auxerre et à Rouen. Parmi les artistes un peu plus jeunes, mais dont les débuts sont déjà loin, Jacquemin, au style dépouillé, épris des vastes horizons de sa Lorraine, est de loin le mieux servi : d'abord avec plusieurs livres dans la collection Sabatier d'Espeyran, dont la Colline inspirée enrichie d'un dessin original, puis avec plusieurs autres, non seulement dans les bibliothèques de Metz et de Nancy, cette dernière possédant entre autres la Physiologie du goût avec des dessins originaux, mais aussi dans celles de La Rochelle, Rennes, Rouen, Toulouse et Versailles. De son cadet, Michel Ciry, dont le talent remarquable évolue toujours avec plus de force, La Rochelle, Montpellier et Versailles possèdent aussi quelques belles œuvres, tandis qu'on en peut voir de Paul Lemagny à Strasbourg, de Marianne Clouzot à Auxerre.
Les livres illustrés de lithographies sont nombreux depuis trente ou quarante ans, l'artiste pouvant dessiner sur la pierre ou le papier-report aussi aisément que sur les feuillets d'un album. De fait, la lithographie en noir et blanc a séduit bien des peintres. Celui dont l'apport au livre est le mieux représenté dans les bibliothèques de province est Mariano Andreu, non pas cette fois à Montpellier, mais à Versailles, grâce au don fait par l'éditeur H. Lefèvre d'une importante série des œuvres de Montherlant, dont plusieurs se trouvent ici en édition originale, et que l'artiste a commentées de façon très personnelle. Quant à Demeurisse et à Thevenet, tous deux peintres de la nature, on peut admirer des œuvres du premier à Carpentras et à La Rochelle, et du second à Dijon. Mais la lithographie en couleurs devait davantage attirer les peintres et c'est en voyant plus loin à quelles tendances ils appartiennent aujourd'hui, que l'on se rendra compte de la place qui est faite dans nos bibliothèques à tant de livres illustrés selon cette technique.
IX. Les architectes du livre, - pour reprendre ici le titre que M. Robert Brun a donné à Louis Jou et à Daragnès, - étaient bien faits, grâce à leur sens de la typographie et de la mise en pages, pour retenir l'attention des amateurs, de ceux surtout qui ont l'amour des beaux livres d'autrefois. De Louis Jou, qui n'a jamais utilisé que la gravure sur bois, et de préférence en noir et blanc, la collection Sabatier d'Espeyran renferme les œuvres principales (il s'agit dans bien des cas d'exemplaires sur Japon), à l'exception du Rabelais que la Bibliothèque de Montpellier avait acquis pour le fonds Cavalier. Nîmes et Toulouse possèdent aussi ce Rabelais, tandis que Bordeaux conserve son édition des Lettres persanes et que d'autres ouvrages du même artiste se trouvent à Arles, Dijon, Lille, Lyon et Rennes. -Également passionné de typographie, Daragnès possédait, comme illustrateur, un registre plus étendu, passant de la gavure en noir et blanc à la gravure en couleur, - tantôt sur bois, tantôt sur cuivre, - du burin et de la pointe-sèche à l'eau-forte, à l'aquatinte et à la manière noire ou à la lithographie. La collection Sabatier d'Espeyran permet de se rendre compte de la maîtrise de l'artiste dans ces différentes techniques, parfois grâce à de très beaux exemplaires, - ainsi pour la Ballade de la Geole de Reading (1918), qui figure aussi à Toulouse, pour la Semaine Sainte de Miro, qui est également à Vichy, ou pour Suzanne et le Pacifique, que Lyon possède de son côté. Parmi les livres illustrés par Daragnès qui manquent à Montpellier, on trouve à Nice La Tentation de saint Antoine, - à Strasbourg, La Fille Sauvage de F. de Curel - à Toulouse, La Chanson de Roland, - à Caen, enfin, l'une de ses dernières œuvres, les Poèmes de Poe, avec des gravures à la manière noire. On comprend certes mieux, à voir une telle œuvre, le rôle joué par Daragnès, à qui les sociétés de bibliophiles s'adressèrent si souvent et qui imprima tant de beaux livres illustrés par d'autres artistes. Mais, on le sait du reste, les choses avaient bien changé au cours de sa carrière et, depuis 1930 environ, les livres de peintres s'étaient imposés à l'attention des bibliophiles.
X. La suite du fauvisme, - ou, si l'on préfère, l'évolution des artistes ayant appartenu à ce mouvement, - suffirait du reste à expliquer que les amateurs aient plus volontiers recherché les ouvrages illustrés par ces peintres à partir de 1930 et que les éditeurs aient consenti pour eux les frais de grands formats. La plupart de ces livres de peintres figurent à Montpellier, et certains des plus célèbres dans plusieurs autres bibliothèques de province. Ainsi, la plupart des livres illustrés par Derain sont-ils dans la collection Sabatier d'Espeyran, y compris les Héroïdes et le Pantagruel - un exemplaire de ce chef-d'œuvre a été acquis par Metz - et si l'on n'y trouve ni les Travaux et les Jeux ni le Satyricon, Strasbourg a pu acquérir un exemplaire du premier de ces ouvrages et Albi en a reçu un du second, don de la Société des amis de la Bibliothèque. Dufy n'est pas moins bien représenté, d'abord à Montpellier, non seulement par l'édition, modeste et devenue rare, des Madrigaux de Mallarmé - que Bourges possède également, -mais par ses œuvres les plus importantes : La Belle enfant (pl. 3) qui se trouve aussi à Nice, - et surtout Tartarin de Tarascon, exemplaire en deux volumes, le second comprenant la maquette, la série des dessins, gouaches et aquarelles originales, -en un mot, un des fleurons de la collection Sabatier d'Espeyran. Enfin, les livres contenant des illustrations de l'artiste, mais publiés dans les dernières années de sa vie ou postérieurement à sa mort, - et qui sont donc moins précieux, - se voient également à Montpellier, à Nancy, à Nice, mais ont été, comme de juste, recherchés davantage encore en Normandie, la Bibliothèque du Havre, avec les Côtes normandes de M. de Saint-Pierre, et celle de Rouen avec le Concert des anges de Witold, possédant l'une et l'autre un ouvrage qui ne se trouve dans aucune autre de nos municipales. - On pourrait faire des remarques analogues à propos des livres illustrés par Matisse. Là encore, l'ensemble des œuvres réunies par Sabatier d'Espeyran demeure impressionnant, et la qualité des exemplaires exceptionnelle (pl. 4). Seulement doit-on rappeler que l'artiste a fait don à plusieurs bibliothèques municipales des Poésies de Charles d'Orléans (Limoges, Nice) du Jazz aux lithographies si hautes en couleurs, reproduisant des papiers collés (Valence) et des Poèmes de Ronsard (Limoges), ouvrage orné de belles lithographies au trait, ainsi que du recueil d'Estampes dues à plusieurs artistes (1950), dans lequel se trouve une de ses planches avec la décomposition des couleurs (Nice). Après la mort de Matisse et en souvenir des années qu'il avait passées à Aix-en-Provence, sa famille a remis à la Bibliothèque Méjanes un ensemble important; y figurent, entre autres, deux ouvrages qui manquent à Montpellier : le Pasiphaé, de Montherlant, illustré de gravures sur linoléum dont le trait blanc, d'une merveilleuse pureté, s'enlève sur un fond noir, et le Jazz. La Bibliothèque de Toulouse a d'ailleurs acquis un exemplaire de Pasiphaé, cependant que celle de Grenoble en recevait un du Jazz (don du Musée). Repli de Rouveyre est à Montpellier et à Strasbourg. D'autre part, la Bibliothèque de Metz s'est procuré Dessins, qu'elle paraît seule à posséder. - Quant à Vlaminck, Marquet, Othon Friesz et Van Dongen, la balance penche une fois de plus en faveur de Montpellier; mais on trouve ailleurs des livres illustrés par tel ou tel de ces maîtres : à Nîmes et à La Rochelle, Vlaminck, - à Grenoble, Marquet et Van Dongen, - à Toulouse, Friesz et Marquet. Et la bibliothèque de Toulouse est encore la seule de nos municipales à conserver un livre illustré par Robert Delaunay, le si curieux Allô ! Paris 1926, de J. Delteil.
XI. La suite du Cubisme, mieux encore que ses débuts, est assez largement représentée dans les grandes bibliothèques de province, moins bien toutefois que celle du Fauvisme. Montpellier peut cependant montrer les plus célèbres des livres illustrés par Picasso : ceux dont les gravures sur cuivre demeurent les plus classiques - Le Chef-d'œuvre inconnu, avec la suite des planches tirées dans le grand format, et le Buffon, sur Japon impérial, avec suite sur Chine, sont parmi les ouvrages les plus précieux de Sabatier d'Espeyran, - mais encore le Gongora. Le grand amateur possédait aussi, outre les Calligrammes d'Apollinaire avec les lithographes de Chirico, la plupart des livres illustrés par Braque, tantôt d'eaux-fortes, comme la Théogonie (exemplaire en deux volumes, dont l'un pour les suites de grand format), tantôt de gravures sur bois (Apollinaire, Si je mourais là-bas), tantôt de lithographies (Saint-John Perse, L'Ordre des oiseaux). Montpellier conserve également un très bel ensemble des œuvres de Jacques Villon, notamment les Bucoliques (exemplaires sur Japon avec double suite), dont les lithographies en couleurs sont à la fois si solides et si subtiles. De ces trois maîtres, Picasso n'est guère représenté qu'à Toulouse, mais par les planches de Toros y toreros, et à Strasbourg avec l'Élégie d'Y. Goll, - deux ouvrages que Sabatier d'Espeyran ne possédait pas, - Braque reste absent de toutes les bibliothèques municipales, -Villon, venu plus tard au livre, figure dans nombre d'entre elles et d'abord dans sa Normandie natale, - le plus souvent avec ses illustrations pour le Grand Testament du poète dont il avait pris le nom (Bourges, Rouen), mais aussi avec d'autres œuvres (Caen, Rouen), les fameuses Bucoliques se trouvant même à Tours, et les Frontières du matin de A. Gruslin à Toulouse. Ainsi, des grands artistes ayant adhéré au Cubisme qui ont fait œuvre d'illustrateurs, seul, Fernand Léger, est assez mal représenté, - la Liberté d'Éluard (Albi), Les Illuminations de Rimbaud (Grenoble) et Mes voyages, de l'artiste lui-même (Rouen) n'étant pas de ses œuvres capitales. Mais La Fresnaye est à Grenoble avec Paludes de Gide, et à Montpellier avec Le Roman du lièvre de F. Jammes, - Marie Laurencin, à Dijon avec La Princesse de Clèves, à Grenoble avec La Tentative amoureuse de Gide, à Vichy avec l'Éventail de Roger Allard, - Gleizes à Dijon encore, avec A. Mercereau, La Conque miraculeuse et à Grenoble avec Tailhade, Au pays du mufle, Marcoussis à Strasbourg avec les Eaux-fortes théâtrales pour Monsieur G. Le bilan paraît certes positif et atteste le succès des livres illustrés par les Cubistes.
XII. La réaction contre le Cubisme fut pourtant très vive, aussi bien de la part des artistes que du côté du public. Et il n'est pas surprenant de voir, comme les éditeurs eux-mêmes, les plus grands amateurs ou les bibliothécaires les plus avertis retenir de préférence des œuvres témoignant de tendances, elles-mêmes assez diverses, mais également éloignées du Cubisme.
Les Peintres de la nature, voilà ce que sont d'abord Pierre Laprade avec ses eaux-fortes ou ses aquarelles gravées sur bois, - Le Basque, dont les compositions sont reproduites de la même façon, et l'on en pourrait dire autant du charmant Charles Guérin aux lithographies si poétiques, ou même du citadin Boussingault et de ses eaux-fortes acérées et des lithographies un peu terreuses de Luc-Albert Moreau. Sabatier d'Espeyran appréciait beaucoup les œuvres de ces artistes, et l'on peut en admirer un bon nombre à Montpellier. Toulouse réunit pourtant un plus bel ensemble de Charles Guérin, et Vichy a acquis Amants, heureux amants de Valery-Larbaud, avec des eaux-fortes de Boussingault, tandis qu'Albi a reçu en don, de la Société des Amis de la Bibliothèque, D'après Paris, de L.-P. Fargue, illustré de lithographies du même artiste.
Mais Dunoyer de Segonzac demeurait, non sans raison, le préféré du grand amateur montpelliérain. Il possédait tous les livres de ce remarquable graveur, toujours si près du réel et toujours si inspiré, - depuis la fameuse trilogie consacrée par Dorgelès aux souvenirs de la guerre des tranchées (exemplaires sur japon avec suites) jusqu'aux chefs-d'œuvre que sont la Treille muscate, Bubu de Montparnasse, Quelques sonnets de Ronsard, les Géorgiques (pl. 5) et bien d'autres, tous exemplaires sur les plus beaux papiers, enrichis de suite et de dessins originaux. Plusieurs bibliothèques municipales ont pu se procurer des œuvres du maître, ainsi Grenoble, Metz, la trilogie de Dorgelès, que Montluçon a de son côté reçue en don, et Tours a acquis la Treille muscate. Mais on ne saurait passer sous silence la générosité de l'artiste faisant don, après une exposition organisée dans ces villes, de son Ronsard à Blois, de ses Géorgiques à Nice et à Versailles (avec huit épreuves d'essai), offrant encore à Versailles des cuivres, des épreuves d'essai, des lettres qui évoquent Colette et la Treille muscate, ainsi qu'une aquarelle originale (l'Église Saint-Louis à Versailles) et une épreuve d'artiste de l'estampe La Grille des Cent marches, au château de Versailles 12.
La réaction de la subjectivité, - pour reprendre une expression de Bernard Dorival, - nous aura valu elle aussi, quelques-uns des beaux livres parus depuis quarante ans. Sabatier d'Espeyran paraît s'être attaché de bonne heure à ceux que Pascin a illustrés de dessins parfois assez libres, clichés au trait ou gravés sur bois, - par la suite à ceux qui comportent des lithographies en couleurs de Maurice Utrillo, - enfin, à ceux de Terechkovitch, trois artistes qui ne sont pas représentés dans nos bibliothèques municipales si l'on excepte Utrillo, La Rochelle possédant Le Village inspiré de J. Vertex.
XIII. Les Visionnaires, plus encore que les artistes dont il vient d'être question, vivent dans un univers qui leur est personnel et il n'est guère surprenant que la critique d'art ait pu attacher cette épithète à des peintres au demeurant fort éloignés les uns des autres. De fait, si Sabatier d'Espeyran paraît avoir fort apprécié les lithographies d'Alexeieff, - dont le Maria Chapdelaine est à Rennes, - il ne possédait aucun livre illustré par Louise Hervieu ou Valentine Hugo, représentées la première à Alençon et Grenoble, et la seconde à Caen. Ses préférences semblent être allées plutôt à Goerg, dont il possédait la plupart des livres, parfois en de très beaux exemplaires, et il a également retenu la plupart de ceux de Chagall, ainsi que certaines œuvres capitales de Rouault, sauf pourtant le Miserere. Au reste, de ces trois artistes, à vrai dire si différents, Goerg demeure le mieux représenté dans les bibliothèques municipales (Albi, Bourges, Caen, La Rochelle, Nancy); Rouault l'est beaucoup moins bien, encore que Metz possède le Divertissement, laissé par l'administration allemande, et que Nice ait acquis un bel exemplaire des Réincarnations du Père Ubu, avec suite sur Japon nacré. De Chagall enfin, seules si l'on excepte Montpellier, la Bibliothèque de Grenoble (M. Arland, Maternité), et celle de Strasbourg (E. Goll, Diary of hourse) possèdent des œuvres, d'ailleurs tirées à trop grand nombre pour avoir été retenues par Sabatier d'Espeyran.
XIV. Plus respectueux de la réalité, quantité de peintres actuels, pratiquant pour la plupart la lithographie en couleurs, devaient connaître assez vite la faveur des bibliophiles. De Brianchon et Planson à Bérard et Caillard, de Humblot et Roland Oudot à Cavaillès et Picard Le Doux, Sabatier d'Espeyran possédait tel ou tel des livres illustrés par ceux-là; mais, ses préférences le portaient plutôt vers deux artistes au demeurant assez différents l'un de l'autre, Yves Brayer et P-E. Clairin, tous deux représentés dans sa collection par un ensemble d'œuvres important et par de beaux exemplaires, le second ayant même fait don par la suite de cinq dessins originaux à Montpellier. En quoi le jugement du grand bibliophile rejoignait celui de nombreux amateurs contemporains. Si Mac Avoy et Chapelain-Midy, absents tous deux à Montpellier, figurent seulement, le premier à Besançon avec les Ballades de Paul Fort et le second à Valence avec l'Immoraliste de Gide, - en revanche, Brianchon se trouve à Vichy avec le Vaisseau fantôme de Valery-Larbaud, et Picard Le Doux à Lille avec Hyalis d'A. Samain, tandis que des œuvres de Clairin peuvent se voir à Colmar (Giraudoux, la Pharmacienne) comme à Toulouse (Carco, A voix basse) et qu'Yves Brayer tient la vedette, Nîmes et Rouen possédant les Saintes-Maries de la mer de Vaudoyer, et la Conquête de Constantinople de Villehardouin se trouvant à Tours et à Troyes (avec une aquarelle originale, don de la Société des Amis de la Bibliothèque nationale).
Enfin - et sans parler de G. Domergue - Grau-Sala et Touchagues, qui continuent plutôt la tradition des peintres de Montmartre, ont également eu la faveur de Sabatier d'Espeyran. Il en va d'ailleurs de même pour Minaux, dont la manière est pourtant si différente.
D'un autre côté, des artistes de la jeune génération qui sont des graveurs plutôt que des peintres et qui pratiquent la gravure sur cuivre, Trémois s'affirme comme l'un des préférés des bibliophiles. Sabatier d'Espeyran possédait l'ensemble à peu près complet des œuvres de cet artiste d'une virtuosité rare, et en de très beaux exemplaires. C'est pourtant à Versailles, grâce au don de l'éditeur H. Lefèvre, que l'on trouvera Le Cardinal d'Espagne de Montherlant, à Colmar et à Strasbourg, la Naissance de l'Odyssée de Giono, éditée par les Bibliophiles de l'Est. Quant au graveur A. de Lézardière, dont l'écriture est si fine, Montpellier conserve l'ouvrage de La Varende, Les Côtes de Normandie, tandis que Tours possède, comme de raison, La Touraine, de M. Bedel.
XV. Plus marqués par le Cubisme et surtout par le Fauvisme, nombre de peintres contemporains devaient être de bonne heure attirés par l'illustration. Déjà, certaines bibliothèques municipales peuvent montrer telles ou telles de leurs œuvres, bien qu'elles y soient plus rares que celles des artistes davantage attachés au réel.
Parmi les aînés, de Gromaire, dont les eaux-fortes dégagent une telle puissance, un seul ouvrage, Macbeth, à Montpellier; de Waroquier, si souvent tragique, un seul ouvrage encore, La Mort de Venise, mais à Lyon comme à Montpellier; de Roger Chastel, qui possède de si grands dons poétiques, La Jeune fille verte, à Toulouse; de Lotiron, dont les lithographies sont si sensibles, deux ouvrages, l'un De l'Angélus de l'aube à l'angélus du soir, de F. Jammes, à Montpellier, l'autre, Musiques nouvelles, de Ph. Chabaneix, à La Rochelle (don de la Société des pharmaciens bibliophiles); de Desnoyer, enfin, le grand peintre qui vit à Sète, la Bibliothèque de Montpellier avait acquis le Dies irae de La Fontaine, avant d'entrer en possession du legs Sabatier d'Espeyran, et s'est vu offrir par l'artiste l'édition des Fables que quelques-uns de ses amis et lui ont illustrée, tandis que celle d'Avignon a reçu du peintre l'Étang de l'or.
Parmi les plus jeunes, du groupe qu'ont formé un temps Fougeron, Pignon et Gischia, tous trois excellents peintres, le premier est absent de nos bibliothèques municipales, tandis que Pignon figure à Lille, sa patrie, avec le Dialogue de l'arbre de P. Valéry (exemplaire avec suite) et Gischia à Toulouse, avec l'Abraham sacrifiant de Th. de Bèze. Le catalan Clavé, coloriste vigoureux, dont les lithographies ont été de bonne heure accueillies par les bibliophiles, a davantage retenu l'attention de Sabatier d'Espeyran, qui possédait de beaux exemplaires de la plupart des livres illustrés par cet artiste, et l'on peut aussi en voir un à Grenoble (Pouchkine, la Dame de Pique). De Bernard Buffet, enfin, peintre si souvent discuté, mais remarquable aquafortiste, Sabatier d'Espeyran avait retenu La Voix humaine de Cocteau, tandis que Tours a su acquérir l'admirable Passion du Christ.
XVI. Les Surréalistes, comme les artistes qui subirent leur influence, ne sont pas absents de nos municipales, mais pourraient y être mieux représentés. De Max Ernst, l'un des chefs de file, qui vit désormais en Touraine, la Bibliothèque de Tours possède, outre le Mundmündig de Neuenfels (reprod.), les Prophéties sur les animaux... de Léonard de Vinci. Miro peut se voir à Grenoble, avec l'Obscur laurier, de Lafont. Grâce à Sabatier d'Espeyran, Montpellier possède une belle série des ouvrages de Salvador Dali, depuis les Chants de Maldoror jusqu'au Don Quichotte et à la Divine Comédie; Dijon et Strasbourg conservent également La Divine Comédie ; Grenoble, Metz et Rouen ont acquis le Don Quichotte, ainsi que Toulouse, qui détient, en outre, le Château d'Otrante d'H. Walpole tandis que Grenoble a préféré le Tricorne d'Alarcon. A Montpellier encore, se voient de beaux exemplaires de livres illustrés de lithographies en couleurs par Carzou, la Lagune hérissée, d'Audiberti, ainsi que France d'A. Maurois, qui se trouve aussi à Toulouse, et Grenoble possède Meurtre dans la cathédrale, d'Eliot; Atlan est représenté à Dijon (Kafka, Description d'un combat), Coutaud à Besançon (Voltaire, le Taureau blanc), Gruber à Rouen (Le Spleen de Paris), André Masson à la fois à Montpellier (A. Maurois, les Érophages, exemplaire avec suite), à Caen (G. Bataille, Les Sacrifices) et à Grenoble (Desnos, Mines de rien), Henri Michaux encore à Caen, avec son livre Paix dans les brisements, Valentine Hugo à Charleville (Rimbaud, les Poètes de sept ans).
XVII. Les peintres abstraits, à leur tour, ont été attirés par l'illustration, et quelques témoins de leur œuvre se trouvent dans les bibliothèques municipales; à Montpellier, le Cantique des Cantiques, de saint Jean-de-la-Croix, illustré d'admirables lithographies en couleurs par Manessier (exemplaire avec deux suites), -à Caen, Tao Te King, de Lao Tseu, dans lequel les gravures au burin en couleurs de Springer semblent se dérouler comme des peintures chinoises, - à Besançon, la Tentation de l'Occident, de Malraux, accompagné des étonnantes lithographies de Zao Wou Ki, - à Grenoble, l'Œuvre poétique de Saint-John Perse, du même artiste.
La jeune gravure contemporaine a subi ces dernières influences. Déjà sensibles chez un aîné, comme Joseph Hecht, ainsi dans les Aventures de Maître Renart (Abbeville, Amiens, Mulhouse), elles le sont aussi chez Pierre Guastalla (Bourg-en-Bresse, Mulhouse) et davantage encore chez le maître qu'est Roger Vieillard, en particulier dans le Banquet de Platon (Besançon) et l'Ecclésiaste (Nice). Le graphisme d'un artiste comme Abram Krol, qui n'est pourtant pas un abstrait, s'en est ressenti, à preuves les Causes célèbres de Paulhan (Montpellier) et surtout l'Apocalypse (Dijon, Lille, Rouen, Saint-Étienne, Strasbourg). De même, celui d'artistes qui sont moins abstraits encore, comme Bernard Gantner (Maupassant, Six Contes ; Pierre Gaxotte, Histoire de France) dont les œuvres peuvent se voir à Colmar et à Mulhouse, Claus et Mühl, l'un et l'autre à Colmar et à Mulhouse, ou Jean-Pierre Rémon représenté à Toulouse (R. Gobillot, Chartres).
XVIII. Les livres illustrés par des écrivains peuvent être examinés à part, encore que les planches qui les accompagnent relèvent le plus souvent de tendances représentées avec autrement de maîtrise par les peintres-graveurs authentiques. Et certes, les compositions dessinées par la comtesse de Noailles, mais gravées par Pierre Boucher, pour l'Ame des Paysans (Montpellier), et même les eaux-fortes originales de Paul Valéry pour la Soirée avec Monsieur de Teste (Caen), n'apportent guère de révélations. Mais on ne saurait négliger les illustrations que Max Jacob a jointes à quelques-uns de ses livres : La Côte (Montpellier et Rennes), Tableau de la Bourgeoisie (Montpellier), et Méditations religieuses (Rennes). Quant à Jean Cocteau, on sait quel étonnant dessinateur il était (Radiguet, Le Bal du Comte d'Orgel; Emié, La Dame aux chats, l'un et l'autre à Toulouse).
XIX. Les livres illustrés par les sculpteurs sont le plus souvent des ouvrages où il était aisé aux éditeurs de placer en hors-texte des études de nu. Il en va ainsi depuis Rodin, - bien représenté à Montpellier par le Jardin des Supplices que publia Vollard (exemplaire sur Chine, avec double suite et six dessins originaux), et les Vingt-sept poèmes de Baudelaire, et dont l'Enfer se trouve à Grenoble. On pourrait faire la même remarque à propos de Despiau, dont le Baudelaire et le Montherlant sont également à Montpellier, - et même de Bourdelle, assez bien servi au total si l'on ajoute les unes aux autres les ressources de Montpellier, Montauban et Toulouse. Mais Maillol fut davantage un architecte du livre et si plusieurs des œuvres qu'il illustra ne comportent que des lithographies, d'autres, avec leurs bois gravés, témoignent d'un sens merveilleux de la mise en pages, à commencer par les Églogues éditées par le comte de Kessler (Montpellier et Toulouse); les Bibliothèques de Grenoble, Metz et Montpellier conservent chacune ses Géorgiques ; Montpellier, du reste, possède de précieux exemplaires, mais l'ensemble que l'on a réuni à Toulouse comprend des œuvres qui ne se trouvent que là.
Parmi les sculpteurs de la génération suivante, on signalera trois livres écrits et illustrés par Jean Arp, qui appartint au mouvement Dada, Vers le blanc infini, Le Voilier dans la forêt et Soleil recerclé, entrés récemment à la bibliothèque de Mulhouse et à celle de Strasbourg.
Pour terminer, puisqu'il ne fait à proprement parler ni œuvre de peintre, ni de sculpteur, il convient de signaler les beaux volumes illustrés par Jean Lurçat dans le style que ses tapisseries ont rendu justement célèbre (pl. 6) : à Épinal, à Montpellier, à Nîmes, à Rouen, ils attestent eux aussi la vitalité du livre d'art moderne.
II. - Les reliures
La reliure d'art est-elle dignement représentée de nos jours dans nos bibliothèques municipales ? Elle mériterait de l'être. Des origines jusqu'au début du XIXe siècle, on pourrait écrire son histoire en faisant uniquement appel aux trésors de nos grands dépôts de province, - et cette histoire est celle d'un art éminemment français. Depuis la Renaissance, les étrangers n'ont cessé d'admirer et d'imiter es chefs-d'œuvre qu'il a produits au cours des siècles et, dans toute l'Europe comme aux États-Unis, on recherche et on admire ceux qu'il produit aujourd'hui. Mais pour une bibliothèque publique désireuse de montrer la continuité des traditions, une chose est de recevoir, de l'État ou d'un artiste, des livres d'art remarquables par leur typographie ou leur illustration, qui lui parviennent dans l'emboîtage de l'éditeur, et autre chose de faire habiller ces exemplaires de façon somptueuse ou d'en acquérir qui soient déjà reliés. Si l'on excepte quelques bibliothèques qui ont le moyen de faire face à cette difficulté, les ressources de nos municipales en ce domaine tiennent à la générosité des amateurs qui leur ont laissé leur collection, - beaucoup plus rarement, comme à Poitiers ou Toulouse, au geste d'un auteur faisant somptueusement habiller ses œuvres avant de les léguer à la postérité 13.
Et déjà, une première constatation s'impose. Tandis, en effet, que les beaux livres de nos grandes bibliothèques de province permettent de suivre dans ses grandes lignes l'évolution de la gravure et de l'illustration de 1880 à nos jours, la reliure d'art, passé le Romantisme, paraît n'y être représentée qu'à partir des toutes dernières années du XIXe siècle ou du début du xxe siècle 14. On peut trouver à cela bien des raisons.
I. Après le Romantisme, - à cause même des conceptions des romantiques en matière d'art, - et parce que les bibliophiles collectionnaient surtout les livres anciens, les plus habiles de nos artisans, à commencer par Cuzin, s'étaient trouvés amenés à exécuter des reliures qui pastichaient les chefs-d'œuvre du passé. Il va sans dire que les ouvrages de luxe édités de 1880 à 1910 s'accommodaient mal d'être vêtus de cette façon, et si Marcellin Lortic a pu s'inspirer d'un type de décor fréquent au XVIIe siècle pour relier les Mémoires du comte de Grammont, avec les figures de Ch. Delort (1882), encore s'agissait-il là de relier une œuvre écrite au Grand Siècle 15. Mais cette pièce de la collection Sabatier d'Espeyran est la seule de ce genre que l'on puisse alors signaler dans les bibliothèques municipales. Beaucoup de beaux livres publiés à cette époque sont revêtus soit de demi-reliures, -ainsi nombre de ceux qui proviennent, à Colmar, du legs Méquillet, - soit de reliures jansénistes. D'autre part, bien des amateurs ont attendu des années avant d'acquérir, puis de faire habiller ou relier à nouveau certains de ces beaux livres 16. Ainsi, l'un des ouvrages les plus précieux de la collection Sabatier d'Espeyran, le Corbeau de Mallarmé, édité en 1876 avec les gravures de Manet, se trouve-t-il dans une reliure de Charles Meunier dont la doublure seule est décorée, et qui porte la date de 1907. Or, dans l'intervalle bien des changements étaient intervenus.
II. Le renouveau s'était produit vers les années 1880. Marius Michel, assurant qu'à des livres modernes, il fallait des reliures modernes, utilisait le maroquin à gros grain et pratiquait volontiers la mosaïque; surtout, - là est la nouveauté essentielle, - il affirmait que le décor de la reliure doit s'adapter au texte, et selon le genre des ouvrages qui lui étaient confiés, composait des encadrements de filets solidement frappés ou bien de larges motifs floraux inspirés du modern'style. Sabatier d'Espeyran avait acquis treize de ses reliures, Reims et Tours en possèdent respectivement deux. Elles donnent une bonne idée du talent de Marius Michel. Jusqu'à la fin de sa vie (1925), il a exercé une grande influence sur ses collègues comme Carayon et Canape, dont Montpellier conserve quelques reliures, et Chambolle-Duru, dont une reliure se trouve à Lille. Peut-être même, Marius Michel a-t-il inspiré un amateur, le si curieux A. Julien, auteur de textes assez étranges, publiés à Poitiers à la fin du XIXe siècle sous des pseudonymes singuliers, qui dirigeait l'impression de ses œuvres et dessinait le décor de leur reliure et qui mériterait sans doute d'être étudié (Bibliothèque de Poitiers).
III. Les reliures de cuir incisé ou mosaïqué, exécutées aux environs de 1900 et dans les années suivantes constituent souvent, au sens le plus étroit du terme, des reliures parlantes. Les quelques œuvres de Charles Meunier conservées à Montpellier (4), Colmar (3), Toulouse (I) montrent que la voie était dangereuse. Le même avertissement est donné par les deux reliures de Raparlier et par les deux reliures de Ruban de la collection Sabatier d'Espeyran. Encore faut-il se rappeler que d'excellents artistes ont parfois dessiné les scènes, figures ou paysages sur les plaques de cuir incisées de la sorte et que de bon relieurs ont enchassés sur les plats des volumes : à preuve, à Nantes, quatre compositions de Lepère sur des reliures de Carayon, et à Nancy, celle de Steinlen sur un maroquin signé de Wiener, seule œuvre de ce maître-relieur que puisse montrer la Bibliothèque de la ville (Grenoble en possède une autre), la plupart étant conservées au Musée de l'École de Nancy et au Musée Lorrain. Bien des années plus tard, la technique du cuir incisé devait encore séduire plus d'un artiste, comme l'attestent à Albi la reliure d'un Salambo dessinée par un peintre local, Charles Liozer, à Douai celle d'un Aristophane (1932) composée par l'illustrateur Barta, au Mans celle de Vannier sur une monographie de la cathédrale.
IV. Après la guerre de 1914-1918, les relieurs se trouvent ainsi partagés entre trois tendances principales qui ne sont guère représentées que dans quelques-unes de nos bibliothèques municipales, et encore de façon fort inégale, Montpellier arrivant de loin en tête.
Le mouvement traditionaliste peut être assez bien étudié à Montpellier grâce au legs Sabatier d'Espeyran et à Reims grâce au legs Diancourt. S'y rattachent d'abord les reliures assez classiques, aux plats généralement encadrés de filets, comme celles de Blanchetière (Montpellier), Champs (4 à Reims) et de son successeur Stroobants (16 à Reims) ou simplement ornées au dos comme celles de Hans Asper (5 à Colmar). D'autres reliures sont décorées de compositions inspirées du texte et exécutées, soit aux filets, soit en mosaïque, ainsi celles de Cuzin fils (I à Douai, 5 à Montpellier), Grenelle (I à Reims), Gruel (9 à Montpellier), Lanoe (I à Colmar, 1 à Montpellier), Georges Mercier (7 à Montpellier, 1 à Grenoble) et Noulhac fils (8 à Montpellier, 2 à Reims).
Pierre Legrain avait déjà amorcé, durant la première guerre mondiale, une révolution qui pousse à l'extrême les idées de Marius Michel. Pour lui, la reliure, tout en constituant un objet d'art en soi, doit former un tout avec le livre, non plus seulement avec le texte, mais avec son illustration, tant par le choix des matières - ce sont parfois des matières peu employées jusqu'alors, comme la galuchat -que par le décor, souvent inspiré du Cubisme, et non plus figuratif; révolution capitale, dont quatorze reliures, presque toutes des chefs-d'œuvre, permettent de mesurer l'importance à Montpellier (pl. 7).
F. L. Schmied enfin, représente de façon très originale le style qui s'est affirmé en 1925, lors de la grande exposition des Arts décoratifs àParis. F.-L. Schmied dessine le décor de reliures sur lesquelles sont souvent incrustée des laques de Dunand. La collection Sabatier d'Espeyran possède quatre pièces signées de cet artiste.
V. A partir de 1930, le succès des livres de peintres et de ceux qu'éditent les Sociétés de bibliophiles vaut aux relieurs d'importantes commandes.
Parmi les aînés, les plus classiques demeurent Maylander (6 reliures à Montpellier, 1 à Tours, ainsi que Semet et Plumelle (13 reliures à Montpellier, d'autres à Grenoble). Georges Cretté, élève et successeur de Marius Michel, sait l'être aussi, bien qu'il ait entendu la leçon de Legrain; de tous les relieurs contemporains, son œuvre est celle qui se trouve le mieux représentée dans les bibliothèques municipales, celles d'Albi, Chartres, Metz, Nancy et Tours ayant chacune une de ses reliures, tandis que Montpellier n'en possède pas moins de vingt-trois. Pourtant, comme l'a dit L.-M. Michon, Paul Bonet occupe aujourd'hui la place que tenait Legrain. Sabatier d'Espeyran l'a bien vu et a su réunir treize reliures de cet artiste, depuis les plus classiques, au décor irradiant, jusqu'à celles qui attestent l'influence du surréalisme (pl. 8). Et si les œuvres de Rose Adler demeurent absentes de toutes les bibliothèques municipales, certaines d'entre elles en possèdent de nombre d'artistes qui ont eux aussi contracté une dette envers Pierre Legrain : son beau-fils, J. Anthoine-Legrain (2 reliures à Montpellier), Choumette et Lacaille-Gaucher (4 reliures à Lyon), Germaine de Coster (r reliure à Montpellier), Creuzevault, pourtant si personnel (I reliure à Limoges, Nancy et Tours, 15 à Montpellier), Mlle L.-D. Germain (4 reliures à Tours), Gilberte Givel (I reliure à Limoges), Madeleine Gras (I reliure à Grenoble, 1 à Montpellier), Kieffer (I reliure à Auxerre, Brest, Reims, 2 à Lyon, Toulouse, 3 à Lille, 19 à Montpellier), Louise Levêque (I reliure à Toulouse), Mercher (I reliure à Montpellier) Thérèse Moncey (3 reliures à Montpellier), Jacquet-Riffieux (I reliure à Tours).
Parmi les plus jeunes, P.-L. Martin, dont Sabatier d'Espayran avait pu discerner les mérites, s'est affirmé depuis longtemps comme un maître. Montpellier possède trois reliures de cet excellent artiste; une autre se trouve à Lyon, une autre à Caen, qui a par ailleurs acquis une reliure d'Yves Allix, malheureusement disparu, ainsi qu'une reliure de Leroux, un novateur qui a déjà donné d'excellentes preuves de son talent.
Quelques relieurs locaux depuis 1930, ont retenu l'attention des Bibliothèques municipales : Jalby à Albi, Solignac à Carpentras, Raveu à Nice, Bruel à Niort, Chaignon, Monteil et Jean Moor à Toulouse - tandis que Douai a acquis une reliure ornée d'un émail, œuvre du céramiste Dransart (1934), et que Tours a reçu en don plusieurs reliures exécutées par Marcel Thomas-Lavollée.
L'influence de la reliure française à l'étranger, qu'il s'agisse de celle du passé ou de celle d'aujourd'hui, nous est rappelée enfin par deux reliures espagnoles : l'une, sur les Contes de Bibliofil (Bibliothèque de Toulouse) est anonyme; l'autre, sur une suite de gravures de Goya, de la collection Sabatier d'Espeyran (Musée Fabre) est signée de Brugalla, relieur de Barcelone, qui a souvent célébré dans ses publications les mérites de ses confrères parisiens.
En fin de compte, l'amateur ou l'historien d'art qui s'en irait de ville en ville, le conservateur qui désirerait organiser une exposition estimeraient sans doute que les beaux livres, de la fin du XIXe siècle à nos jours, sont bien représentés dans nos bibliothèques municipales. Ils sont à peu près absents, - mais la chose s'explique, hélas! et ne surprendra personne - de bibliothèques qui, sans être parmi les plus importantes de France, sont pourtant assez riches, parfois même très riches, en livres anciens, comme celles d'Autun, Avranches, Arras, Châlons-sur-Marne, Chaumont, Chambéry, Évreux, Laval, Périgueux, Soissons ou Verdun. On en chercherait même en vain dans certaines des bibliothèques classées de grandes villes, comme Angers, Clermont-Ferrand ou Marseille; Avignon et le Mans en possèdent fort peu et si Bordeaux en compte une trentaine, il ne s'y trouve pas d'œuvres de premier ordre. Bien plus, si les plus riches de nos municipales peuvent montrer un ensemble remarquable de chefs-d'œuvre, permettant de résumer l'histoire du livre du Moyen Age à la fin du XVIIIe siècle, voire jusqu'au milieu du XIXe siècle, il s'en faut assurément que prises individuellement, les bibliothèques municipales les mieux pourvues de livres modernes puissent présenter un ensemble aussi cohérent. On doit bien entendu mettre à part - et ce sera la première conclusion de cet article, mais on la connaît déjà, - la Bibliothèque de Montpellier; la collection Sabatier d'Espeyran s'y révèle d'une richesse exceptionnelle, mais serait plus merveilleuse encore si le grand amateur y avait admis quelques livres illustrés par Fernand Léger ou par certains des champions de l'art abstrait. Mais que dire des autres, sans paraître trop exigeant ? Telle d'entre elles, comme celle de Reims, si riche en livres illustrés et en reliures de la fin du XIXe siècle et du début du xxe siècle, semble ne posséder, passée cette époque, aucun ouvrage digne d'être mentionné ici. Certaines, comme celle de Lyon, et surtout celle de Grenoble, admirablement pourvues de livres publiés depuis la première guerre mondiale, paraissent assez démunies pour la période allant de 1900 à 1914. D'autres encore, comme celles d'Aix-en-Provence, Limoges, Tours ou Versailles, ont la chance de posséder, les unes quelques œuvres importantes, les autres des ensembles remarquables, représentant l'activité d'un artiste ou d'un éditeur, mais, en dehors de ceux-là - le cas de Tours excepté - ne peuvent guère montrer de beaux livres. Pourtant, certaines bibliothèques municipales, - ainsi celles de Dijon et de Toulouse - possèdent nombre d'ouvrages fort significatifs des différentes tendances artistiques et des étapes de leur histoire. Et, parmi les bibliothèques où le livre contemporain est surtout représenté depuis 1920 ou 1930, on doit certes admirer, sans parler une fois de plus de celles de Grenoble et Toulouse, l'éclectisme qui a présidé au choix des ouvrages conservés à Albi, à Caen, à La Rochelle ou à Rouen. De même, tout en constatant que certaines bibliothèques, comme celle de Grenoble, si riches en beaux livres illustrés, ne peuvent montrer aucune reliure d'art moderne, on sera heureux d'en admirer non seulement à Montpellier, où elles sont si nombreuses, mais dans plusieurs grandes bibliothèques, les plus intéressantes, pour la période qui va de 1880 à 1918, paraissant être conservée à Reims, Colmar et Nantes, et pour l'époque suivante, à Albi, Metz, Nancy et Tours, pour ces dernières années, à Caen.
Peut-on savoir maintenant pourquoi certains de ces ouvrages se trouvent dans telle de nos municipales plutôt que dans telle autre ? Sans doute la Direction des Bibliothèques, en attribuant ici ou là de beaux livres illustrés, a-t-elle des vues précises, se souvenant de l'importance d'un fonds ancien ou d'un fonds local, comme des services que ses envois devraient rendre vraiment, désireuse, tantôt de combler des lacunes dans des séries qui existent déjà et tantôt de créer de toutes pièces. En revanche, les legs faits par des amateurs reflètent des idées bien personnelles, à commencer, si l'on y regarde de près, par celui de Sabatier d'Espeyran, et alors même que le grand bibliophile entendait ne pas se fier à son propre goût, mais former une collection éminemment représentative des différentes tendances que l'on peut constater depuis 1880, - programme qui lui venait peut-être, on l'a dit, de sa formation première. Les bibliothécaires obéissent à des préoccupations analogues, quand ils proposent à une municipalité l'acquisition d'un ouvrage particulièrement précieux. Pour eux, le principe énoncé par Pelletan reste toujours la règle d'or : un bon livre est d'abord un bon texte. Ils savent qu'à côté des génies de la littérature universelle, certains écrivains, dont beaucoup sont eux-mêmes excellents, ont droit à leur attention particulière en raison de leur origine ou de leurs attaches provinciales. Peut-être, en lisant les pages qui précèdent, aura-t-on remarqué comment, parmi tant d'auteurs qui ont eu les honneurs de belles éditions illustrées, Barrès figure à Metz et à Nancy, Fromentin à La Rochelle, Anatole France à Tours, Maurice Genevoix à Orléans et à Tours, Maurice de Guérin à Montpellier, Nîmes et à Toulouse, Montesquieu à Bordeaux, Marie Noël à Auxerre, Péguy à Orléans, Rabelais à Montpellier, Villehardouin à Troyes.
Mais, qu'on le veuille ou non, aux yeux des bibliophiles, l'illustrateur donne tout leur prix aux livres d'aujourd'hui. Dans bien des cas, la présence de tel ou tel de ces livres de luxe dans telle ou telle de nos municipales, rappelle elle aussi, -que l'ouvrage soit venu par don ou par acquisition - les liens de l'artiste avec la province ou l'inspiration qu'il y a trouvée : ainsi, ceux d'Yves Brayer à Nîmes, -de Dufy, d'abord à Rouen, mais aussi avec la Belle Enfant, sinon à Marseille, du moins à Nice, - Frélaut à Brest, - Jacquemin à Metz et Nancy, - Jouas à Besançon, - Lang à Mulhouse, - Lepère à Nantes, - Maillol à Toulouse, -Matisse à Aix-en-Provence et à Nice, - Méheut à Rennes, - Naudin à Bourges, - Soulas à Orléans, - Villon à Rouen.
A côté de ces ouvrages qui se rattachent en quelque sorte au fonds local, les bibliothèques municipales ont tenu à en acquérir d'autres. Certaines ont choisi des ouvrages représentant plusieurs des tendances qui se sont manifestées depuis 1880 et surtout depuis 1930, - d'autres, et on ne saurait les en blâmer, ceux qui leur semblent caractériser l'art du livre de notre temps en ce qu'il a de plus novateur. Plusieurs aussi ont cherché à se procurer des livres illustrés selon les différentes techniques de la gravure sur bois et de la gravure sur cuivre ou au moyen de la lithographie. En quoi les unes et les autres ont songé, non seulement à enrichir leurs collections et à répondre aux demandes du public, mais à faire l'éducation des stagiaires que leur confie la Direction des Bibliothèques.
Mais, parmi tant de beaux livres publiés à notre époque, comment choisir? La plupart des bibliothèques ont bien compris, et pour cause, qu'il était inutile de prétendre acquérir les œuvres de tel grand artiste, aujourd'hui universellement admis, dont les œuvres, recherchées par les amateurs du monde entier, atteignent des enchères fabuleuses, et l'on peut envier celles qui ont réussi à se procurer les plus fameux des ouvrages illustrés par un Bonnard ou par un Dufy. Les œuvres d'excellents artistes qui ont appartenu au mouvement traditionaliste depuis 1900, n'atteignent pas des prix inaccessibles, et il a parfois été possible à telle ou telle de nos bibliothèques municipales de faire l'acquisition d'ouvrages illustrés par certains des meilleurs parmi les peintres-graveurs contemporains. C'était encore revenir à la même question, et savoir quels ouvrages il convenait de retenir. Beaucoup de bibliothécaires ont compris que le plus sûr était encore de se fier à leur goût personnel, non pas à l'aveuglette, mais après mûre réflexion, et à condition de pouvoir se renseigner et comparer. Tous connaissent les ouvrages consacrés aux beaux livres modernes, mais qui ne mentionnent guère que les œuvres des maîtres, comme l'Anthologie du livre illustré par les peintres et sculpteurs de l'École de Paris (Genève, Skira, 1946), qui date déjà, et l'étude d'Eleanor M. Garvey et Peter A. Wick, The arts of the French books of the School of Paris (Dallas, 1967). Ils savent aussi qu'ils peuvent trouver d'utiles renseignements et d'excellentes reproductions dans les catalogues de grandes collections, comme celle de Mme Louis Solvay et de Sabatier d'Espeyran, ou encore dans les catalogues d'expositions organisées par le Comité national du livre illustré français à Alger (1955) ou à Paris (Musée Galliéra, 1965). Ils n'ignorent pas que le Syndicat des éditeurs publie régulièrement la sélection des Cinquante livres de l'année et la Bibliothèque nationale (Cabinet des Estampes), Les Nouvelles de l'Estampe, qui contiennent des informations concernant le livre illustré. Mais, en ce domaine, les renseignements bibliographiques ne suffisent pas. Nos collègues n'ont certes garde d'oublier qu'il convient de juger et de comparer, et combien sont profitables les visites que l'on peut faire à tel ou tel des grands libraires parisiens. Plusieurs de ces libraires éditent de beaux livres en même temps qu'ils proposent à leur clientèle ceux des sociétés de bibliophiles ou d'autres éditeurs, et se montrent d'ordinaire disposés à consentir des remises à leurs collègues de province, à qui les bibliothèques municipales peuvent préférer effectuer leurs règlements. Enfin, nombre de bibliothécaires ont appris qu'il n'est pas toujours prudent de se fier aux belles paroles de certains courtiers en librairie, trop enclins à vanter des ouvrages souvent médiocres, et que mieux vaut, en fin de compte, acquérir à un prix élevé une œuvre vraiment marquante que de disperser ses crédits en achetant plusieurs livres d'une valeur moyenne. Ils ont su aussi, à défaut des livres souvent trop coûteux illustrés par les meilleurs des peintres-graveurs contemporains, acquérir, dans la collection des Éloges, - dont Sabatier d'Espeyran possédait la suite complète - ou dans celle des Maîtres du livre telle ou telle des monographies consacrées à ces artistes.
Enfin, puisque tout en définitive est affaire de crédits et que les acquisitions demeurent par force limitées, beaucoup parmi nos collègues de province et toujours avec le désir d'informer le public, ont tenu à présenter dans leur établissement des expositions préparées par le Comité national du livre français, ou à y participer de quelque façon lorsque, la bibliothèque ne possédant pas de salle appropriée, ces expositions devaient se tenir au musée. Ainsi de vastes panoramas du livre moderne ont pu être admirés à Albi, Alençon, Amiens, Angers, Arras, Aurillac, Besançon, Bourges, Brest, Dijon, La Rochelle, Lyon, Rodez, Toulouse, Tours et Valence. Certaines bibliothèques (Bourges, Charleville, Chartres et surtout Mulhouse) ont accueilli plutôt des expositions d'estampes, organisées soit par elles-mêmes, soit par le Comité de la gravure française, soit par des groupements comme la Jeune Gravure contemporaine ou le Trait, qui font à apprécier les livres illustrés. Quelques autres n'ont pas manqué de présenter les ouvrages modernes qu'elles possèdent quand elles ont eu l'occasion de montrer les trésors de leurs collections anciennes (Besançon, Caen, Colmar, Douai, Nantes) ou, mieux encore de réserver une exposition aux livres modernes appartenant à leurs fonds. Sans revenir sur celle qui a été consacrée par Montpellier à la collection Sabatier d'Espeyran, il convient de rappeler celles qui se sont tenues, en 196I à Colmar, en 1963 à Tours et à Valence, en 1966 à Rouen. A Nice, enfin, Dunoyer de Segonzac (1955), Chagall (1958) et Picasso (1960), ont eu les honneurs d'une exposition particulière, où les livres illustrés figuraient en bonne place à côté des gravures.
Ces expositions sont profitables, - le rappeler ici peut paraître inutile, - aux bibliothèques qui les organisent. Elles y amènent un public qui ne connaît pas toujours leur chemin et dont les grands noms de la peinture contemporaine suscitent la curiosité. Elles attirent l'attention des pouvoirs publics sur l'intérêt que présentent les livres illustrés modernes; certaines bibliothèques en ont fait l'expérience, comme Albi qui, à la suite de l'une d'elles a pu obtenir des acquisitions importantes, ou Mulhouse, qui poursuit un effort si remarquable en ce sens et vient de voir inscrire à son budget une somme de 20 000 F pour l'achat d'estampes et de livres illustrés. D'autre part, ces expositions incitent les artistes à remettre certaines de leurs œuvres aux établissements qui les montrent - on a rappelé les dons que Montpellier a reçus de Germaine de Coster, de Clairin, de Desnoyer après l'exposition de la collection Sabatier d'Espeyran, ceux que Blois, Nice et Versailles doivent à Dunoyer de Segonzac, Nice encore à Matisse. Enfin, les amateurs sont heureux de voir nos bibliothèques municipales, trop longtemps considérées comme vétustes à tant d'égards, s'intéresser à une forme d'art qui leur est chère entre toutes; mais là, les résultats ne peuvent se produire qu'à longue échéance. La merveilleuse générosité de Sabatier d'Espeyran sera-t-elle plus tard un exemple pour d'autres et les bibliothécaires qui s'emploient à faire connaître et aimer les beaux livres modernes verront-ils leurs efforts récompensés ? Peut-être, comme le fait s'est produit dans le passé et depuis le début de ce siècle, d'autres legs viendront-ils enrichir les bibliothèques et ajouter à leur personnalité. Mais déjà, l'on peut dire, grâce aux ouvrages illustrés par les peintres-graveurs de notre temps et aux quelques reliures d'art qu'elles possèdent, ce que Pol Neveux, évoquant la richesse des fonds anciens, écrivait de nos bibliothèques de province : « Celui qui ne les connaît pas n'a qu'une image incomplète de la France. »