Le portrait de Pascal à la Bibliothèque nationale
Erwana Brin
Chacun sait comment le 7 décembre dernier, grâce à la générosité de M. Jean Davray, la Bibliothèque nationale s'est enrichie d'une précieuse et émouvante relique : le portrait de Pascal, dessiné à la sanguine par son ami Jean Domat. On sait moins comment ce portrait s'est conservé jusqu'aujourd'hui et comment il se présente.
C'est en 1837 que Jouvet-Desmarand, dans son Essai historique et critique sur Domat, décrit pour la première fois cette fameuse pièce conservée dans le Corpus juris édité par Godefroy; il précise que l'ouvrage est entièrement annoté de la main de Domat et qu'il appartient alors à M. de Féligonde. En effet, on peut voir collé, au-dessous du portrait, un papillon portant l'indication suivante : M. De Féligonde // Conseiller à la // Cour impériale de Riom //. Les descendants des Féligonde qui nous ont donné quelques indications utiles estiment que cette mention désigne Jacques Pélissier de Féligonde, dit de Villeneuve, conseiller à la cour de Riom au début du second Empire. Ils sont persuadés d'ailleurs que le Corpus appartenait à leur famille bien avant cette date. En 1844, dans l'introduction à son édition des Pensées, Prosper Faugère précise que l'ouvrage a été retrouvé dans un vieux coffre quelques années auparavant, à la mort d'une demoiselle Domat. Peut-être s'agit-il de la fille de Blaise Domat, arrière-petite-fille du jurisconsulte qui vivait encore en 1835. Une note parue dans le Magasin pittoresque en 1845 relate, de la même manière que Faugère, la découverte du portrait.
En 1887, le Bulletin du bibliophile, négligeant Jouvet-Desmarand, estime que la découverte du portrait date de 1840 seulement. En 1910, Albert Ojardias précise que le volume est toujours conservé par les héritiers de M. de Féligonde de Villeneuve ; il fait également allusion à une parenté entre les Pascal et les Féligonde. Les descendants actuels pensent qu'il s'agit d'une alliance très postérieure à Pascal... En 1906, à la mort de Claude Henri de Féligonde décédé sans postérité, le château de Villeneuve qui appartenait à la famille depuis 1754 et qui aurait contenu la bibliothèque passa à son neveu Edmond de Thuret. A la mort de celui-ci (20-12-1918) sa bibliothèque fut classée et expurgée par le P. Bonnard et le Chanoine Pourreyron qui découvrirent le volume et le portrait. Mme de Thuret le céda à Barrès qui avait l'intention de le léguer à l'Académie de Clermont ou au Musée d'histoire et d'archéologie locale de Clermont. Les héritiers de Barrès le vendirent à M. Jean Davray.
Tracé sur un fragment de feuillet (152 X 136 mm) au verso duquel on devine quelques mots et des chiffres, le portrait est surmonté de deux lignes : Mon père s'est servi de ce corp[us] // de droit pour son ouvrage // des lois civiles //. Au dessous, on lit : portrait de M. Pascal fait par mon père //. Le feuillet a été collé au contreplat supérieur d'un épais volume à l'aspect fatigué des livres qui ont beaucoup servi; au-dessus du feuillet, une signature, en lettres hautes, mollement traçée : Domat, a été souvent considérée comme celle de l'ami de Pascal. Il s'agit en réalité de l'un de ses fils, Gilbert Domat, conseiller à la Cour des Aides de Clermont de 1698 à 1742 et rédacteur des quelques lignes citées plus haut qui authentifient le portrait. Une comparaison avec la lettre que Gilbert Domat adressa à Brossette en mars 1702 ne peut laisser de doutes à ce sujet 1. Le livre, un Corpus juris civilis in iiii partes distinctuum (Lyon, Barthélémy Vincent, 1583) porte, surtout dans les deux premières parties, de nombreuses notes marginales manuscrites. Sur la foi de l'affirmation de Gilbert Domat « mon père s'est servi de ce corp[us] », on a cru volontiers que ces mots étaient de Jean Domat.
On y discerne en réalité deux mains au moins. Au XVIe siècle, de sèches références à des textes juridiques ont été portées dans les marges latérales avec une plume très fine : les lettres élégantes et minuscules rappellent celles que traçaient certains humanistes. Couvrant souvent toute la marge, de longues notes en latin, sorte de commentaires, révèlent une autre main beaucoup plus récente et assez banale. A certains endroits, l'encre a pâli, ailleurs elle a viré au brun rouge. Peut-être est-ce la raison qui a fait déclarer à certains que les notes avaient été écrites à la sanguine ?
Un examen du manuscrit des Lois civiles et de quelques lettres de Jean Domat conservés au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale permet d'établir assez vite que Domat n'est pas l'auteur des notes marginales du Digeste. L'écriture du juriste est ferme, originale et pour tout dire pleine de caractère - traits dont l'écriture de l'annotateur est totalement dépourvue. - On pense alors à Gilbert Domat, mais on ne retrouve pas non plus le graphisme de la lettre à Brossette. S'agit-il plutôt du fils de Gilbert, Blaise Domat, conseiller à la Cour des Aides à Clermont en 1745 ? Il a pu utiliser et annoter ce Corpus après l'avoir reçu de son père.
Ce dessin célèbre a été maintes fois reproduit; il pose une question : quel âge avait Pascal au moment où Domat l'a représenté ? Ce visage - visiblement celui d'un tout jeune homme - a-t-il été pris sur le vif ou dessiné de mémoire ? Ce que nous savons de la vie de Pascal et de Domat peut-il nous fournir une réponse ?
La sanguine a donné une luminosité incomparable et comme une espèce de velouté à ce visage aux joues encore arrondies, aux lèvres gonflées de jeunesse, au regard singulièrement aigu. En contemplant cette physionomie, on ne peut s'empêcher de penser qu'elle nous restitue un Pascal juvénile que la maladie n'a pas marqué encore. Et l'on sait que « depuis l'âge de dix-huit ans il n'avait passé un jour sans douleur » (La Vie de Monsieur Pascal écrite par Madame Périer, sa sceur). Ne serait-ce pas le Pascal de seize ans, à la veille de son départ pour Rouen, l'adolescent prestigieux qui prend part aux travaux et aux discussions des savants que fréquente Etienne Pascal, mais qui écrira plus tard : « On ne s'imagine Aristote et Platon qu'avec de grandes robes de pédants. C'étaient des gens honnêtes et, comme les autres, riant avec leurs amis » (Pensées, Ed. Brunschwicg, n° 33I).
Les dates de la première rencontre de Pascal et de Domat restent mal connues. Jusqu'à présent le seul témoignage que l'on possède de cette amitié est celui de Gilbert Domat dans sa lettre à Brossette déjà mentionnée ici. Le fils du juriste rapporte que les deux hommes qui « se sont aymez tendrement jusqu'à la mort » se lièrent au retour des Pascal à Clermont, c'est-à-dire en 1649. Pascal alors avait un peu plus de vingt-six ans et non pas, comme le prétend Gilbert Domat, dix-huit ou dix-neuf ans. On peut se demander si Domat n'avait pas fait à son fils le récit d'une première rencontre, survenue au cours de leur adolescence et si ce dernier n'a pas fait une confusion. L'hypothèse n'est pas à exclure puisqu'aussi bien, Gilbert Domat s'est trompé sur l'âge de Pascal à son retour en Auvergne. Le Pascal adolescent évoqué par le crayon de Domat rappelle peut-être une rencontre bien antérieure dont il serait le seul témoignage.
On croit que Domat, à l'instigation de son grand oncle, le Père Sirmond vint faire ses humanités à Paris entre les années 1645 et 1642, date à laquelle il décida d'aller à Bourges entreprendre ses études de droit. Il aurait donc pu rencontrer Pascal en 1639, avant qu'une charge d'intendant de la généralité n'eût appelé Etienne Pascal à Rouen. A cette date, Pascal avait seize ans, Domat en avait quatorze. Si leur amitié remonte à cette époque, le portrait pourrait en être le précieux souvenir, soit que Domat l'ait exécuté sur le vif, soit qu'il l'ait tracé de mémoire. Dans cette hypothèse, Domat aurait-il eu sous les yeux d'autres portraits de Pascal ? On aborde ici tous les problèmes soulevés par l'iconographie de Pascal. Augustin Gazier, André Hallays, Albert Ojardias, Albert Maile, pour ne citer qu'eux, se sont attachés à cette question passionnante. Plus récemment, MM. Dorival et Moussali ont pris à ce sujet des positions totalement opposées. Le débat reste d'ailleurs ouvert : y a-t-il un portrait de Pascal peint par Quesnel ? Ne s'agit-il pas plutôt d'une peinture faite d'après une gravure postérieure à la mort de Pascal, qui aurait d'ailleurs servi de modèle à d'autres portraits peints ? Le portrait attribué à Philippe de Champaigne exposé à l'Orangerie en 1952 représente-t-il le Maistre de Sacy ou Pascal ? Et s'il s'agit de Pascal, le portrait a-t-il été fait de son vivant ? D'autres encore n'ont-ils pas cru reconnaître Pascal parmi les apôtres de la Cène de Philippe de Champaigne ? Il semble difficile d'apporter à l'appui de toutes ces hypothèses des démonstrations scientifiques, donnant des réponses d'une certitude absolue.
On peut se demander, en définitive, si le seul témoin authentique du visage de Pascal ne reste pas, à côté du masque mortuaire, cette sanguine dessinée par une main que l'amitié guida et qu'elle sut rendre habile et sans doute fidèle.