Quelques réflexions à propos d'une exposition

René Fillet

Du 22 au 29 octobre 1965, la Bibliothèque municipale de Tours a été le centre d'une manifestation réalisée pour la première fois en France : « La Semaine de l'Administré ».

Une courte notice pour la Chronique du Bulletin suffirait à rendre compte de l'exposition, partie de cette Semaine que M. Regnault, directeur de l'École des Beaux-Arts, et moi-même, étions chargés d'orchestrer, mais l'ampleur et le retentissement que l'on a voulu donner à cette manifestation, placée sous le haut patronage du Ministre d'État chargé de la réforme administrative, M. Louis Joxe, ainsi que les prolongements qu'elle connaîtra (puisque dans d'autres villes de France doivent se dérouler cette année des opérations semblables), méritent, me semble-t-il, que l'on consacre quelques réflexions aux leçons qui se dégagent de cette « première » expérimentale.

L'initiative en revient à M. Jean Milhaud, président de l'I.T.A.P. (Institut technique des administrations publiques) qui s'appuyait sur deux idées-force :
- créer un climat favorable au respect du public dans les administrations,
- rechercher tous les moyens de contact susceptibles d'être établis entre les administrations et le public,

idées développées dans un article de Combat du Ier décembre 1964 :

« ... Qu'on le regrette ou non, nous sommes tous engagés aujourd'hui dans la croisade de l'information matérielle et, très spécifiquement, des « relations publiques »... On a le droit de se demander si l'administration, dans son ensemble, ne devrait pas faire sienne cette mystique des relations publiques, en établissant avec l'usager, qu'il vaut mieux pour l'instant appeler l'administré, un dialogue sincère. En fait, beaucoup de nos grands services publics se sont déjà engagés dans des actions d'éducation et de contact d'un style nouveau, sans que le problème ait eu besoin d'être pensé à un échelon élevé... »

« Où voulez-vous en venir, nous dira-t-on, en suggérant que soit organisée une Semaine de l'administré ? »

« L'administration, avons-nous dit, apparaît encore à beaucoup comme compliquée et hautaine. La préoccupation de justice qui anime en général les assemblées délibérantes donne facilement l'impression que tout esprit de charité est exclu des réglementations existantes, alors même qu'elles ont été conçues avec les meilleures intentions. Le citoyen moyen (ne le sommes-nous pas tous ?) ne sait avec précision ni ce que fait l'administration ni comment elle le fait, et encore moins pourquoi elle le fait. »

« Il s'agirait donc de donner à l'ensemble des services administratifs existants, par exemple à l'échelon d'une ville ou d'une région (c'est-à-dire à la fois aux services municipaux, départementaux, etc...) l'occasion, non de se défendre, mais de s'expliquer, de répondre aux questions pouvant être posées par les administrés, de montrer concrètement ce qu'est leur vie quotidienne, de quêter éventuellement observations et suggestions de la part du public, pris individuellement ou collégialement, de faire aussi découvrir, par exemple, à l'échelon des élèves de tous les types d'enseignement, le contenu des carrières officielles ouvertes aux jeunes. »

Très rapidement, la Direction générale de l'administration et de la fonction publique apporta à ce projet son appui moral et matériel. M. le Ministre d'État chargé de la réforme administrative estima qu'il serait opportun de donner suite à ce projet, jugeant qu'une première expérience pouvait utilement se tenir dans le cadre d'une région présentant comme caractéristique d'être à la fois à une certaine distance de la capitale, mais pas trop éloignée, et d'être une région en extension. Ainsi fut choisie la ville de Tours.

Quelques réunions préparatoires eurent lieu à la préfecture d'Indre-et-Loire, groupant, sous la présidence de M. l'Inspecteur général R. Thomas, préfet d'Indre-et-Loire, les représentants locaux - et parfois les représentants parisiens - de nombreuses administrations.

Trois modes d'information sur l'administration furent choisis : une exposition, un centre interadministratif d'information et des conférences publiques; un concours interscolaire, enfin, fut réservé aux classes terminales des lycées.

Vingt-six administrations participèrent à l'exposition et déléguèrent au Centre interadministratif d'information des fonctionnaires compétents.

L'exposition se tenait au 2e étage de la Bibliothèque municipale. Sa préparation fit l'objet d'une sorte de navette entre les administrations et les responsables de l'organisation; un plan général de situation ayant été établi, les surfaces attribuées, les administrations nous proposaient textes et documents, lesquels après simplifications, suppressions, choix, étaient alors confiés soit à des services spécialisés, si les administrations en disposaient, soit aux étudiants de l'École des Beaux-Arts, pour agrandissement, établissement de diagrammes, titrages, etc.

Dans l'ensemble, les tableaux, schémas, graphiques, cartes, statistiques, étaient assez nombreux et donnaient une idée claire de l'organisation des services, exposée soit à partir de l'échelon national, en précisant les attributions et les résultats locaux du service, soit sur le plan local uniquement; la présentation était fonction de la plus ou moins grande autonomie laissée à chaque service et surtout de la façon dont chacun avait interprété le but de l'exposition.

Le Centre interadministratif d'information fonctionnait au rez-de-chaussée de la bibliothèque. Une trentaine de fonctionnaires de divers services du département d'Indre-et-Loire étaient réunis dans le hall d'entrée, lieu de passage obligé des lecteurs; dans le fumoir voisin, six postes téléphoniques permettaient de correspondre avec le service, lorsque le fonctionnaire délégué n'avait pas les éléments nécessaires pour fournir la réponse à la question posée. L'hôtesse d'accueil en chef de la préfecture et le responsable du C.I.R.A. (Centre interministériel de renseignements administratifs) assuraient en quelque sorte la polyvalence de l'accueil, (d'aucuns diraient le « dispatching »), aiguillant les personnes indécises ou embarrassées vers l'administration compétente, ou les aidant à préciser leurs questions.

Les vingt-sept conférences publiques eurent lieu soit à l'auditorium de la bibliothèque, soit dans une autre salle de la ville. En outre, trois journées spécialisées furent organisées : journées d'études municipales (25 et 26 octobre), journées d'organisation et méthodes (26 et 27 octobre), journée de l'agriculture (18 octobre).

Une table ronde sur les récentes réformes administratives permit aux auditeurs de poser de nombreuses questions. Enfin la visite des installations de la S.N.C.F., l'inauguration du centre de renseignements E.D.F.-G.D.F. et un exercice de sauvetage organisé par la Protection civile avec le concours des pompiers de Paris, complétaient le programme.

Le concours interscolaire avait pour but de sonder en quelque sorte les connaissances relatives à la vie administrative française, et d'éveiller les vocations éventuelles portant sur les carrières administratives.

Plus de 6 000 visiteurs, appartenant à des milieux sociaux très variés, ont parcouru l'exposition; les brochures éditées à cette occasion par certaines administrations : la ville de Tours, l'Agriculture, les dépliants ou formulaires mis à la disposition du public ainsi que la plaquette « Semaine de l'administré » furent enlevés d'enthousiasme. S'y ajoutaient des classes entières venues sur le conseil de leurs professeurs qui estimaient l'exposition utile sur le plan de la formation civique.

Nombre de visiteurs ont d'abord regardé l'exposition avec l'espoir d'y trouver la réponse à certaines de leurs préoccupations; en fait, lorsqu'il y avait au stand même du service administratif à l'exposition une personne qualifiée pour répondre (cas de l'E.D.F., de la S.N.C.F., de l'Armée, des Anciens Combattants), les réponses étaient fournies directement. Les autres s'adressaient au Centre d'information.

Près d'un millier de questions furent posées au Centre interadministratif d'information, le nombre allant croissant au fur et à mesure que passaient les jours; bon nombre reçurent immédiatement une réponse suffisante, d'autres visiteurs furent adressés aux personnes compétentes dans les services eux-mêmes.

Les conférences réunirent un public très varié, allant de 50 à 700 personnes suivant le sujet traité et la personnalité du conférencier. Les journées d'études, qui s'adressaient à un public spécialisé, furent un succès.

C'est dire que le public prit l'expérience très au sérieux.

Il est juste de souligner que le succès est dû en grande partie à l'appui des différents canaux d'information, l'O.R.T.F. régionale accordant chaque jour quelques minutes aux divers volets de la « Semaine » et « la Nouvelle République » lui consacrant quotidiennement trois ou quatre colonnes de sa page locale.

Faut-il voir un nouveau Canossa dans le fait que c'est la ville natale de Courteline qui eut la primeur de cette « Semaine de l'administré » ? Je me garderai bien de l'affirmer, mais je vois en tout cas dans cette manifestation ample matière à réflexion.

Tout d'abord n'y a-t-il pas quelque paradoxe dans cette recherche par l'administration du contact avec l'administré, si l'on définit l'administration comme un ensemble de services publics organisés en vue de remplir un certain nombre de fonctions pour servir le public ? Or, entre ce que cette définition suppose d'ouverture, de recherche de simplification, de contacts humains de la part de l'administration pour remplir son rôle, et la réalité dans laquelle le public juge l'administration complexe, fermée sur elle-même, méfiante, productrice de textes incompréhensibles, le divorce est tel que l'administration et le public semblent deux mondes différents, indifférents voire même hostiles, en tout cas séparés par le langage.

Ce clivage, cette impossibilité de parler le même langage, se sont nettement manifestés lors de la préparation de l'exposition, et malgré les correctifs apportés, dans le résultat lui-même. Nous avons reçu des textes ahurissants de longueur, fourmillant de détails, de nuances, de paragraphes et de subdivisions, rédigés dans un jargon de circulaire : le « langage visuel », la psychologie et les techniques des relations publiques sont à l'évidence trop souvent méconnus des administrations.

Certains fonctionnaires ont regretté que le service d'information propre à chaque administration ne fonctionne pas au voisinage immédiat des panneaux de l'exposition. Cependant, je pense que la formule adoptée à Tours est la meilleure : d'une part les « polyvalents » ont pu être très efficaces dans leurs conseils aux personnes ne sachant à qui s'adresser pour un problème complexe. D'autre part le regroupement des fonctionnaires de vingt-six administrations différentes, mais agissant localement sur le plan départemental et auprès d'un même public d'administrés, leur a fait prendre conscience de l'importance de liaisons interservices qu'il est essentiel de mettre sur pied. Enfin la courtoisie fut certes à l'ordre du jour, mais elle était favorisée par l'émulation née de ce centre dans lequel le fonctionnaire se sentait uniquement voué à l'information; le public lui-même était moins anxieux, plus à l'aise que lors de ses contacts habituels avec les administrations : le monde clos du service se trouvait ici ouvert, et il y avait en outre un dépaysement favorable, puisque le public ne se rendait pas dans la redoute de l'administration, mais que tous deux se rencontraient dans un milieu culturel, la Bibliothèque municipale, source habituelle d'information.

Il était donc favorable à la réussite de l'expérience, ce milieu neutre que représentait la bibliothèque, participant de l'administration par sa nature de service public, mais largement ouvert au public par vocation, administration dont on utilise les services seulement parce qu'on le désire, et qui doit susciter ce désir, ou du moins l'entretenir lorsqu'il existe.

Il était également bon que la bibliothèque eût été choisie pour être le siège de la Semaine de l'administré : d'une part parce que cela la mettait, une fois de plus, au centre d'un événement de caractère général, servant l'information du public au sens le plus large du mot puisqu'il s'agissait d'une initiation, d'autre part, parce que, si j'avais la charge de coordonner l'exposition en général, je n'avais pas à préparer d'exposition sur la bibliothèque : car, il faut bien en venir là, qu'y aurais-je mis ?

Depuis l'installation des services de la Bibliothèque municipale dans leurs nouveaux locaux, les Tourangeaux non seulement savent ce qu'elle offre à ceux qui la fréquentent, mais connaissent son activité tant par les expositions et autres manifestations qui s'y déroulent et les articles dans les journaux, les émissions locales de radio et de télévision qui en parlent, que par l'affichage dans les salles de statistiques annuelles : lecteurs inscrits et prêts effectués dans chaque section, livres achetés et catalogués, expositions, conférences, concerts, stagiaires formés, etc. Sous cette forme ramassée, le lecteur trouve là une information que j'estime lui devoir : c'est un service public qui m'est confié, ce sont des deniers publics que je gère, et s'il est règlementaire de rendre compte aux autorités dont dépend la bibliothèque, Direction et municipalité, il m'apparaît indispensable également d'informer le public, puisque je suis responsable d'un service créé à son intention. J'aurais donc pu développer ces éléments, mettre des photographies, trouver des formules frappantes, présenter des courbes suggestives.

Et cela est possible à toute autre bibliothèque désireuse de faire connaître son action sur le plan local.

Mais si nous voulons élargir cette connaissance du public au plan national, où puiser les sources ? Les statistiques nationales ne sont pas publiées. Nous savons que leur publication soulève un certain nombre de problèmes mais nous espérons que la Direction des bibliothèques saura les résoudre.

Nous ne sommes pas assez convaincus de l'ignorance du public - même cultivé - quant à l'essence même de notre profession, de nos tâches et de nos responsabilités : nous sommes des stéréotypes vivants et il est urgent de démythifier, d'éclairer, d'expliquer. Soyons assez francs vis-à-vis de nous-même, assez pénétrés de la rectitude de pensée que nous devons à notre profession, pour reconnaître également qu'à l'intérieur de celle-ci des appréciations relativement peu exactes sont portées sur l'une ou l'autre catégorie de bibliothèques...

Pensons nous aussi au langage que nous employons. Notre façon de nous exprimer est partout : dans notre architecture, dans nos salles et l'atmosphère qui y règne, dans nos méthodes et l'esprit qu'elles traduisent, dans nos fichiers surtout où le choix des classifications et des vedettes n'est pas toujours le meilleur, dans notre porte-parole enfin; certes le Bulletin est avant tout un moyen d'information interne, aussi y aurait-il avantage à toucher, par exemple par un numéro spécial du Bulletin tiré à un plus grand nombre d'exemplaires ou par tout autre moyen, un plus large public, et par priorité, certaines catégories : maires et conseillers municipaux, conseillers généraux, membres des Comités consultatifs des Bibliothèques municipales et des Bibliothèques centrales de prêt, recteurs et professeurs d'Université. Il y a sur tous ces points matière à une recherche de « sémantique générale » qu'il est grand temps d'entreprendre.

« Dialogue » a sans doute été le mot clé de la « Semaine de l'administré ». Notre rôle de médiateurs entre le livre et le public n'est convenablement rempli que vis-à-vis du livre, car fondé sur l'acquisition de techniques à peu près au point : si le dialogue avec le livre est bien engagé, sommes-nous suffisamment préparés à un véritable dialogue avec le lecteur ?