Connaître les réactions des jeunes lecteurs

Raoul Dubois

Deux séries d'exemples, réalisés par des animateurs de l'O. R. T. F., ont offert le moyen de connaître les réactions des jeunes lecteurs aux ouvrages publiés à leur intention

Si nous nous placions dans le pays idéal et quelque peu imaginaire où tout irait pour le mieux selon la volonté des éditeurs, des éducateurs, des écrivains pour enfants ou adultes, des bibliothécaires, des critiques et enfin de tous les adultes que la littérature de jeunesse intéresse, il resterait encore une petite formalité à accomplir : conquérir les suffrages des jeunes lecteurs.

Ce que nous voudrions essayer d'analyser, sommairement, ce sont les moyens de connaître les réactions des jeunes aux ouvrages publiés à leur intention, de façon aussi précise que possible et à une échelle suffisamment large pour que des « enseignements » puissent en être tirés par les adultes intéressés.

Le questionnaire.

Il est incontestable que la méthode du questionnaire est celle qui permet les approches les plus faciles. Encore faut-il en connaître à la fois les possibilités, les limites et les écueils.

En effet, dans notre pays du moins, les enquêtes restent souvent des entreprises trop restreintes parce que plus ou moins soumises à des impératifs publicitaires ou privées de moyens d'assurer des dépouillements suffisants.

Signalons les très intéressantes enquêtes réalisées par « Loisirs Jeunes » il y a quelques années et des recherches récentes dont le caractère fragmentaire ne diminue pas l'intérêt. On vient de publier les résultats d'une enquête sur 30 livres lus par les jeunes en 1962-63, réalisée dans le cadre des « Bibliothèques pour tous », institution privée. Pour chacun de ces 30 livres les jeunes lecteurs étaient invités à répondre à une trentaine de questions. Le dépouillement des 6 300 réponses émanant de 5 000 enfants et réparties sur 30 livres a certainement dû poser d'énormes problèmes aux organisateurs. Toutefois, un certain nombre de conclusions sont intéressantes et gagneraient à être précisées, en particulier les affirmations que « la différence est grande entre les goûts des garçons et ceux des filles », que « l'âge joue moins que le sexe », que « le milieu social, la résidence l'école ont peu d'influence sur le goût des enfants ».

Nous faisions cependant allusion à des limites et à des écueils dans l'utilisation du questionnaire. Quels sont donc les principaux?

I° Les questionnaires trop compliqués, qui multiplient les questions, les nuances, les essais de recoupements;

2° Les questionnaires à caractère inductif trop souvent en usage et qui entraînent à peu près automatiquement la réponse recherchée par l'enquêteur;

3° Les questionnaires à caractère scolaire, assortis de notes ou de récompenses intégrées dans les études des jeunes lecteurs;

4° Les questionnaires à caractère publicitaire dont le seul objectif est de plébisciter un auteur, une collection, une édition;

5° Les difficultés d'échantillonnage, les milieux de jeunes lecteurs étant fort variables et ne recoupant pas exactement les catégories généralement admises par les spécialistes des sondages.

En ce qui nous concerne nous souhaiterions un accord international sur un questionnaire extrêmement simple, du style de celui que nous avons, pour notre part, expérimenté sur les livres lus et sur les films vus par les jeunes. En dehors des indications nécessaires (sexe, âge, niveau scolaire), le nom n'est pas indispensable mais il n'est pas non plus à proscrire suivant les conditions de l'expérience. Nous souhaiterions voir poser les simples questions suivantes :
I° Titre du livre;
2° Auteur;
3° Éditeur;
4° Ce livre vous a-t-il plu ? : oui / non.

(ici un système de cotation nous semble nécessaire, après expérience, pour préciser le oui ou le non; suivant les pays le système de 0 à 5 ou celui de 0 à 10 peut être utilisé);
5° Indiquez le passage ou les personnages qui vous ont plu. Pourquoi ?
6° Indiquez le passage ou les personnages qui vous ont déplu. Pourquoi?
7° Seriez-vous heureux de relire ce livre? : oui / non.

La diffusion sur un certain nombre de pays d'une série de questionnaires portant par exemple sur une dizaine d'ouvrages publiés ou traduits dans ces pays permettrait une action commune des spécialistes (ce qui est déjà important) mais apporterait aussi aux éditeurs et aux diffuseurs du livre de jeunesse des éléments appréciables.

Les sondages et les enquêtes orales.

Le grand drame de la littérature de jeunesse, en France du moins, c'est le relatif silence dans lequel elle évolue. Silence de la presse, de l'Université, des grands moyens d'information.

On peut cependant constater combien les jeunes lecteurs sont sensibles à toute interrogation directe. Le dialogue les trouve toujours disponibles et cela quel que soit le niveau où se trouve placé le débat.

Nous indiquerons ici deux formes de sondage auxquelles nous avons directement participé et qui nous paraissent comporter des enseignements. Signalons que nous ne saurions présenter ces expériences comme les seules auxquelles on se soit livré dans notre pays; on nous excusera de parler seulement de ce que nous connaissons le mieux.

Le trait commun aux deux expériences est qu'elles se sont déroulées avec l'aide de la Radiodiffusion française et, tout spécialement, de deux animateurs d'émissions pour les jeunes (Monique Bermond et Roger Boquié), eux-mêmes très intéressés par la littérature de jeunesse.

A. A la découverte des jeunes lecteurs.

Pendant 28 semaines de la saison 1960-6I, chaque jeudi se déroulait une émission, « Partons à la découverte; A la découverte des héros de roman » : l'animatrice lisait un court passage, choisi par nous comme caractéristique, d'un ouvrage lu par les jeunes, qu'il soit ou non écrit spécialement pour eux. Le jeu-concours consistait à découvrir :
- le titre du roman cité dans l'émission;
- le nom du héros évoqué;
- le nom de l'auteur du roman,

et à indiquer :
- les conditions dans lesquelles la lecture avait été faite (bibliothèque scolaire ou autre, personnelle, prêt d'un camarade...) ;
- la liste des ouvrages du même auteur; (préciser ceux qui étaient déjà connus).

De plus, afin de départager les « ex-aequo », les concurrents étaient « invités à indiquer en 15 lignes au maximum leur opinion motivée sur l'œuvre évoquée dans l'émission ».

A vrai dire notre projet fut accueilli avec scepticisme par tous ceux auxquels nous en parlâmes. Ce fut plus net encore après les premières émissions. Nombre d'adultes nous disaient : « C'est trop difficile, jamais les jeunes ne reconnaîtront, vous avez choisi des aspects peu caractéristiques. » Certes, notre choix n'a pas toujours été exempt de critique : nous devions tenir compte de l'intérêt radiophonique des textes et nous avons parfois laissé aux animateurs de l'émission le choix entre plusieurs possibilités. Nous nous sommes cependant efforcés de relire très attentivement les ouvrages et notre choix tenait compte de diverses indications (souvenirs personnels - caractère émotionnel du passage - rythme de l'épisode - réflexions de jeunes lecteurs). Nous voulions essayer de trouver le passage caractéristique à la fois de l'esprit et du style de l'ouvrage.

Le déroulement du concours devait nous donner raison puisque, si l'on excepte une seule émission, chaque semaine a vu affluer une moisson de réponses exactes. Nous passerons volontairement sur tous les résultats de l'enquête qui intéressent plus la sociologie que la psychologie du jeune lecteur, qui seule nous intéresse aujourd'hui et nous nous contenterons d'indiquer quelques remarques générales. L'enquête a mis en lumière :
- le goût des « collections » sans que nous puissions savoir si ce goût préexiste à l'apparition des collections ou naît de cette formule généralisée dans notre pays;
- la vivacité de la passion de la lecture;
- l'importance de l'école comme facteur de choix;
- l'importance égale des camarades (critique orale très efficace);
- l'importance des lectures répétées du même ouvrage;
- la participation à l'action et l'identification à un ou plusieurs personnages du livre;
- la volonté de trouver un héros positif.

Nous avons pu risquer des conclusions (le terme « hypothèse de travail » nous semblant d'ailleurs mieux convenir) qu'on nous permettra de citer :

« Les traits essentiels des désirs des jeunes nous semblent être :
- une littérature de qualité;
- un goût toujours marqué pour l'aventure;
- l'exigence d'un réalisme sans excès de naturalisme;
- le souhait de héros positifs, mais sans schématisme moralisant ni fin heureuse systématique ;
- une confiance certaine dans leurs possibilités, dans leurs responsabilités, dans le choix de leurs lectures et la volonté de préserver cette initiative tout en tenant compte des idées de l'adulte;
- la présence à l'état d'embryon d'une collectivité de jeunes lecteurs reliés par une passion commune et désireux de poursuivre leurs expériences. »

B. A livre ouvert.

La deuxième série d'expériences réalisée par les mêmes animateurs de radio découlait des conclusions de la précédente tentative.

Nous souhaitions mettre en présence lecteurs et auteurs, lecteurs et éditeurs, afin de créer les conditions du dialogue souhaité par les jeunes lecteurs.

La pratique de ces dialogues, dont nous trouvons souvent mention dans les études et recherches étrangères, est encore peu courante en France. Quand un dialogue est organisé il relève le plus souvent d'une opération publicitaire à base de signature d'autographes.

L'aide de la Radio et des autorités de l'Enseignement nous étant acquise, nous avons pu opérer dans les établissements scolaires.

Une classe recevait autant d'exemplaires du livre d'un auteur qu'elle comportait d'élèves. Le livre était bien entendu choisi pour correspondre au niveau des écoliers. Chaque jeune lecteur disposait d'un temps suffisant pour lire le livre, hors de la classe et remplissait un questionnaire du type de celui dont nous avons parlé au début de cette communication. Puis l'auteur venait dans la classe avec les animateurs de l'émission, le dialogue s'engageait et était enregistré.

La formule a été ensuite doublée par l'enregistrement, en studio, de discussions rassemblant des jeunes lecteurs choisis parmi des élèves intéressés par l'émission.

Il serait trop long de raconter les péripéties de cette expérience qui dura deux années. Le manque de moyens ne nous a pas permis d'exploiter les enregistrements intégraux dont la richesse a étonné tous ceux qui ont pu les entendre. Le montage de 10 à 15 minutes effectué et diffusé par la Radio ne donne qu'une faible idée de certaines discussions. Doit-on dire que quelques auteurs ont mal supporté cette épreuve de vérité, ce qui ne simplifiait pas toujours la tâche des animateurs. Mais que de moments passionnants quand un véritable écrivain rencontrait une classe vivante, tendue, attentive. Nous nous souviendrons longtemps de ce jeune garçon démontrant, avec une rigueur que nous souhaiterions trouver chez tous les éducateurs, le mécanisme de l'accoutumance à la violence et en soulignant les dangers.

Nous avons dû, hélas, arrêter là notre recherche mais nous pensons avoir montré que dès un âge très tendre (6-7 ans par exemple) une discussion peut être menée qui apporte à l'auteur et à l'éducateur des enseignements précieux.

Remarquons en passant que nous ne nous préoccupons pas ici de la valeur pédagogique de tels entretiens ou discussions; on se reportera à ce propos aux remarquables expériences de Claude Bron à l'École normale de Neufchâtel.

Quelles perspectives s'ouvrent à nous?

Nous avons un peu insisté sur ces deux expériences en pensant à l'avenir des recherches sur la littérature de jeunesse.

Que l'éditeur soit préoccupé par les études de marché, que l'éducateur soit préoccupé d'enseigner les valeurs auxquelles il croit et de les rendre « compréhensibles », l'un et l'autre doivent connaître très exactement le public auquel ils s'adressent.

Mais ils doivent constater l'un et l'autre que la radio, la télévision, le cinéma, constituent des moyens remarquables de contact avec cette masse de jeunes lecteurs. Il convient donc de mettre au point des techniques d'investigation qui utilisent ces moyens de diffusion de masse et cela à l'échelle internationale.

  1. (retour)↑  Cette communication a été présentée au Congrès de l'Union internationale pour la littérature de jeunesse qui s'est tenu à Ljubjana du 21 Septembre au Ier Octobre 1966 sur le thème « La Naissance du livre pour enfants ».
  2. (retour)↑  Cette communication a été présentée au Congrès de l'Union internationale pour la littérature de jeunesse qui s'est tenu à Ljubjana du 21 Septembre au Ier Octobre 1966 sur le thème « La Naissance du livre pour enfants ».