La documentation locale

Noé Richter

Réflexion critique sur les raisons d'être, les limites et les méthodes de la bibliographie locale comparée à la bibliographie régionale. Définition de son cadre géographique. Étude de la forme qu'elle pourrait adopter

L'organisation de la documentation locale a donné lieu en 1958 à un échange de vues au sein de la Commission nationale de bibliographie et cette question qui intéresse au plus haut point l'activité des bibliothèques municipales mériterait d'être reprise. La contribution apportée ci-dessous par Mr Richter à cette question antérieurement étudiée par Mme Gauthier et Mr J.-L. Rocher est de nature à préciser certains aspects importants du problème. Estimant intéressant de recueillir les avis des bibliothécaires sur cet article, la rédaction du Bulletin serait heureuse de les publier éventuellement. Sont-ils d'accord notamment sur la distinction établie entre Documentation régionale et Documentation locale, sur les suggestions relatives aux critères concernant la collecte des documents du fonds local. La confrontation de leurs diverses expériences pourrait faciliter la mise en œuvre d'un plan coordonné en ce qui concerne la bibliographie locale, la constitution des fonds locaux et leur exploitation. En tout état de cause les bibliothécaires, croyons-nous, se rallieront à la conclusion de Mr Richter : rendre à la bibliographie locale son unité, définir sa place dans la bibliographie régionale et, ajoutons-nous, dans un système rationnel de bibliographie nationale.

La Bibliothèque municipale de Mulhouse a publié en 196I une Bibliographie mulhousienne pour les années 1939-1960. Publication hâtive, éditée sous forme de feuillets multigraphiés, elle était destinée surtout à prendre la mesure de l'intérêt des sociétés savantes pour l'institution d'une entreprise permanente de bibliographie locale. L'échec a été patent. La diffusion du répertoire dans les cercles visés n'a pas suscité de réaction positive. Disons tout de même que trois exemplaires en ont été vendus, à des bibliothèques américaines. Persuadés cependant, par l'usage permanent qu'ils font de répertoires locaux et régionaux, de la valeur que prendra leur entreprise aux yeux de leurs successeurs et des chercheurs à venir, les auteurs de cet essai se sont remis à l'œuvre et préparent l'édition d'un répertoire corrigé et étendu à la période 1870-1960. Il a été pour eux l'occasion d'une réflexion critique sur les raisons d'être, les limites et les méthodes de la bibliographie locale. Réflexion de praticien, elle pourra aider à l'organisation de la bibliographie régionale, et c'est à ce titre que nous la livrons à nos collègues.

Local et régional, ces épithètes sont généralement accolées. Toute bibliothèque de province possède un fonds local et régional, les journées d'étude des bibliothéques municipales ont inscrit à leur programme de 1957 la documentation locale et régionale, et l'on parle couramment de bibliographie locale et régionale. Bien que nous connaissions la distance qui sépare les deux termes, nous employons souvent le premier pour désigner des réalités régionales, et c'est en particulier toujours le cas lorsque nous parlons de nos collections locales.

A la suite des journées d'étude de 1957 1, Mme Marie-Madeleine Gauthier 2 et Mr Jean-Louis Rocher 3 ont essayé de définir les limites d'une collection et d'une bibliographie régionales. Mais des fonds locaux, seulement locaux, et de la bibliographie locale, il n'a pas été débattu. C'est que la confusion des mots couvre une confusion réelle. Il n'est pas aisé d'aborder la réalité locale mal dégagée, sur le plan bibliographique, de la réalité régionale. Mme Gauthier ne confesset-elle pas la « difficulté de tracer une frontière méthodique entre fonds local et fonds régional, puisque la ville principale, siège normal de la bibliothèque, est aussi le siège d'administrations régionales ». Y a-t-il vraiment des fonds locaux dans les bibliothèques provinciales ? Ne sont-ils pas toujours noyés dans les fonds régionaux? et les bibliographies régionales elles-mêmes ne contiennent-elles pas tous les éléments d'une bibliographie locale?

Voyons cependant les choses de près et examinons successivement : I° la nature et les limites de l'information fournie par la bibliographie locale, 2° ses limites géographiques, 3° la forme sous laquelle elle peut se présenter. Dans le cours de l'exposé, nous confondrons délibérément fonds local et bibliographie locale, admettant qu'un fonds local n'existe pas sans catalogue et que celui-ci se confond idéalement avec la bibliographie locale.

I. La bibliographie régionale se situe au niveau de l'érudition et de la recherche. Elle recense les productions de l'activité intellectuelle, les « travaux ». Maurice Duportet dans son introduction à la Topo-bibliographie de la France (1937), Jean-Louis Rocher dans l'article cité (1958), Claude Fohlen dans sa préface à la Bibliographie franc-comtoise (196I) s'accordent sur ce point : la bibliographie régionale est un instrument au service des chercheurs. C'est dire qu'il y a au seuil de toute entreprise de bibliographie régionale une sélection dont François Himly pose nettement le principe : « Parmi les travaux ainsi décelés, tout n'a pas été retenu sans discernement. Le choix, qui est l'une des formes de la critique, a porté sur les ouvrages et articles reposant sur des recherches originales, ce qui élimine les ouvrages de circonstance, les plagiats, les simples résumés et autres productions complètement inutiles au progrès de l'histoire 4. » Si le plan proposé par Mme Gauthier est moins strict et fait la place large aux sources d'information les plus diverses, constatons cependant que les répertoires imprimés restent dans la lignée universitaire et que le projet d'organisation de la bibliographie régionale discuté à la Commission nationale de bibliographie a envisagé seulement le dépouillement des travaux publiés dans les livres et les revues.

Nous n'apprendrons rien aux bibliothécaires municipaux en disant qu'un fonds local réduit aux seuls travaux originaux serait insignifiant. La richesse et la valeur de l'information qu'il apporte, provient précisément du fait qu'il accueille libéralement les « ouvrages de circonstance, les plagiats, les simples résumés et autres productions » inutiles sans doute au progrès de l'histoire, mais certainement indispensables à la connaissance d'un milieu. Ces publications, ce sont les sédiments que dépose l'activité multiforme d'une collectivité. Elles ne touchent pas nécessairement des sujets locaux. On y trouvera des programmes de spectacles, de congrès, d'expositions, les comptes rendus d'activité des organismes industriels, commerciaux, administratifs, des plaquettes éditées pour la consécration d'un édifice du culte, pour l'inauguration d'un bâtiment public, d'un café ou d'un grand magasin. Nous ne pouvons songer à énumérer ici tous les produits imprimés de la vie locale. Au bibliothécaire de les collecter, de les classer, de les conserver et, s'il le peut, d'en publier la liste. La collection qu'il aura ainsi réunie, matériellement ou sous forme de références bibliographiques, sera une source obligatoire d'information pour le chercheur attaché à un problème précis ou pour l'historien et le sociologue qui voudront reconstituer le visage d'une cité à un moment précis.

Si nous pouvons justifier la présence de pièces de circonstance dans la bibliographie locale, quelle attitude adopter à l'égard des « plagiats » et des « résumés » ? Régional ou local, le bibliographe rencontre parfois des articles nombreux traitant d'un même sujet. Ce ne sont pas à vrai dire des plagiats, mais ils remontent à une même source et n'apportent rien de nouveau à l'information. Souvent aussi une publication est reproduite, transformée, sous des titres différents, mais toujours signée du même nom dans des revues locales, des revues spécialisées et des revues d'intérêt général. Prenons un exemple concret : l'aménagement d'un territoire. Problème de techniciens, il fait l'objet d'une publication isolée et d'articles dans une ou plusieurs revues spécialisées. Mais il intéresse la vie d'une collectivité, il faut lui gagner l'opinion. On organise un colloque, des conférences. La presse s'en fait l'écho, et une revue locale consacre un numéro entier à rendre compte de ces manifestations. L'opinion locale n'est pas seule en cause. Il faut attirer les industries étrangères à la région que l'on souhaite y voir transplantées. On publie à leur intention des brochures où, avec des arguments précis, on expose sous une forme séduisante les avantages de l'opération, et l'on suscite des articles dans les revues économiques et industrielles. L'intérêt du public étant bien accroché, les almanachs populaires s'emparent enfin du problème et consacrent pendant plusieurs années des articles aux projets et aux réalisations en cours. Voilà bien des références à réunir pour un contenu informationnel qui n'aura guère varié. Faut-il toutes les conserver ? Nous répondons : oui, sans hésiter, même si la rentabilité du procédé doit être contestée. Nous ne pensons pas en effet que le souci d'information objective du documentaliste doit être celui du bibliographe local. Ce dernier informe à la fois sur des problèmes précis et sur une personnalité, celle d'une collectivité locale. Il doit pour cela coller à l'actualité et essayer d'en donner un reflet fidèle. Et l'actualité n'est pas objective. Approximative, tendancieuse, contradictoire, l'actualité bibliographique révèle les fiertés, les intérêts, les passions, les rêves et les illusions aussi des hommes et des groupes qui animent la cité. Elle est une documentation subjective et vivante sur l'état de l'opinion. La diffusion d'un thème comme celui que nous avons donné en exemple est par elle-même une information que le bibliographe local ne peut passer sous silence. On opposera à une telle conception la difficulté que présentera pour l'usager la surabondance des documents de seconde main et l'impossibilité d'accéder rapidement à l'information essentielle. On pourra trouver remède à cet inconvénient dans la présentation matérielle du répertoire. Nous verrons comment dans la dernière partie de l'exposé.

Ayant restitué à la bibliographie locale les documents rejetés par la bibliographie régionale, nous pouvons en définir les limites intellectuelles. Elle est le recensement de tous les travaux consacrés à une collectivité locale et de toutes les publications relatives à des événements qui ont marqué l'activité et le comportement de toute ou d'une partie de cette collectivité à un moment donné. Une définition aussi large doit bien sûr être précisée. Chaque bibliothécaire municipal, avec ce qu'il sait du passé et du présent du milieu dans lequel il oeuvre, déterminera concrètement l'orientation qu'il donnera au fonds local. Dans les décisions qu'il aura à prendre, il devra se garder soigneusement d'un excès qui défigure souvent les fonds locaux et lutter contre une tendance assez générale à leur donner une extension démesurée. Si la C. G. T. a été créée à Limoges, si le congrès de Tours marque une étape importante de l'histoire du socialisme français, si Alfred Dreyfus est né à Mulhouse, nous ne pensons pas que les bibliographes limougeaud, tourangeau et mulhousien aient le droit d'annexer le syndicalisme, le socialisme et l'affaire Dreyfus. La bibliographie locale doit être limitée aux particularités et aux particularismes locaux. Dans la mesure où ils s'estompent parce que les collectivités locales se fondent dans de plus grands ensembles, la bibliographie locale restreindra ses prétentions au profit des bibliographies régionales, nationales et internationales. Elle se bornera à enregistrer les manifestations et les répercussions locales de phénomènes qui se développent hors de la collectivité intéressée.

Sa politique une fois arrêtée, le bibliothécaire se trouvera devant un problème pratique : la collecte des documents. Il en aura décelé l'existence par la lecture de la presse et des revues, par le dépouillement des bibliographies nationales régionales et spécialisées, par la consultation des catalogues des centres de documentation locaux. Mais cette information ne lui aura révélé que très peu des publications de circonstance qui, surtout lorsqu'elles sont multigraphiées, échappent au dépôt légal et n'intéressent ni les bibliographes régionaux ni les centres de documentation. Produits de l'activité des sociétés, des administrations, des industries, ces documents ne lui parviendront pas spontanément. Les groupes sont indifférents à la bibliographie, et leurs responsables sont souvent surpris, flattés parfois, de l'intérêt que le bibliothécaire porte à leurs publications. Il n'y a ici ni règle ni recette, chacun doit improviser selon les circonstances. Dans cette quête souvent décevante, les conditions de la réussite sont une solide implantation dans le terroir, les relations personnelles et la participation aux activités locales.

2. Dans quel cadre géographique s'inscrira la bibliographie locale dont nous avons essayé de définir les limites sur le plan de l'information ? Les répertoires de bibliographie locale portent tous un nom de ville. Or, s'il limite au cadre urbain les références qu'il réunit, le bibliographe sent très vite que sa documentation est tronquée, qu'elle ne donne pas le panorama fidèle de l'activité locale qu'il s'était proposé de restituer. Cette limitation infléchit son entreprise, lui confère un aspect plus rétrospectif, plus « folklorique » et la rend moins propre à faire connaître le milieu vivant. Si la Bibliographie mulhousienne s'était cantonnée à Mulhouse, elle n'aurait à peu près rien révélé de l'activité économique de la cité, une grande partie de l'industrie, les mines de potasse, les voies navigables, l'aéroport se trouvant sur le territoire d'autres communes. Une bibliographie locale n'est pas une bibliographie urbaine. Ici, la remarque de Mme Gauthier vaut encore. La ville où se trouve le service qui rédige la bibliographie locale est le siège des activités de toute une zone d'influence dont elle est le centre d'attraction économique, administratif et culturel. Cette zone d'influence n'est pas nécessairement une région géographique ou historique, ou une circonscription administrative. Les syndicats inter-communaux, les districts urbains invitent le bibliographe local à franchir les limites communales. L'existence dans un même département d'autres bibliothèques susceptibles elles aussi de dresser des bibliographies l'aideront à fixer le cadre géographique de son entreprise.

3. Les remarques faites par Jean-Louis Rocher sur le classement de la bibliographie régionale valent aussi pour la bibliographie locale. La classification systématique complétée par des index alphabétiques d'auteurs et de sujets s'impose. Dans la perspective d'une planification de la documentation locale, toutes les entreprises doivent adopter le même cadre. Si nous rejetons, et il semble bien qu'il faille le faire, les classements particuliers adoptés par les répertoires déjà publiés, est-il nécessaire d'élaborer un système propre à la bibliographie locale ? Nous ne le croyons pas. Dans la mesure où les milieux locaux perdent de leur originalité en se fondant dans des ensembles plus larges, il y a peut-être intérêt à adopter une classification encyclopédique. On peut juger la proposition paradoxale. Nous la défendrons cependant, estimant que seule une classification encyclopédique est applicable au recensement des publications relatives à une quelconque collectivité locale non définie a priori. Nous voyons même un avantage à cette manière de faire : les vides bibliographiques que révèle son utilisation dans un domaine aussi limité apportent à la connaissance interne du milieu local un élément statistique qui n'est pas négligeable. Le même cadre appliqué à des collectivités voisines ou de même importance, ou encore à une même collectivité à des époques différentes permettrait une étude comparative riche d'enseignements.

Quelle classification adopter ? Jean-Louis Rocher a proposé, pour la bibliographie régionale, de partir du classement adopté par Maurice Duportet dans la Topo-bibliographie de la France. Nous avons essayé de l'appliquer à la bibliographie locale. Il ne nous a pas paru permettre une analyse assez fine des documents bruts produits par les activités locales et donner une expression suffisamment précise à leur diversité. Nous avons alors pensé à utiliser la classification décimale universelle dont l'édition abrégée française venait de nous parvenir. Elle a fourni le cadre de notre répertoire. S'il ne satisfait pas toujours la logique, il différencie les documents de façon suffisante et a l'avantage d'être connu de tous les praticiens.

En définissant la nature des publications recensées par la bibliographie locale, nous avons rejeté les scrupules de l'universitaire soucieux de qualité et ceux du documentaliste soucieux de rentabilité. Nous avons faite nôtre « l'attitude classique du bibliothécaire qui conserve tout document même de très faible valeur informationnelle 5 ». Une telle accumulation, fastidieuse déjà pour le bibliographe, a de quoi rebuter l'utilisateur de bonne volonté. Pendant la rédaction de son répertoire, le bibliographe devra reprendre l'attitude critique qu'il avait d'abord refusée. Aux notices signalétiques il lui faudra « joindre... des appréciations plus ou moins bien motivées du mérite intrinsèque ou du degré d'utilité relative de certains ouvrages afin que chacun [puisse] facilement selon la nature de ses études, faire un choix dans cette masse toujours croissante de livres de mérites divers ». Cette exigence formulée par Brunet voilà plus d'un siècle, les bibliographes locaux y ont souvent souscrit dans le passé. Et Jean-Louis Rocher rappelle fort opportunément l'importance de l'analyse dans la bibliographie régionale. La bibliographie locale, elle aussi, y aura recours. Ses références une fois réunies, le bibliographe devra en extraire les travaux originaux et les documents qui apportent une information première. Il les fera figurer en tête de ses divisions systématiques en les détachant par un artifice typographique quelconque. Et c'est seulement à ces références qu'il joindra l'analyse. Toutes les publications dérivées suivront, simples indications sur le développement et le succès du thème initial.

Nous avons cherché à dégager les caractères originaux de la bibliographie locale. Étroitement liée aux activités d'un terroir limité, moins savante que la bibliographie régionale, elle apparaît moins comme un catalogue de travaux que comme un inventaire exhaustif des sources d'information sur ce terroir. Difficile à circonscrire, la vie locale ne se laisse appréhender que de l'intérieur, et, comme l'histoire locale, la bibliographie locale prend souvent de ce fait un caractère égocentrique et mesquin qui la rend suspecte aux meilleurs esprits. Il faut lui rendre sa dignité, et pour cela lui donner une méthode et définir une attitude objective du bibliothécaire bibliographe en face de la documentation locale. Celle que nous avons décrite ici a été la nôtre dans la rédaction de la bibliographie d'une collectivité qui n'est ni une capitale régionale ni une ville de traditions. Il sera utile de la confronter avec les procédés des bibliographies traitant de centres plus importants et plus anciens, de dégager des méthodes valables aux différents niveaux et de donner à la bibliographie locale la place qui lui revient dans l'économie de la bibliographie régionale.

  1. (retour)↑  B. bibl. France, décembre 1957, pp. 880-885.
  2. (retour)↑  Fonds local et régional des bibliothèques municipales. Observations soumises à l'examen critique des bibliothécaires. - Limoges, 21 mars 1958. - II f. multigr.
  3. (retour)↑  Bibliographie et documentation régionales (B. bibl. France, novembre 1958, pp. 783-795). Ce rapport a été discuté à la Commission nationale de bibliographie le 29 octobre 1958 (id., novembre 1958, pp. 812-814).
  4. (retour)↑  Bibliographie alsacienne, 1937-1939... - Strasbourg, F.-X. Le Roux, 195I.
  5. (retour)↑  Russo (Le P. François). - Rationalité et irrationalité de l'organisation de la documentation. (Soc. des ingénieurs civils de France. Mémoires, déc. 1962.)