Deux bibliothèques du XVIIIe siècle de plan exceptionnel : Moyenmoutier et Cambrai
La plupart des bibliothèques françaises des XVIIe et XVIIIe siècles ont la forme de salles rectangulaires tapissées de rayonnages muraux, avec ou sans galerie de circulation à mi-hauteur. La seule exception connue, à ce jour, était la bibliothèque de Moyenmoutier, remontée à la bibliothèque municipale d'Épinal, qui offre l'aspect inattendu du « stall-system » anglais, c'est-à-dire de rayonnages en épi à double face. L'étude du local ancien de Moyenmoutier et l'analyse des modifications apportées lors du transfert prouvent que l'aspect ancien était tout différent et que cette bibliothèque se composait d'une série de petits cabinets de travail garnis de rayonnages muraux. La récente découverte d'un dessin ancien de la bibliothèque disparue de Cambrai permet de décrire une variante de plan, non moins originale
Dans l'histoire architecturale des bibliothèques, la formule de la galerie, à parois tapissées de livres, caractérise l'époque classique. Le vaisseau peut former un coude à angle droit, comme à la Mazarine, il peut être recoupé par une autre galerie, comme à Sainte-Geneviève, il peut être flanqué latéralement de petites loges comme aux Jésuites de Reims, ce sont toujours les murs qui servent de supports aux rayonnages à livres. Les rayonnages en épi, aujourd'hui de règle dans les magasins à livres, n'apparaissent qu'au XIXe siècle, lorsque la multiplication du nombre des volumes rend insuffisantes les galeries des bibliothèques, quelle qu'en soit la longueur et la hauteur et malgré une utilisation plus rationnelle des surfaces murales grâce aux balcons.
Il y eut cependant, aux XVIIe et XVIIIe siècles quelques tentatives pour augmenter la capacité des salles de dépôt de livres. La plus originale est celle de Wolfenbüttel, (rayonnages en ovale au milieu d'une salle rectangulaire), qui parut si remarquable à Montesquieu que, dans ses carnets de voyage, il en traça une esquisse. En Angleterre on trouve, par opposition au « wall-system » (rayonnages muraux), le « stall-system », qui est l'ancêtre des rayonnages en épi : le plus bel exemple est la bibliothèque de Trinity-College, à Cambridge (1675), chef-d'œuvre de Wren, où des rayonnages perpendiculaires aux murs délimitent une série de petites salles rectangulaires dont chacune comporte une table et quelques tabourets pour le travail sur place, à portée des livres.
Il existe en France un exemple de rayonnages à livres du XVIIIe siècle qui, dans leur état actuel, paraissent comparables au « stall-system » : ce sont les magnifiques boiseries de la bibliothèque monastique de Moyenmoutier dans les Vosges, qui ont été remontées à la Bibliothèque municipale d'Épinal et dont les dispositions anciennes ne peuvent être reconstituées sans une analyse minutieuse car elles ont été modifiées lors du transfert.
Décrivons d'abord ce que peuvent voir les visiteurs de la bibliothèque d'Épinal 1, installée au milieu des jardins du bord de la Moselle, dans l'orangerie de la Maison Romaine. Cet édifice, précédé d'une ample colonnade classique, se développe sur une longueur de plus de cinquante mètres. Les salles du public, à l'entrée, sont assez médiocres, mais le magasin à livres est somptueux. Mesurant 38 mètres de long sur 10 mètres de large, il abrite douze meubles à livres en épi, aux boiseries largement sculptées, dans un style très voisin de celui des boiseries de Massillon 2 à Clermont-Ferrand, arrondies aux angles le long de la galerie d'accès et s'encastrant dans des rayonnages muraux du même style, du côté opposé.
L'épaisseur de ces meubles en épi est telle qu'ils contiennent des rayonnages à livres non seulement sur leurs deux faces longitudinales, mais encore sur leur tranche verticale extérieure qui constitue une troisième face, entre les moulures d'angle (planches 1 et 2 a).
Chacun des douze meubles en épi mesure actuellement 3,77 m de haut, 4,95 m de long et 1,43 m de large. Un examen attentif permet de déceler des retouches dans la travée qui bute contre la muraille, pour l'ajuster aux rayonnages muraux modernes (planche 2 b). La corniche de ces derniers a été exécutée en plâtre, alors qu'elle est magnifiquement sculptée en bois sur les épis anciens (planche 2 a). On remarque, en outre, qu'il existe un vide de 0,75 m, au milieu des meubles, sur toute la longueur de l'épi. Ce vide intérieur correspond à l'épaisseur du mur de refend qu'emboîtaient les boiseries, dans leur état primitif.
Une visite à l'abbaye de Moyenmoutier 3 permet de comprendre cette curieuse disposition et de reconstituer l'aménagement intérieur de la bibliothèque, compromis entre le « stall-system » anglais et les rayonnages muraux à la française.
Comme dans beaucoup de monastères du XVIIIe siècle, la bibliothèque de Moyenmoutier occupait tout le premier étage d'une aile, à l'extrémité droite de notre planche 3 où l'on distingue les sept fenêtres de sa façade nord et les trois fenêtres de sa façade ouest. Mesurant, dans œuvre, 35,50 m de long, sur 14,50 m de large et 4,50 m de haut, elle était exceptionnellement large, en comparaison des bibliothèques de la région (par exemple celle de Senones, galerie longue de 49 m sur 6,50 m). Pour supporter le poids des livres dans une salle aussi large, il fallut la recouper par des murs de refend qui reposent sur douze piliers encore visibles au sous-sol, dont chacun correspondait à l'un des meubles en épi.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l'utilisation industrielle de l'ancienne abbaye transformée en usine entraîna l'évidement de toute l'aile par la suppression des murs de refend et des voûtes. Avant ces transformations, la baron Sellière, qui visita Moyenmoutier en 1857, décrit la salle de bibliothèque « divisée par des murs de refend formant des pièces voûtées correspondant à chacune des fenêtres » 4 et la « galerie centrale » qui desservait ces pièces. Il conclut : « on n'aurait eu alors qu'à rapporter les boiseries d'Épinal pour reconstituer l'aspect primitif ». Encore aujourd'hui, on distingue sur les parois de la salle d'usine quelques traces de ces murs de refend.
L'aile de la bibliothèque de Moyenmoutier a été construite en 1760, sous l'abbatiat de Dom Barrois, par l'architecte Ambroise Pierson, de Senones. L'adaptation des boiseries à l'ossature du bâtiment est si rigoureuse que l'on serait d'abord tenté de les dater, elles aussi, de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Mais leur décoration de coquilles (planche 2 a) et la facture très large des torsades de feuillages rappelle plutôt le style du début du XVIIIe siècle, qui correspond à la période la plus brillante de la vie de la bibliothèque, lorsque Dom Belhomme consacrait toutes ses ressources à des achats de livres pour les moines érudits, les « académiciens » qui s'installèrent à Moyenmoutier selon le vœu du chapitre général de la Congrégation de Saint-Vanne tenu à Saint-Michel en avril 1716 5. Au siècle précédent, la Mazarine n'avait-elle pas donné l'exemple d'une bibliothèque construite aux dimensions des boiseries à réemployer et les chanoines de Clermont-Ferrand ne prirent-ils pas la même décision à la mort de Massillon?
Il ne s'agit donc pas de rayonnages en épi, comme on pourrait le croire en jetant un coup d'œil superficiel sur la bibliothèque d'Épinal (planche I), mais d'une série de « cabinets », selon le mot du document de la période révolutionnaire (20 mai 1792) qui met à la disposition de la nation leurs « rayons et boiseries » 6.
L'existence de murs de renfend, contre lesquels s'appuyaient les rayonnages à livres, à Moyenmoutier, va nous aider à comprendre et à interpréter un document inédit fort curieux qui fait revivre l'ancienne bibliothèque du chapitre de Cambrai, aujourd'hui totalement disparue.
Ce lavis, attribué à L. F. de La Rue 7 est un « géométral », du plus haut intérêt documentaire, en dehors de sa valeur artistique, car il analyse les formes architecturales, tout en détaillant le décor. Il est daté de 1766. La salle a été édifiée une quinzaine d'années plus tôt, sous l'épiscopat d'un bâtard du Régent, Charles de Saint-Albin, successeur de Fénelon et du Cardinal Dubois. Comme nous l'apprennent les Remarques historiques et chronologiques sur l'état ancien de la ville de Cambrai 8, la bibliothèque s'élevait « au-dessus de la grande et superbe salle capitulaire » 9, au sud de la nef de la cathédrale, dont elle était séparée par une petite cour. On y accédait par une longue galerie, perpendiculaire à la porte percée au milieu de la nef.
La partie centrale de la bibliothèque était couverte par une coupole soutenue par des colonnes cannelées à chapiteaux ioniques agrémentés de petites guirlandes, avec une composition peinte représentant Apollon au milieu des Muses. Au fond de la salle, entre deux travées de livres, une niche abrite la statue de Minerve dont le piédestal est orné d'une frise de putti. Au-dessus, deux figures allégoriques, dont l'une mesure le globe du monde à l'aide d'un compas, symbolisent les Arts. Les rayonnages à livres sont divisés en travées par de légers pilastres, cannelés dans leur partie inférieure, puis ornés de torsades et de guirlandes, qui supportent chacun un buste à l'antique (planche 5).
Devant ce décor très classique, circulent des ecclésiastiques et des gentilhommes à perruque poudrée, l'épée au côté, le tricorne sous le bras, le face-à-main braqué, en compagnie d'une dame à falbalas. Ces visiteurs de qualité ne sont pas pour surprendre dans ces sanctuaires aristocratiques qu'étaient les « librairies » de jadis. Ils font penser à ceux qui évoluent au premier plan des vues anciennes de la Bodléienne et de Sainte-Geneviève.
Ce qui nous intéresse aujourd'hui n'est pas la vie de la bibliothèque, mais sa structure architecturale. L'élément essentiel en est les quatre colonnes supportant la coupole, dont deux sont apparentes sur le dessin. Sur elles reposent les poutres maîtresses enrobées de stucs. De chaque côté de la colonne, sur le chapiteau, on distingue en profil, d'un côté la frise circulaire de la coupole, de l'autre celle du mur de refend enrobé de rayonnages à livres entre les galeries aboutissant à la rotonde centrale.
Le plan de Cambrai, avec galeries de livres et coupole centrale supportée par des colonnes, se retrouve sur le charmant dessin attribué à Moreau le Jeune 10, de la collection F. Lugt reproduit planche 6. Aux colonnes sont adossés des bustes antiques sur consoles, et, comme encore aujourd'hui à la Mazarine, les rayonnages sont bordés de petites bandes d'étoffe pour défendre les livres de la poussière. Détail plus rare : on distingue, au-dessus des rayonnages, des tentures que l'on pouvait relever ou baisser, à l'aide de cordelières fixées aux pilastres, pour protéger les livres.
En rapprochant les données fournies par les boiseries de Moyenmoutier et ces anciens dessins, on se fera une assez juste idée de l'ingéniosité avec laquelle les architectes du XVIIIe siècle ont utilisé les volumes lorsqu'ils avaient à vaincre les difficultés d'un plan en largeur, au lieu d'aligner les rayonnages le long d'une galerie.
Nous permettra-t-on de citer, en guise de conclusion, une phrase d'un théoricien des bibliothèques au XVIIe siècle : « Si la bibliothèque est un jardin, que ce soit un jardin fermé; si c'est une fontaine, qu'elle soit scellée; si c'est un trésor, qu'il soit caché » 11. Comment mieux définir les conditions dans lesquelles est né l'art aristocratique qui, pour le plaisir d'un petit nombre de lettrés, nuançait le cadre de leurs lectures, sous le regard de Minerve, d'Apollon et des Muses ?