Le problème des catalogues de manuscrits médiévaux
Les articles de G. Ouy et plus particulièrement son « Projet d'un catalogue... » paru dans le Bulletin de juillet I96I, fourniraient une excellente base aux discussions qu'il faudrait instituer entre responsables des collections de manuscrits. Tout en marquant son accord sur les principes comme sur les conclusions pratiques de ces études, F. Masai insisterait encore davantage, pour sa part, sur la nécessité de publier des inventaires sommaires, d'organiser la collaboration bibliographique sur un plan international, de recourir plus systématiquement aux experts non-bibliothécaires pour l'analyse des textes et de spécialiser les bibliothécaires dans les recherches codicologiques, qui constituent leur tâche propre
Dans son numéro de juillet 1961, le Bulletin des Bibliothèques de France a publié un article de Gilbert Ouy sous le titre : Projet d'un catalogue de manuscrits médiévaux adapté aux exigences de la recherche moderne. Ces quelques pages ne méritent pas seulement d'être lues et méditées par tous les bibliothécaires, voire par les usagers, elles devraient même, à mon humble avis, servir de base à la discussion qu'il faudrait instituer d'urgence entre les responsables des collections de manuscrits. C'est même avec l'espoir de provoquer cet indispensable dialogue que je communique ici mon sentiment sur les critiques et les propositions de notre collègue de Paris.
Depuis plus d'un siècle on s'emploie à décrire les manuscrits médiévaux. Les principales bibliothèques ont même pu engager un personnel qualifié pour faire connaître leurs collections. Ce travail a-t-il répondu aux espérances? C'est la première question que s'est posée G. Ouy.
Pour y répondre il faut distinguer avec lui entre les inventaires, simples « constats objectifs », et les catalogues proprement dits. Ceux-ci ne visent pas simplement à satisfaire des besoins pratiques. « Œuvres de synthèse », constructions scientifiques, les catalogues constituent un genre fort tentant, surtout pour l'érudition qui n'éprouve pas la nécessité de s'ordonner vers des fins plus élevées ou de s'organiser dans des structures très fermes.
Comme de surcroît la perfectibilité des notices est infinie et la critique des censeurs toujours en éveil, les catalographes furent tout naturellement poussés à étendre sans cesse leurs recherches et leurs descriptions. Oubliant que « le mieux est l'ennemi du bien », ils en vinrent à consacrer quinze et vingt ans d'inlassable labeur à l'examen de quelques centaines de pièces, tandis que d'autres manuscrits du même fonds, tout aussi intéressants que les premiers, gisaient par milliers quelquefois sur les rayons, sans que le moindre signalement en soit encore parvenu aux chercheurs intéressés. D'où la légitime impatience de ceux-ci, même des moins inquiets sur leur longévité. Car, au rythme où paraissent ces catalogues, il faudrait disposer d'une vie de Mathusalem pour espérer jamais pouvoir être en mesure de les utiliser.
La perfection, atteinte enfin, ou peu s'en faut, par les virtuoses du genre, a eu pour autre effet de décourager les institutions moins bien nanties d'instruments ou de spécialistes. Si bien qu'aujourd'hui, comme il est loisible de le constater, la publication des catalogues est véritablement frappée de paralysie générale.
L'usager supporterait sans doute allègrement ce mal, s'il disposait par ailleurs d'inventaires complets. Mais, le plus souvent, l'ingrate besogne des inventaires a précisément été interrompue pour entreprendre de véritables catalogues. D'où la situation paradoxale d'aujourd'hui : pour un même manuscrit le chercheur disposera de la description sommaire d'un ou de plusieurs inventaires, de la description détaillée d'un ou de plusieurs catalogues, sans parler d'articles, d'observations données à l'occasion d'éditions, etc., alors que pour nombre de manuscrits du même texte et d'importance équivalente, c'est à peine si le spécialiste arrivera à en connaître l'existence.
Chacun trouvera aisément autour de soi des exemples de l'anarchie que je dénonce. A Bruxelles, l'inventaire entrepris par Marchal 1 n'était pas terminé qu'on mit en chantier le Catalogue des manuscrits de la Bibliothèque royale de Belgique 2, sans tenir compte des analyses déjà publiées dans le premier répertoire, ni même de celles d'excellents catalogues spécialisés, notamment celui des Bollandistes 3.
Il faut à tout prix assainir de telles situations. Des collègues se sont remis courageusement à la publication d'inventaires, de répertoires sommaires. Je pense notamment aux volumes que publie, à une cadence impressionnante, la Bibliothèque nationale de Madrid 4. L'Italie paraît devoir s'engager dans la même voie si, comme il semble, la « Direzione generale delle accademie e biblioteche » décide d'appliquer le plan conçu par Mme Giorgetti Vichi 5.
Des répertoires comme l'Inventaire sommaire des manuscrits grecs de la Bibliothèque nationale de Paris n'ont-ils pas fourni à d'innombrables chercheurs le minimum d'informations nécessaire sur le contenu, l'âge et la provenance des manuscrits? Si toutes les collections avaient été prospectées avec la même diligence et la même ambition restreinte, les érudits auraient certes beaucoup d'erreurs à redresser, mais à côté de ce plaisir douteux ils auraient la saine satisfaction de se trouver maintenant au-delà du stade ingrat de l'heuristique. Peut-être auraient-ils pu déjà réaliser ces bibliothèques des bibliothèques que leurs intrépides devanciers du XVIIIe siècle avaient osé entreprendre.
Cependant la publication de ces répertoires ne détourne-t-elle pas d'une solution plus adéquate ?
Gilbert Ouy estime que « la tentation est forte » d'abandonner les catalogues, trop lents et trop ambitieux, pour activer la publication d'inventaires. Lui-même paraît donc vouloir résister au mouvement de relance des répertoires sommaires. Mais ce n'est là qu'apparence. En réalité, le catalogue nouvelle manière qu'il nous propose, ne peut être réalisé que moyennant des relevés et une vaste documentation sur fiches. De sorte que ces préparatifs et, en particulier, l' « inventaire exhaustif des textes » que préconise notre collègue, s'identifient assez bien avec les premiers inventaires que nous sommes donc à peu près unanimes à regretter.
La question qui se poserait, serait plutôt de savoir s'il faut viser au-delà. A le faire, dans l'immédiat du moins, ne risquerions-nous pas de manquer à nouveau le but premier qui est d'informer les chercheurs?
Pour ma part, je le crains. Mais j'ajouterai surtout que le fond du problème me paraît se situer ailleurs encore : à mon sens les bibliothécaires ne sont pas et ne doivent pas être qualifiés pour rédiger les catalogues qu'on s'est mis à exiger d'eux, avec la complicité des plus savants d'entre eux.
Certes, il est bien légitime que le bibliothécaire veuille assouvir sa soif de philologue ou d'historien, en étudiant personnellement l'un ou l'autre des documents qu'il conserve. Avec la Bible, on peut estimer qu'il n'y a jamais lieu de museler le boeuf qui foule l'aire. Mais on concédera aussi, sans doute, que ce n'est pas au bibliothécaire même qu'incombe normalement le soin d'exploiter les textes conservés dans sa bibliothèque. Sa mission est autre et, si l'on veut bien y réfléchir, capable de donner satisfaction aux plus exigeantes vocations d'érudit. Ceci mérite sans doute quelque explication.
En tant que personne privée, un bibliothécaire peut être l'éditeur d'un texte ou l'historien d'une institution. Pareille compétence, lorsqu'elle se trouve, peut s'exercer au profit de la bibliothèque et de ses lecteurs. La pratique personnelle de la philologie et de l'histoire met, en effet, le bibliothécaire en mesure de donner des avis plus autorisés, d'influer plus efficacement sur les recherches du public. Mais ces heureuses conséquences ne sont pas seules à envisager, tout spécialiste tendant naturellement à s'absorber dans ses recherches particulières et à considérer toute autre activité comme parasite. Si bien qu'une bibliothèque et ses usagers sont quelquefois amenés à préférer des dirigeants moins savants mais plus serviables.
Tout cela est malsain et doit être d'autant plus soigneusement banni qu'il y a moyen à la fois d'élever la qualification scientifique des bibliothécaires et la valeur comme le nombre des services rendus aux lecteurs.
Pareille efficacité ne s'obtiendra pas en renforçant les connaissances des bibliothécaires dans les disciplines nécessaires à l'expertise des textes. Ayant l'ambition de prendre un rang avantageux parmi les philologues et autres utilisateurs des textes, le bibliothécaire s'exposera simplement à souffrir de l'envie ou du sentiment de frustration et, surtout, à se méprendre sur sa véritable mission. Par ses fonctions, en effet, le bibliothécaire est mis en contact moins avec le contenu des livres qu'avec les livres eux-mêmes. Tandis que l'usager peut à loisir lire, collationner, scruter un texte, le bibliothécaire, lui, doit bon gré mal gré prendre en mains quantité d'ouvrages dépourvus de tout lien apparent. Mais qu'il porte son attention sur ces manipulations, parfois fastidieuses, il se découvrira des curiosités et des connaissances différentes de celles de ses lecteurs et, par là même, complémentaires des leurs. Lui seul pourra déterminer la provenance exacte de tel volume. Les incessantes comparaisons auxquelles il se livre lui donneront une habileté particulière pour situer dans le temps et dans l'espace les divers types de livres, d'écritures... Bref, il lui suffira de saisir les occasions fournies par l'exercice de sa profession pour développer une « spécialité », mais cette fois une spécialité qui, loin de faire obstacle au service public, en assurera le plein épanouissement.
Il s'agit donc d'amener le bibliothécaire à prendre davantage conscience de la spécificité de sa mission. Comme elle est différente, en effet, des tâches dévolues à tous les autres chercheurs et comme ceux-ci, d'autre part, ont besoin d'informations que seuls les bibliothécaires peuvent dispenser, comme enfin l'érudition ainsi requise des bibliothécaires vaut largement d'autres spécialités, tant par les satisfactions spirituelles qu'elle procure que par les monographies ou même les synthèses qu'elle permet, il n'y a pas lieu d'hésiter, il faut préparer et inciter les bibliothécaires à devenir essentiellement des archéologues et des historiens des livres.
C'est au reste ce que souhaitent, en somme, tous les usagers des cabinets de manuscrits. Ils veulent d'abord connaître l'existence des textes qui les intéressent. Mais au-delà de ce minimum d'information, le spécialiste n'a généralement que faire d'un guide qui prétendrait décrire, analyser, juger mieux que lui « son texte ». Cela ne manque pas d'outrecuidance de vouloir instruire de la sorte les spécialistes dans leur propre domaine. Ce n'est pas à propos de son texte, mais seulement sur le véhicule de son texte que le spécialiste est conduit à interroger le bibliothécaire. En tant que témoin d'une oeuvre, un manuscrit sera mieux replacé dans l'ensemble des témoins par le spécialiste de cette œuvre que par quiconque. En tant que livre, au contraire, le manuscrit fait partie d'autres ensembles historiques (écritures, types de livres, scriptoriums, reliures, etc...) que le spécialiste du texte ignore et qu'il a cependant intérêt à connaître. Étant justement amené par ses fonctions à rechercher la place des manuscrits dans ces ensembles qui échappent au spécialiste d'un texte déterminé, le bibliothécaire sera l'auxiliaire indispensable de tous les spécialistes, si du moins il consent à faire son métier plutôt que de se substituer à ses lecteurs dans leur propre spécialité. Au surplus, ces ensembles non pas littéraires, mais archéologiques et historiques, auxquels appartiennent les manuscrits, peuvent faire l'objet de recherches aussi approfondies et de synthèses aussi amples que les ensembles relatifs aux textes.
Une objection se présente cependant : de telles constructions ne seraient-elles pas à nouveau des catalogues, catalogues de bibliothèques anciennes, catalogues d'ouvrages d'un milieu ou d'une époque déterminés, etc. ? Sans doute, mais des catalogues très différents de ceux qu'on exige ordinairement des bibliothécaires. Ils n'auraient plus cette prétention d'éclairer les usagers sur ce qu'ils connaissent mieux que le bibliothécaire, mais justement sur ce qu'ils ignorent et ignoreraient toujours sans son aide. Ces catalogues seront ainsi à la fois plus utiles et plus réalisables. En pratique même, à force d'accumuler fiches et notes au hasard des services occasionnels, le bibliothécaire aura la satisfaction de voir surgir des rapprochements et s'ébaucher d'eux-mêmes les catalogues qu'on attend de lui.
S'il y a divergence entre les vues de Gilbert Ouy et les miennes, on voit qu'elle se limite à la question de savoir s'il faut étendre les recherches approfondies aux textes ou si, pour cet aspect des manuscrits, on peut se borner à ne rédiger que des inventaires sommaires. En revanche nous sommes d'accord pour souhaiter que, dans les domaines de l'archéologie et de l'histoire des manuscrits, des enquêtes approfondies, tantôt en ordre dispersé, tantôt sous forme de catalogues, soient menées par les bibliothécaires, et de préférence en dehors de l'isolement traditionnel.
Si ce que j'ai exposé plus haut concernant leur mission propre est exact, les bibliothécaires ne seront jamais en mesure de réaliser la synthèse complète que projette G. Ouy. Ils pourront grouper dans des catalogues, érudits à souhait, la production de tel monastère ou de tel atelier d'enluminure par exemple, ou reconstituer la collection d'un humaniste ou d'un bibliophile, mais comment assumeraient-ils jamais avec compétence la direction d'un catalogue également exhaustif pour le contenu des manuscrits ?
Pour demeurer sur le terrain des faits, qu'il me soit permis de citer encore le cas de Bruxelles. C'est sur cet écueil que s'est échoué notre catalogue général. Les premiers points de son plan 6 furent exécutés, sinon avec un soin exemplaire du moins avec une aisance réelle : les compétences du cru suffirent à mettre sur pied les volumes relatifs aux manuscrits bibliques, canoniques... Pour les manuscrits liturgiques déjà la compétence fut plus discutable. En histoire on eût pu éviter de s'enliser, si l'on s'était gardé de traiter de la même manière et dans les mêmes volumes les manuscrits médiévaux et les documents ou mémoires modernes. Mais pour les diverses littératures, pour les sciences, les techniques ? Pouvait-on, par exemple, présenter un catalogue de la littérature néerlandaise dont seraient absents tous les textes mystiques, ascétiques ou dévots qui ont fait la réputation et le plus clair de la production des Pays-Bas aux XIVe et xve siècles ? Mais n'insistons pas sur le caractère illusoire de tout catalogue systématique, spécialement lorsqu'il s'agit de manuscrits qui, à la différence des imprimés modernes, sont loin de présenter un contenu homogène. Même en dehors des recueils factices, toujours fréquents, les notes additionnelles et les feuilles de garde provenant d'ouvrages qui relèvent des disciplines les plus diverses et sont généralement d'une identification ardue à cause de leur caractère mutilé, se chargeraient de brouiller les classements. Cet emmêlement perpétuel des textes d'auteurs et même de disciplines différentes rendent inextricables les difficultés du bibliothécaire. S'attaquer à tous les problèmes à la fois, pour la raison qu'ils sont réunis dans un même manuscrit conduit fatalement à l'échec : le problème sera ou bien escamoté par le catalographe, forcément incompétent sur l'un ou l'autre point, ou il retardera indéfiniment une mise au point satisfaisante des notices.
Le recrutement des compétences présentait, d'autre part, des difficultés pratiques considérables. Un celtisant, par exemple, ou un historien des sciences auraient été des auxiliaires précieux pour l'étude de certaines catégories de nos manuscrits. Mais comment les engager dans notre personnel, alors qu'ils ne pouvaient guère être utiles en dehors de leurs spécialités ? La formation de nombreux savants ne les prépare pas assez aux tâches courantes d'un cabinet de manuscrits.
Il y a sans doute la solution du recours temporaire ou occasionnel à des chercheurs spécialisés dans les diverses disciplines. Indiscutablement il faudrait réaliser au plus vite des répertoires sommaires avec l'aide de tels spécialistes. Mais la nécessité où le bibliothécaire se trouve ainsi de recourir à une assistance extérieure, n'achève-t-elle pas de démontrer que sa mission propre n'est pas d'expertiser le contenu des manuscrits ?
Le personnel dont nous disposions s'est trouvé absolument insuffisant, lorsqu'on eut pris conscience d'une autre exigence, inconnue encore des catalographes du début de ce siècle, je veux dire la nécessité d'analyser les miniatures et la décoration des manuscrits. Et quel manuscrit est réellement dépourvu de tout ornement ? Le champ ouvert ainsi aux nouvelles analyses, aux nouvelles comparaisons, aux nouveaux groupements est infini et - c'est ce qu'il importe surtout de remarquer ici - est du ressort de l'archéologie et de l'histoire du livre, bien plus que les textes.
Le grand mérite de mes prédécesseurs au Cabinet de Bruxelles, celui de Camille Gaspar et surtout celui de Frédéric Lyna, est d'avoir compris l'importance de cet aspect nouveau de la tâche des conservateurs de manuscrits. Mais la mise en chantier du catalogue des manuscrits à peintures acheva de compromettre le catalogue général 7.
Cette prise en mains par les bibliothécaires d'un catalogue aussi spécialisé que celui des manuscrits enluminés s'est, d'autre part, révélée très riche en enseignements de tous ordres. En astreignant les catalographes à des enquêtes proprement codicologiques, elle leur a notamment fait prendre une conscience plus précise des devoirs propres aux bibliothécaires. D'autre part, il est devenu plus évident à nos yeux que les catalogues spéciaux sont d'une utilité bien supérieure à celle du catalogue général. Qui consultera encore le catalogue général de Van den Gheyn pour la décoration d'un manuscrit, depuis qu'existe le Gaspar et Lyna?
Il en va de même de tous les catalogues dus à des spécialistes. N'est-ce pas Leroquais que nous consultons pour un manuscrit liturgique de France, et même pour ceux d'autres pays ? La vérité est qu'un catalogue général perd son utilité tantôt pour tout un domaine (les manuscrits alchimiques, musicaux, etc.), tantôt pour les manuscrits d'un auteur. Inexorablement il est peu à peu remplacé par les catalogues spécialisés (réalisés le plus souvent en dehors des bibliothécaires). Et si ces catalogues demeurent des publications exceptionnelles, les articles et même les livres consacrés à des manuscrits isolés ou à des groupes restreints de manuscrits paraissent par centaines chaque année. Ces études particulières rendent caduques l'une après l'autre les descriptions des meilleurs catalogues généraux. Et on ne peut même pas envisager raisonnablement de remplacer les notices vieillies par d'autres qui tiendraient compte du progrès des études : quel espoir y a-t-il de condenser jamais en une notice les innombrables observations qu'un spécialiste a réunies et commentées en des dizaines de pages parfois, accompagnées même éventuellement d'une édition et de fac-similés? A supposer même que pareille synthèse soit réalisable, ou bien elle manquera d'originalité (et qui, dans ce cas, ne préférera pas se reporter au travail de première main ?) ou elle présentera un apport inédit, mais alors elle sera différente de l'étude qui lui aura fourni le point de départ, et elle ne dispensera pas de se reporter à un avis, par hypothèse, différent. Le plus sage paraît donc bien de ne pas s'obstiner à réaliser des catalogues généraux, du moins pas à notre époque.
Aux arguments mis en avant contre le catalogue général, je voudrais encore en ajouter deux. D'abord un motif fort humain : dans l'état présent des recherches, les dépouillements de base, la constitution des fichiers et la publication éventuelle de répertoires sommaires absorberont longtemps encore la majeure partie des forces des bibliothécaires. Ce labeur est ingrat. Malgré l'enrichissement culturel incontestable qu'il procure à ses artisans, ce travail en impatientera plusieurs qu'attire irrésistiblement la connaissance de telle histoire particulière (celle d'un monastère du pays natal, de la collection d'un compatriote, que sais-je?). Pourquoi empêcher de telles passions de se rendre utiles à tous, en soutenant les énergies d'un chercheur et en lui dispensant un peu de bonheur ? Si, au contraire, nous exigeons une plus stricte discipline d'équipe, au point de vouloir truster toutes les activités de nos collaborateurs, nous les ferons retomber dans le découragement et l'apathie que nous dénonçons; et cela d'autant plus fatalement, j'y insiste, que le catalogue général et exhaustif des textes dépasse les forces des individus et même des groupes.
Mais une autre raison me semble particulièrement décisive pour déconseiller aux bibliothécaires de vouloir dépasser le stade du simple répertoire, dans le signalement des textes manuscrits, c'est que ce travail est réalisé par d'autres que les bibliothécaires et beaucoup mieux que par eux. N'est-ce pas à quoi s'emploient, en somme, souvent même à notre insu, des centaines de travailleurs dispersés dans le monde entier? Il n'y a pas, du reste, à prendre seulement en considération les chercheurs individuels. Des équipes ont été constituées pour prospecter un ou plusieurs textes déterminés à travers les bibliothèques. Je pense ici, comme de juste, à l'aînée de ces sociétés de spécialistes, aux Bollandistes, qui ont décrit et étudié tant de manuscrits hagiographiques et qui continuent d'en étudier les textes mieux que nos catalographes ne pourront jamais le faire. Et que d'autres équipes ont été constituées depuis! A quoi bon essayer de décrire, chacun avec ses faibles ressources, ses manuscrits de saint Thomas d'Aquin, puisque nous savons que les spécialistes de la Commission léonine en possèdent des études plus parfaites même que celles d'un Auguste Pelzer 8. De même à quoi bon s'efforcer, par exemple, de rédiger à Bruxelles un catalogue des manuscrits français, spécialement attentif à leurs textes, puisque nous savons que les descriptions de nos manuscrits existent à Paris, à l'Institut de recherche et d'histoire des textes, exécutées par un spécialiste qui a bénéficié de conditions privilégiées pour comparer les autres témoins, dispersés dans tous les dépôts d'Occident ? Tantôt sur un point, tantôt sur un autre, les savants de l'extérieur réalisent l'équivalent des descriptions que nous sommes tentés de demander aux bibliothécaires. Mais, s'il en est ainsi, les services réclamés des bibliothécaires peuvent se réduire à deux, dans le domaine des textes : d'abord dresser un répertoire sommaire de tous les textes qu'ils conservent. En second lieu, tenir soigneusement à jour une bibliographie des publications intéressant leurs manuscrits.
Or, l'expérience prouve que, même ainsi réduits, ces deux services dépassent les possibilités des bibliothécaires. Inutile de revenir sur l'opportunité de recourir à des spécialistes, étrangers à l'institution, pour expertiser certains textes, même en vue du simple inventaire. Mais c'est le service bibliographique lui-même -service bibliothéconomique pourtant s'il en est - que les bibliothécaires ne peuvent assurer seuls.
En général, les bibliothèques peuvent affecter à leur département des manuscrits un nombre d'employés proportionnel au volume de leurs collections; mais ces collections font elles-mêmes l'objet d'études proportionnées à leur importance. En outre les études se sont multipliées de façon stupéfiante en notre génération. Avec la diffusion actuelle des moyens photographiques, n'importe où peuvent surgir des écrits sur les livres de n'importe quelle collection. Si l'auteur n'a pas la délicatesse ou simplement la possibilité d'en envoyer un exemplaire à l'institution intéressée, comment garantir à celle-ci l'acquisition de toutes les études relatives à ses propres manuscrits ? On le constate donc : sans aide extérieure, le bibliothécaire n'est même plus en mesure d'assurer ce simple service bibliographique.
Cependant de ce service il est impossible de le dispenser. C'est pourquoi s'impose ici, au plus vite, l'organisation de l'entraide, et d'emblée sur un plan international.
Plutôt que de poursuivre une chimérique synthèse du savoir relatif à chacun des textes conservés dans nos collections, essayons donc en ce domaine d'organiser simplement l'information de nos usagers. Quant aux loisirs que nous laissera cette tâche, consacrons-les à satisfaire à nos autres obligations : étudions les aspects archéologiques et historiques des manuscrits et n'ambitionnons rien au-delà, du moins pour tout avenir prévisible.
Entrer ici dans de plus longues considérations sur la codicologie ou sur les méthodes propres à la faire progresser nous entraînerait trop loin du sujet. A ce propos, il suffit au reste de renvoyer le lecteur aux excellentes études de notre collègue Gilbert Ouy précisément 9. Bornons-nous donc à quelques suggestions de nature à promouvoir les services bibliographiques. Toutes pourraient d'ailleurs se résumer en une seule : vu l'intérêt international de nos collections et le caractère international de la production qui en résulte, la réalisation de nos bibliographies particulières doit être assurée par une collaboration internationale.
Si chacun consent à travailler dans son domaine restreint, je veux dire à dépouiller quelques revues et quelques livres qu'il reçoit, en notant ce qui y concerne sa propre collection, mais en y relevant aussi ce qui concerne n'importe quel manuscrit médiéval, chacun travaillera pour tous et tous pour chacun. Il suffira de centraliser ces renseignements épars, de les publier et de les indexer pour que tout bibliothécaire dispose de la bibliographie réclamée de lui. Si une bibliothèque veut ensuite extraire de cette publication, pour les mettre sur fiches, les indications qui l'intéressent plus particulièrement, ce sera incontestablement utile, mais ce n'est même pas indispensable.
Ces réflexions sur les devoirs propres aux bibliothécaires ont conduit ceux de Bruxelles à fonder la revue Scriptorium (pour promouvoir l'étude de l'archéologie et de l'histoire des manuscrits), puis le Bulletin codicologique (pour trouver une solution au problème de la bibliographie). Les objectifs visés n'ont rien de chimérique, ils sont à notre portée, si du moins nous consentons à mettre en commun nos faibles moyens 10.
Que conclure d'autre? Relisons, méditons les suggestions de Gilbert Ouy. Elles nous aideront à prendre une plus parfaite conscience de nos problèmes et à envisager des solutions véritablement adéquates. Concertons-nous ensuite pour prendre quelques décisions pratiques. Un colloque international de spécialistes faciliterait sans doute cet échange de vue et l'adoption de mesures concrètes. Après tant d'autres initiatives fécondes de la France, serait-ce trop en attendre que d'espérer celle-là encore ?