Souvenir de Marcel Bouteron

Pierre Lelièvre

C'est en 1929 que j'ai fait la connaissance de Marcel Bouteron. J'avais sollicité et obtenu la faveur de consulter des documents de la collection Lovenjoul. Jeune chartiste et bibliothécaire plus neuf encore, je n'étais pas très familier du monde où je venais d'entrer. L'accueil affable et cordial, le complet de tweed de bonne coupe un peu ample, la cravate nouée avec une fantaisie négligente, la chevalière, tout cela m'avait charmé et encouragé. Nous avons bavardé de Mme Hanska et de la duchesse de Langeais, anecdotes et commentaires se succédaient, je l'écoutais, tout au plaisir d'entendre ce conteur exquis parler avec une liberté sans apprêt. Bien des années plus tard je l'ai revu, inspecteur général, à Nantes au début de 1942; il venait m'inspecter. Les problèmes techniques dont il savait l'importance étaient, à ses yeux, subalternes. Il avait de notre métier-un beau métier, disait-il - une conception humaniste. Toujours bienveillant, d'une bienveillance qu'un éclair de malice dans le regard faisait estimer plus encore, il s'enquérait longuement des soucis, des préoccupations, des projets des bibliothécaires qu'il visitait; il pensait que son rôle était moins de les contrôler que de les guider et, à l'occasion, de les réconforter. Ce Parisien dont toute la carrière s'était déroulée à l'ombre de la Coupole, ce grand lettré, ce liseur à la mémoire infaillible, cet érudit savait être attentif aux projets des provinciaux qui, à la vérité peu nombreux alors, voulaient, sans beaucoup d'aide et généralement dans un climat d'indifférence et de scepticisme, ouvrir beaucoup plus largement les portes de nos bibliothèques publiques.

Certes la lecture des humbles, le livre mis à la disposition des ruraux comme des citadins, ce n'était pas pour Marcel Bouteron une découverte, mais c'était un problème nouveau. Rarement sans doute les Français ont eu un tel appétit de lecture que pendant les années d'occupation. Convenait-il cependant de tenter la relance des projets qui, peu d'années auparavant, avaient pris un bon départ pour finalement tourner court ? En ces temps de paternalisme et d'action psychologique, ce n'était guère le moment. Marcel Bouteron donnait à entendre que mieux valait patienter et se préparer. Il me faut évoquer maintenant les séances de la Commission supérieure des bibliothèques ou, plutôt, de la commission qui, sous la présidence d'Albert Préchac, avait reçu mission d'étudier une réforme et de préparer un statut des bibliothèques. Nous étions quelques-uns - Marcel Bouteron, Jean Laran, Louis-Marie Michon et moi-même - à estimer inacceptable le plan qu'on voulait nous faire approuver. Rien n'est sorti, rien ne pouvait sortir, rien ne devait sortir des travaux de cette commission sinon, pour la petite équipe que je viens de dire qui se réunissait dans mon bureau à l'Institut d'art et d'archéologie, l'occasion de confronter des expériences, des vues et d'ébaucher une doctrine. L'incendie de la bibliothèque de Chartres où, stupidement, furent détruits des manuscrits qui n'auraient jamais dû quitter leur abri de temps de guerre, fut le prétexte pour mettre à la retraite Marcel Bouteron qui, cependant, avait protesté contre la mesure imposée par l'occupant. Je puis dater très précisément la naissance de la Direction des bibliothèques puisque c'est dans l'après-midi qui a précédé l'entrée de la division Leclerc dans Paris que Marcel Bouteron me téléphonait pour m'annoncer que, sur la proposition de Georges Bourgin, Henri Wallon, délégué à l'Instruction publique, qui venait de s'installer rue de Grenelle, le chargeait d'organiser une Direction centrale des bibliothèques et de la lecture publique. On se battait dans Paris. Marcel Bouteron s'efforçait de protéger l'Institut que quelques jeunes FFI voulaient transformer en bastion, ce qui présentait peu d'intérêt militaire, mais beaucoup de risques pour le monument et pour la bibliothèque. Ce péril écarté, il me demandait de l'aider à mettre sur pied cette nouvelle Direction. Structure et programme ont été élaborés sous le regard du Balzac de Louis Boulanger, pendant cette dernière semaine d'août et pendant les premières semaines de septembre 1944, ceci pendant que Jean Laran reprenait possession du bureau de l'Administrateur général de la Bibliothèque nationale. Création et programme furent approuvés, quelques semaines plus tard, par M. René Capitant, ministre de l'Éducation nationale du gouvernement provisoire. Cette approbation devait se traduire dans la loi de finance de 1945. En attendant, nous n'avions ni bureaux, ni secrétaires, ni crédits. Il fallait cependant élaborer des textes et préparer un budget.

Pour un homme qui n'avait jamais exercé de fonctions administratives et qui n'avait -je crois pouvoir le dire - aucun goût pour l'administration, c'était une tâche très ingrate et très lourde. Il y a consacré bien des nuits, travaillant comme Balzac à la lueur des bougies. Aucune ambition personnelle certes ne l'y poussait, mais il avait conscience d'être, dans ces circonstances exceptionnelles, le délégué des bibliothécaires, conscience aussi qu'il était l'un des mieux placés pour réaliser une création et des réformes très longtemps attendues. On voit certains hommes arrivant à de hauts postes se carrer dans l'attitude du fonctionnaire d'autorité, prendre leurs distances; jamais un seul instant Marcel Bouteron n'a manqué à la gentillesse, à la simplicité, à la sollicitude accordées aux plus modestes problèmes personnels d'autrui, qui étaient les qualités les plus aimables de son caractère. Soutenu par une conscience juste de sa valeur, il avait un sens de l'humour qui lui permettait d'être à l'aise en toutes circonstances et d'éviter d'être jamais dupe de soi-même. Ce grand balzacien était aussi un bon connaisseur d'Anatole France qu'il citait souvent. Il se voulait une ressemblance - qui, à la vérité, m'échappait un peu - avec M. Bergeret. Souvent il m'a confié son horreur des cartons verts. Il était de fait beaucoup plus heureux dans la Cité des Livres que dans un bureau de directeur au Ministère, bureau qu'il n'a d'ailleurs jamais possédé, l'installation de la jeune direction étant alors des plus précaires et, pour être franc, misérable. Mais, alors que le bilan de nos ruines s'alourdissait, à mesure que nous provenaient les rapports de la Normandie, de la région du Nord et de l'Alsace, et qu'André Masson nous décrivait ce qu'il avait vu à Caen, à Beauvais et ailleurs, Marcel Bouteron, enveloppé dans sa pelisse - une pelisse dont l'histoire était liée à ses voyages en Pologne - ne se serait pas permis de s'attarder, même un instant, aux incommodités de son installation. S'il se privait souvent de déjeuner pour gagner du temps, il fumait « comme une cheminée », appréciant la liberté, longtemps refusée au bibliothécaire, de fumer en travaillant. Souffrant des yeux, l'un déjà presque perdu, claudicant un peu du fait d'un accident de voiture aux séquelles douloureuses, il ne s'est pas, je crois bien, permis un seul jour d'absence.

De la petite équipe qu'il avait constituée en 1944, deux sont morts avant lui, certains s'en sont allés, les autres poursuivent la tâche à laquelle il les avait conviés, se souvenant de la foi qui fut la sienne et jusqu'au dernier jour de sa vie. Lorsque je l'ai vu pour la dernière fois au début de juin, après s'être enquis des bibliothèques et de tel ou tel qu'il avait nommé, sa dernière question, presque impatiente et passionnée, fut : « Où en est la Lecture publique ? »

« Lorsque Julien Cain reviendra, je lui céderai cette place qui lui revient » me disait-il parfois au cours de cet hiver 1944-45, où notre pensée était tendue à la fois vers une victoire certaine mais qui, parfois, semblait encore lointaine, appliquée à nos tâches et anxieusement tournée vers ceux - prisonniers ou déportés - dont nous attendions le retour. Directeur des Bibliothèques de France, il avait accepté cette mission avec enthousiasme, avec foi, mais aussi comme une charge qui parfois lui parut lourde. Il avait soixante-sept ans. De cœur, d'esprit magnifiquement jeune et confiant, il surmontait avec simplicité des épreuves physiques qui, peu après, l'accablèrent et qui sans doute furent agravées, précipitées par l'effort qu'il s'imposa. En avril 1946, il prit discrètement la retraite annoncée; cette retraite où il espérait reprendre ses travaux, un moment interrompus, fut, en fait, une suite de souffrances cruelles supportées, dominées par cet esprit charmant qui savait être stoïque, mais n'admettait de l'être qu'avec un sourire et comme en s'excusant. Il aimait la vie, l'amitié; il savait en goûter toutes les saveurs et il avait l'art de les faire partager car il était généreux, sensible et bon. Je ne l'ai jamais vu faire une grimace, ni de parade, ni d'envie, ni de souffrance. A lui s'applique pleinement cette expression d'André Gide : « rendre un son juste ».