Les thèmes de décoration des bibliothèques du XVIe au XVIIIe siècle
Existe-t-il une iconographie des bibliothèques, c'est-à-dire des thèmes de décoration spécialement conçus pour elles ? Une réponse à cette question a été proposée par M. André Masson, pour le moyen âge, dans une communication à l'Académie des inscriptions en 1959. Le présent article étudie, du XVIe au XVIIIe siècle, les thèmes iconographiques des bibliothèques (bustes, portraits, allégories religieuses et profanes) en France et dans les pays voisins, d'après des documents d'archives et des descriptions contemporaines des oeuvres. Il montre l'importance du décor peint de la Bibliothèque de Valenciennes, actuellement en cours de restauration, qu'il situe dans un contexte artistique général
La remise en état de la bibliothèque de Noyon en 1956 et l'entrée au Musée des monuments français en 1959 des fresques de la Bibliothèque du Puy nous ont donné l'occasion de publier quelques notes sur l'architecture et sur la décoration des bibliothèques au moyen âge 1. Aujourd'hui, la restauration des peintures et des boiseries de la Bibliothèque de Valenciennes met à l'ordre du jour le décor des bibliothèques à l'âge classique. Que reste-t-il dans notre pays des très riches ensembles peints et sculptés de cette époque, à quelles conceptions répondaient-ils ? qui en furent les inspirateurs ? En attendant qu'il soit possible de publier un travail plus important sur ce sujet 2, on tentera, à l'aide de comparaisons avec les pays voisins de la France, de situer dans un contexte artistique général l'évolution des principaux thèmes de décoration. Notre méthode a été d'interroger les documents d'archives et les descriptions contemporaines des œuvres. Chaque fois que cela était possible on a cédé la parole à l'artiste ou à l'ordonnateur du programme qui le commente lui-même. Ceci aide à pénétrer dans un monde qui, sans ce contact direct, risquerait de rester fermé.
Le premier thème proposé par les humanistes aux artistes chargés d'orner les bibliothèques est l'imitation du décor des bibliothèques antiques. Dès 1587 Gian Battista Armenini consacrait un chapitre de ses Veri precetti della pittura aux peintures dont les Anciens ornaient leurs bibliothèques. En 1602 Juste Lipse décrit, d'après de nombreux auteurs latins, les bibliothèques romaines et suggère de placer, à leur exemple, dans les bibliothèques, les bustes des grands écrivains, théorie reprise par Vossius dans sa Dissertatio de studiis bene instituendis de 1658.
Des fouilles à Ephèse, à Timgad, à Pergame ont confirmé ces témoignages. Les bustes ou les images en pied des écrivains célèbres ornaient les bibliothèques de l'antiquité. L'une d'entre elles, découverte dans les fouilles du Mont Esquilin au XVIIIe siècle, et recueillie d'abord dans la célèbre collection formée par Winckelmann à la Villa Albani, a été emportée comme trophée de guerre par Napoléon et rachetée par Louis XVIII lors de la restitution des objets spoliés. Elle figure aujourd'hui au Louvre, dans la salle du portrait grec, à mi-distance entre la Victoire de Samothrace et la Vénus de Milo. Elle représente Euripide assis. Derrière le dossier de son fauteuil on lit le catalogue alphabétique de ses œuvres, en 36 titres, d'Alexandros à Oreste.
Ces statues des bibliothèques antiques comportaient soit le catalogue des œuvres soit une inscription résumant la philosophie de l'auteur. « Rien de trop » lisait-on au-dessous d'une statue de Solon retrouvée aux environs de Tivoli, « Il faut saisir l'occasion » sous la statue de Pittacus, « Les hommes en grande majorité sont méchants », sous la statue de Bias. Nous verrons tout à l'heure, en France et en Italie, des réminiscences de ce système d'inscriptions.
La plupart des bibliothèques du XVIIe et du XVIIIe siècle étaient peuplées de ces bustes de grands écrivains, à l'antique, placés sur un piédestal qui scandait le rythme des travées de livres. L'ensemble le plus imposant était sans doute celui des deux immenses galeries en croix de Sainte Geneviève. Quelques-uns de ces bustes, de haute valeur artistique, sont conservés aujourd'hui à la Réserve de Sainte-Geneviève. De nombreuses gravures, notamment celle qui orne le frontispice du catalogue de la bibliothèque de Le Tellier attestent que c'était un usage universel.
La belle collection de bustes de la Bibliothèque Mazarine donne une idée juste de ces ensembles de jadis, bien qu'elle ait été constituée seulement entre 1795 et 1798 par l'abbé Le Blond, en prélevant sur les bustes de diverses provenances réunis par Lenoir au Musée des monuments français. La plupart ont une origine étrangère aux bibliothèques, et proviennent des antiques du Louvre ou du jardin de Richelieu. En dépouillant les Archives du Musée des monuments français, dans l'Inventaire général des richesses d'art de la France, on retrouve toutefois pour dix des statues de la Mazarine une indication de provenance qui semble avoir échappé aux historiens de cette bibliothèque. Elles ont été « sauvées de l'incendie de la bibliothèque de Saint-Germain des Prés » selon une annotation de Lenoir, authentifiant en quelque sorte la décoration actuelle de la Mazarine et donnant une précieuse indication sur la bibliothèque détruite de Saint-Germain.
On pourrait citer en Italie et en Angleterre de nombreux exemples de ces séries de bustes. Les plus remarquables sont sans doute ceux de la bibliothèque de Trinity College à Cambridge et de la Bibliothèque universitaire de Bologne. Les bustes de Trinity sont l'œuvre de Grinling Gibbons et datent de 169I. Treize d'entre eux représentent des écrivains antiques (Homère, Démocrite, etc...), les dix-neuf autres des écrivains modernes (Shakespeare, Milton, etc...), mais il est difficile de tirer des conclusions précises de ce choix, car certains bustes ont été ajoutés et d'autres refaits au XIXe siècle.
A la Bibliothèque universitaire de Bologne, la collection de bustes en terre cuite sculptés par Balugani, Tadolini et Scandellari est intégralement conservée dans la grande salle de lecture en même temps que les cartouches du XVIIIe siècle indiquant le cadre de classement. Or il y a corrélation étroite entre les sciences symbolisées par les bustes et les sujets mentionnés sur les cartouches : Moïse et Esdras pour la Bible, Platon et Aristote pour la philosophie, Hippocrate et Galien pour la médecine, Démosthène et Cicéron pour l'art oratoire, Homère et Virgile pour la poésie, etc.
La découverte des frises de portraits de la Bodléienne permet de serrer de plus près la parenté entre la décoration des bibliothèques et le catalogue : le 15 juin 1949, un ouvrier en procédant à des réparations mit à jour un portrait sous un badigeon ancien. Des sondages révélèrent des traces analogues sur tout le pourtour des galeries qui encadrent la cour intérieure de la Bodléienne. L'on vit apparaître, peu à peu, une frise de portraits dont la longueur totale dépasse 230 mètres, sur une hauteur de 0,70 m. Chaque portrait est encadré dans un médaillon ovale, avec inscription. L'espace entre les médaillons est garni par la représentation de livres ouverts ou fermés, de manuscrits, de rouleaux, d'encriers, de cadrans solaires, de sabliers, de globes géographiques, etc... (fig. 3). Au total 200 portraits d'écrivains de l'antiquité grecque et romaine, de Pères de l'Église, de théologiens et de savants du XVIe siècle et des toutes premières années du XVIIe siècle. L'ordre n'est ni chronologique, ni méthodique. A quel programme répond-il?
Le conservateur de la Bodléienne, M. Myres 3, a été mis sur la voie d'une explication par une particularité des inscriptions : le cadre ovale des portraits contient, outre le nom du personnage, une date, sous deux formes différentes, tantôt CL. AN. D. (claruit anno domini), tantôt OB. AN. D. AET. (obiit anno domini, aetatis...). Or le premier bibliothécaire de sir Bodley, Thomas James, est l'auteur d'une Chronologia scriptorum ecclesiasticorum qui contient les 38 écrivains de la frise dont le nom est précédé de claruit avec la même mention, la même date, et la même erreur en ce qui concerne S. Athanase et S. Isidore.
Partant de ce point de départ et à l'aide d'une série d'autres observations, le conservateur de la Bodléienne arrive à la conclusion suivante : « La frise constituait très exactement un guide illustré des ouvrages les plus importants que possédait la bibliothèque, à la date où elle a été exécutée. Une comparaison de la frise avec la liste des auteurs qui figurent sur le catalogue de 1620 permet de le démontrer .»
La restauration de la frise de la Bodléienne a été achevée en 1956. S'inspirant de cet exemple, le bibliothécaire de l'Université de Durham, M. David Ramage 4, a lui-même remonté en 1958, à sa place d'origine, la frise de portraits peinte en 1668 par Jean-Baptiste Van Eerssel pour la bibliothèque fondée à Durham par l'évêque Cosin.
Le rayonnage supérieur de chacune des armoires à livres est garni par une bande de toile peinte, encadrée par les montants de l'armoire et faisant corps avec elle, mesurant I,90 m de large sur o,66 m de haut, à l'affleurement du dos des livres des rangées inférieures. Chaque bande comporte trois portraits dans un cadre ovale ressemblant beaucoup à ceux de la Bodléienne.
Treize des portraits de Durham sont copiés sur les gravures des Pourtraits et vies des hommes illustres d'André Thevet, publiés à Paris en 1584, provenance d'autant plus remarquable que cet ouvrage est lui-même la principale source d'inspiration de la frise de la Bodléienne. On a conservé 33 portraits sur les 39 qui existaient à l'origine. Chaque groupe de trois correspond à une division du catalogue, par exemple Tite-Live, Tacite et Plutarque pour les Historici seculares, Platon, Aristote et Epictète pour les Philosophi. Et ce classement correspond aux principales divisions et aux principaux auteurs du catalogue du XVIIe siècle rédigé à l'époque de Cosin.
S'il était besoin de renforcer la thèse de M. Myres et de M. Ramage, l'exemple de la bibliothèque Corsini, qu'ils n'ont pas mentionnée, leur apporterait une confirmation éclatante. La décoration de cette somptueuse bibliothèque date de 1754. Dès 1755 une lettre du bibliothécaire Giuseppe Querci à Giovanni Lami souligne les intentions didactiques d'une frise de portraits comparable à celle des bibliothèques anglaises : « Une large frise qui tourne dans la partie supérieure de toutes les salles et occupe le vide de la muraille qui reste entre les étagères et les voûtes, sert à la fois d'ornement et d'instruction, portant comme dans de nombreux écussons peints en trompe-l'œil les bustes de ces lettrés, dont on voit disposés en dessous par ordre les œuvres, et auxquels aussi font allusion les fresques qui décorent et ennoblissent les voûtes 5 » (fig. 4).
Ni la décoration, ni le classement des livres n'ont été modifiés depuis deux siècles. Sur des cartouches aux lettres dorées on lit dans chacune des quatre salles en enfilade le cadre de classement méthodique, auquel correspond la décoration de la voûte : le Temps avec sa faux, dans la salle de l'histoire, Apollon jouant de la lyre, dans la salle des belles-lettres, le temple de la Science, dans la salle des sciences, le triomphe de la Religion dans la salle de théologie. Dans la première salle, on trouve par exemple les portraits aux noms curieusement italianisés de Giacomo Augusto Tuano, de Francesco Mezeray et de Carlo Rollin et c'est en nous servant de ce catalogue illustré que nous avons retrouvé en rayons les œuvres de Jacques Auguste de Thou!
L'éclectisme qui préside au choix des écrivains représentatifs des diverses disciplines, dans les trois exemples que nous venons de citer, montre le désir de se rapprocher de la composition d'un large fonds de culture générale. Dans les bibliothèques monastiques spécialisées, le choix des portraits est plus restreint et il se réfère exclusivement aux auteurs appartenant à l'ordre auquel est affilié le monastère : aux Girolamini de Naples, le cardinal Baronius et onze autres Oratoriens célèbres; aux Camaldules de Ravenne, les portraits de Gratien et de Grégoire IX (auteurs du Décret et des Décrétales) dans la grande salle, et de huit autres Camaldules au plafond de la salle ajoutée en 1776.
C'est à cette formule restreinte que se rattache la décoration de la Bibliothèque de Valenciennes, exécutée en 1742, aux frais du recteur du Collège des Jésuites, le P. Jacques Cordier. Elle comporte à la fois de grandes compositions allégoriques et une série de portraits d'auteurs appartenant tous à la Compagnie de Jésus, au nombre de 36.
Notons d'abord que, comme à Durham, où le nombre de portraits est presque le même, ils sont rangés par groupes de trois au-dessus et dans le prolongement des casiers à livres. Ces derniers sont surmontés dans leur partie supérieure par une moulure en cintre surbaissé, dont la courbe est parallèle à celle qui, dans la lunette de chaque compartiment de voûte, encadre les panneaux de toile où sont peints les portraits. Dans une salle de 18,60 m sur 7,45 m, la hauteur des rayonnages à livres est d'environ 3,50 m. Chaque groupe de trois portraits mesure 2,15 m de large sur I,20 m de haut. La figure centrale est entourée d'un ovale bordé de draperies soutenues par des angelots. Les deux autres portraits s'insèrent dans les écoinçons latéraux. La plupart des personnages tiennent un livre, un rouleau ou bien un encrier et une plume et leur nom est inscrit à côté d'eux.
Notons ensuite que les auteurs sont groupés méthodiquement selon les disciplines dans lesquelles ils se sont distingués. L'on voit ainsi (fig. 2) le P. Athanase Kircher (1602-1680) qui occupa huit ans la chaire de mathématiques au Collège Romain et dont le cabinet de physique expérimentale était célèbre, encadré par deux professeurs de mathématiques et de physique, Gaspard Schott (1608-1666) et Charles Malapert (158I-1630). De même sont groupés dans un autre panneau Christophe Clavius (1538-1612), que l'on appelait l' « Euclide de son siècle », Grégoire de Saint-Vincent (1584-1667) qui lui succéda dans sa chaire de mathématiques et André Tacquet (16II-1660), lui aussi professeur de mathématiques.
Paul Segneri (1624-1694), le « Bourdaloue de l'Italie », fait le pendant de notre Bourdaloue (1632-1704), représenté ici les yeux fermés comme dans le frontispice de l'édition de 1716 de ses Œuvres, tout simplement parce que cette dernière gravure dérive d'un dessin exécuté devant son lit mortuaire, comme l'a démontré Henri Chérot. Deux des rédacteurs des Acta Sanctorum, Godefroy Henschenius (1600-168I) et DanielPapebroch (1628-1714) encadrent, comme il se doit, Jean Bollandus (1596-1665).
Le même souci de groupement méthodique apparaît autour de Denis Petau, de Bellarmin et de Canisius. Dans quelle mesure correspondait-il au groupement des livres sur les rayons ? Ni l'état actuel des collections, ni celui des catalogues anciens ne permettent de répondre à cette question. Le P. Cordier qui a offert cette décoration au Collège lui a donné également un grand nombre de livres. Né à Valenciennes en 1692, avant d'y mourir en 1749, il avait été professeur de philosophie à Douai et le P. de Backer énumère quelques-uns de ses travaux. Tout ce que l'on peut affirmer c'est que le peintre avait sous les yeux les livres des auteurs qu'il représentait, en particulier la Bibliotheca belgica de Canisius (ed. de 1739) et les Poemata de Wallius. Plusieurs portraits, comme nous l'a signalé M. Lefrancq, sont empruntés au premier ouvrage et, dans le second, on retrouve les angelots qui encadrent les figures de la bibliothèque.
En dehors des séries de bustes ou des files de portraits, une autre réminiscence de l'antiquité, dans les bibliothèques françaises et italiennes, est l'usage des inscriptions, dont la France possède un exemple au château de Montaigne, en Périgord, où l'auteur des Essais se retira en 1571.
Le plafond de la bibliothèque conserve encore aujourd'hui des devises et des citations des auteurs préférés de Montaigne. Quelques-unes d'entre elles se retrouvent sur le plafond de la bibliothèque du monastère bénédictin de San Giovanni, à Parme : « Nous ne sommes tous, lisons-nous au château de Montaigne, tant que nous vivons, que des simulacres, ou une ombre légère. » Sur la voûte de Parme : « Homo est imago vana et umbrae inanis ipsa inanitate inanior ». A la définition de Montaigne « Homme vase d'argile » répond le « Homo bulla » de Parme. A Parme « Qui putat se aliquid esse, ipse se seducit » et chez Montaigne « Si quis existimat se aliquid esse, cum nihil scit, ipse se seducit ». - A Parme « Unum scio quod nihil scio » et chez Montaigne « Solum certum nil esse certi ». Selon le dernier historien de la bibliothèque de Montaigne, M. de La Fontaine Verwey, ces inscriptions furent peintes vers 1576, deux ans après celles de Parme. Dans son voyage en Italie de 1581, Montaigne passa à quelques lieues de Parme, sans faire le crochet. Il n'y a donc aucune interférence entre les deux décorations, mais seulement une parenté intellectuelle entre Montaigne et son contemporain le R. P. Étienne, abbé du monastère de San Giovanni, qui s'était réservé par contrat notarié le droit d'imposer la materiam picturae aux peintres Antonio Paganino et Ercole Pio, en 1574. Mais avec la verve et le sens plastique italiens, ces deux artistes agrémentèrent les inscriptions d'une iconographie touffue. Par exemple (fig. I) la devise « Hâte-toi lentement » est illustrée par la figure de la Justice, par une tortue à voile, par un colimaçon ailé et par un dauphin sur une ancre.
Un autre spécimen en France d'inscriptions au plafond est celui de la bibliothèque du Collège des Godrans à Dijon, qui date de 1657. Ce sont des devises accompagnant des emblèmes à la louange de donateurs dont les armoiries figurent au milieu de la composition sculptée et peinte.
L'usage de décorer le plafond des bibliothèques d'inscriptions, dont le texte était réservé au choix des érudits, est encore attesté en France par la devise du plafond de la bibliothèque de la Sorbonne, en date du 25 octobre 1647 6. Il comporte « des nuages et petits enfants volant en l'air, les uns tenant des petits écriteaux et les autres tenant des cartels aux deux bouts de la dite voûte et d'autres dans le milieu. Dans lesquels cartels, il sera écrit ce qu'il plaira à MM. les Directeurs ».
A Oxford, la salle de bibliothèque construite par William Laud, archevêque de Cantorbery à Saint-John's College en 163I-36, s'ouvre sous une porte ornée de l'inscription : @ @ @ @ @.
Les bustes et les inscriptions ne sont pas les seuls héritages de l'antiquité : dans les bibliothèques de Pergame et de Timgad on a découvert une statue de Minerve et l'on a la preuve qu'à Ephèse se trouvaient des statues allégoriques de la Science, de la Sagesse et de la Vertu. Et c'est pourquoi ces mêmes figures ornent la plus belle et la plus classique des bibliothèques italiennes, la Marciana de Venise, construite à la fin du XVIe siècle par Sansovino, sur la Piazzetta de Saint-Marc, dont il est inutile de décrire les célèbres peintures, dues au Tintoret, à Paul Véronèse et à leurs élèves.
La Minerve des bibliothèques antiques joue un grand rôle dans la décoration des bibliothèques du XVIe au XVIIIe siècle, aussi bien en Autriche et en Allemagne qu'en Italie. A Versailles, Minerve est la figure centrale de la composition décorative de la bibliothèque de Louis XVI. Appuyée sur un globe, elle tend le bras vers un amour qui lui apporte d'une main le maillet et le ciseau du sculpteur, de l'autre la palette et les pinceaux du peintre. Apollon lui fait face, appuyé sur une lyre, devant des livres.
A Paris, Minerve est sculptée, dans la cour de la Bibliothèque nationale, à gauche en entrant, sur un fronton de pierre, copie exacte de celui que Robert de Cotte avait fait exécuter dans la première moitié du XVIIIe siècle. Le buste de Minerve, qui ornait la bibliothèque de Saint-Germain-des-Prés, a été transféré après l'incendie de 1794 à la Bibliothèque Mazarine, puis dans l'escalier B de l'Institut. Le piédouche, qui portait l'inscription PUBLICA PRIVATIS SECERNERE, est resté à la Mazarine.
La plus importante série consacrée à Minerve dans la décoration d'une bibliothèque est sans doute le magnifique plafond de la Bibliothèque de Saint-Georges à Venise par Gherardi et Coli, que les Pensieri Morali de Marco Veneto publiés en 1668 aident à interpréter. Sur le thème général du triomphe de la Sagesse, le second tableau représente le Globe du Monde soutenu par les quatre Vertus cardinales (Justice, Force, Prudence et Tempérance) et au-dessus, Minerve tenant à la place de son bouclier et de son javelot un triangle et un sceptre et semant dans le ciel les étoiles et les planètes. Dans le tableau suivant, Minerve tient cette fois son bouclier, mais elle brandit de la main droite le trousseau de clefs avec lesquelles elle va ouvrir la porte étroite aux lourdes ferrures que l'on aperçoit au fond, ce qui signifie, nous dit le commentateur, que la Sagesse est le seul arbitre en ce monde.
A côté des réminiscences antiques, il y eut dans le décor des bibliothèques, du XVIe au XVIIIe siècle, des conceptions originales, dues à l'intervention de théologiens qui étaient en même temps des humanistes.
L'idée fondamentale, exprimée avec d'innombrables variantes en Italie, en Autriche, en Espagne et en France, c'est, pour reprendre les termes du premier programme qui ait été formulé, sous la plume du P. de Sigüenza en vue de la décoration de la Bibliothèque de l'Escorial en 1587 : « le parallèle entre la Théologie et la Philosophie, entre la Révélation et la Loi naturelle ».
A l'Escorial, la Théologie est encadrée par les quatre Docteurs de l'Église latine, saint Ambroise, saint Jérôme, saint Augustin et saint Grégoire. Leur faisant face, à l'autre extrémité de la bibliothèque, Socrate, Platon, Aristote et Sénèque entourent la Philosophie. Entre ces deux grandes compositions, les divisions de la voûte reprennent le thème médiéval des sept arts libéraux, mais les retombées des voûtes donnent un commentaire des arts libéraux et poursuivent le parallèle entre l'antiquité et la vie chrétienne, en associant par exemple la mort d'Archimède et le concile de Nicée, Orphée et David, Ptolémée et Alphonse X de Castille.
C'est également un programme théologique qui a dicté à la même époque, en 1588, l'admirable décor de la bibliothèque de Sixte Quint au Vatican. Le décrire entraînerait à de trop longs développements. M. Dupront, dans les Mélanges de l'École française de Rome, a démontré qu'il s'agit d'un enseignement de controverse, charpenté par un conseiller de Sixte Quint.
De même que les peintures de Tibaldi suivent le programme du P. de Sigüenza et les peintures du Vatican celui du custode Ranaldi, de même celles de Bartholome Altomonte, à Saint-Florian, respectent scrupuleusement les directives du peintre Daniel Gran, inspirées elles-mêmes par le prieur Jean Georges Wiesmayr (1732-1755). Tout un chapitre du beau livre de Gert Adriani sur les bibliothèques baroques d'Autriche est consacré aux programmes littéraires. L'un des plus caractéristiques est celui de Saint Florian : dans le panneau central, Minerve et la Vertu se rencontrent avec leurs suites, se tendent la main et concluent une alliance, en présence de la Religion qui tient à la main les clefs de Saint-Pierre entre les Tables de la Loi et l'Évangile. Un autre panneau représente la victoire de saint Augustin sur le péché.
Ce dernier thème nous intéresse tout particulièrement, car on le retrouve en France, à la même époque qu'à Saint-Florian, encore visible sous la coupole de la Bibliothèque Sainte-Geneviève. Nous avons la bonne fortune, exceptionnelle en France, de posséder à la fois l'œuvre originale et sa description allégorique par son auteur, le peintre Jean Restout : « Entre plusieurs sujets, dit-il, on a préféré celui-ci puisque rien ne paraît plus convenable que d'ériger dans le centre d'une multitude infinie de volumes, un trophée au plus célèbre des Pères de l'Église... Saint Augustin est représenté sur une nuée, entouré d'anges et de chérubins qui semblent applaudir aux victoires qu'il a remportées sur les hérétiques. Deux autres anges l'élèvent au ciel. Il tient d'une main un livre et de l'autre cette plume victorieuse employée depuis sa conversion à la défense de la Religion... Au-dessous de la figure, on voit partir de la même nuée un dard de feu serpentant, qui tombe majestueusement sur un tas de vieux livres opposés à la doctrine du saint et foudroyés par ses écrits. »
Le parallèle entre l'Ancien et le Nouveau Testament se voyait avant les destructions de la guerre de 1940 à Pont-à-Mousson sous la forme de grandes statues représentant d'un côté Moïse avec les Tables de la Loi, de l'autre les Pères de l'Église. Sur le même thème, le peintre de Valenciennes, dont nous avons déjà décrit les portraits, avait complété la décoration de la bibliothèque par deux grands panneaux en hémicycle qui se font face aux deux extrémités de la salle. Sans les copier littéralement, ils s'inspirent des deux célèbres compositions de Raphaël pour la Chambre de la Signature : l'École d'Athènes et la Dispute du Saint-Sacrement (fig. 7 et 8). Or il semble bien démontré que la salle du Vatican, décorée par Raphaël, avant de devenir la Chambre de la Signature, avait servi sinon de bibliothèque, comme l'avait cru Wickhoff, du moins de studio, c'est-à-dire de cabinet d'étude et de librairie privée, pour Jules II, selon la thèse à laquelle se rallie M. Chastel dans son livre sur l'humanisme à Florence.
L'imagination des artistes ou plutôt celle des théologiens a brodé beaucoup de variantes sur un thème voisin de celui que nous venons d'étudier. Il ne s'agit plus d'un parallèle entre la Révélation et la Sagesse antique, mais entre la vraie doctrine et l'hérésie. La transposition plastique la plus extraordinaire des luttes de la Réforme a été réalisée au XVIIe siècle dans la bibliothèque de l'Hôpital civil de Venise, l'ancien couvent des SS. Giovanni e Paolo (Zanipolo comme on dit à Venise), dont la porte d'entrée tout au moins est familière aux touristes, car elle s'ouvre en face de la célèbre statue équestre du condottiere Colleoni, le chef-d'œuvre de Verocchio.
La bibliothèque a conservé encore aujourd'hui une partie de son magnifique décor sculpté par Giacomo Piazzetta en 1683, mais la partie la plus remarquable a été mutilée par un « inglese signor » au début du XIXe siècle. On peut le restituer grâce au frontispice du livre que lui a consacré le Père Giacomo Maria Gianvizio. Les pilastres ou les colonnes qui séparent habituellement les travées d'une bibliothèque sont ici remplacés par des cariatides. Selon la description de 1683, elles représentaient les adversaires de l'église, les écrivains schismatiques ou hérétiques : Martin Luther, Ulrich Zwingle, Calvin, Théodore de Bèze, etc... Au-dessus de leur tête, les écrasant, sont peintes et sculptées des figures des Pères de l'Église et des grands prédicateurs de l'ordre de Saint Dominique d'où relevait le monastère des SS. Giovanni et Paolo.
A ce thème est apparentée la décoration de l'abbaye de Schussenried, en Souabe, où les figures sont, par rapport à Zanipolo, inversées. Sur le socle des colonnes qui entourent la bibliothèque se voient les statues des Pères de l'Église. Les incroyants, les païens et les hérétiques sont figurés par des groupes de putti, reconnaissables à leurs emblèmes : par exemple les Macédoniens, qui niaient la divinité du Saint-Esprit, sont représentés jouant avec la colombe. On voit ailleurs, avec une recherche ingénieuse d'attributs, les musulmans, les protestants, les francs-maçons et jusqu'aux esprits forts! Cette décoration fut exécutée de 1754 à 1761 sous la direction de l'abbé Nicolas Kloos par le sculpteur Sporer. La peinture de la voûte, œuvre de François Georges Herman, rivalise d'ingéniosité dans le symbolisme. La Sagesse est incarnée non plus par Minerve, mais par le Christ crucifié d'une part et glorifié sous la forme de l'agneau de l'Apocalypse de l'autre, avec un extraordinaire cortège de figures historiques où Louis XIV apparaît, sans perruque et avec moustaches, non loin d'un Prémontré ailé, manœuvrant ses ailes au moyen de cordes attachées à ses pieds. Il s'agit d'un précurseur de l'aviation, le Père Gaspard Mohr, religieux de Schussenried 7.
Les origines de ce curieux symbolisme, dont on pourrait citer d'autres exemples hors de nos frontières n'ont pas été élucidées. A notre avis, elles dérivent d'une source française, les Musaei, sive bibliothecae, publiés en 1635 par Claude Clément, un jésuite, né à Ornans en Franche-Comté vers 1594, professeur de rhétorique à Lyon et à Dôle, puis à Madrid. On trouve déjà dans son livre le programme des cariatides réalisé à Venise un demi-siècle plus tard : « En guise de colonnes pour les armoires à livres, je voudrais placer les statues d'écrivains qui ont démérité. Nous imiterons en cela les Grecs qui représentaient sur les cariatides les vaincus de la guerre. » Ainsi jusque dans ce thème chrétien, on retrouve trace de l'antiquité qui imprégnait profondément la civilisation classique. Extrayons un détail piquant du livre de notre jésuite franc-comtois. Parmi les réprouvés des cariatides, il place Rabelais, l'auteur de Gargantua, défini d'un seul mot : Horrendum!
Si les allégories religieuses convenaient aux bibliothèques monastiques, les bibliothèques de culture générale devaient plutôt rechercher une décoration répondant aux grandes divisions de leurs collections. Les bibliothèques de collèges, à Oxford et à Cambridge, en offrent un témoignage.
A Oxford, la façade de Saint John's maintient le thème médiéval des sept arts libéraux, dont nous avons déjà noté la persistance à l'Escorial. Une frise de bustes allégoriques (fig. 6) est encadrée de piles de livres, sur la tranche desquels on lit le nom des auteurs qui se sont distingués dans les arts libéraux et ce sont les mêmes noms qu'à la bibliothèque capitulaire du Puy : Démosthène et Cicéron pour la Rhétorique, Donat et Priscien pour la Grammaire, etc... Les attributs des arts libéraux sont encore ceux du moyen âge. Ainsi, le tableau de chiffres arabes, que porte l'Arithmétique, est identique à celui du vitrail de Chartres au xve siècle.
A Trinity College de Cambridge, la plus belle des bibliothèques anglaises du XVIIe siècle, l'architecte Thomas Wren, qui s'est inspiré de la Marciana de Venise, a couronné l'édifice de quatre statues (fig. 5), Théologie, Jurisprudence, Physique, Mathématiques. Ces imposantes statues allégoriques se réduisent aux dimensions de putti portant les attributs de la sculpture, de l'architecture, de la musique, etc... à l'intérieur de la Bibliothèque de Saint-Gall, en Suisse, au XVIIIe siècle. On trouve dans un château bourguignon des statuettes presque identiques qui proviennent sans doute de la bibliothèque dijonnaise d'un ami du président de Brosses.
Dans de très nombreuses bibliothèques, les attributs des arts et des sciences n'ont plus le support de statues ou de putti. Ils forment des trophées aux angles des bibliothèques ou sur leurs parois, par exemple à Imola, près de Bologne, et à la Chartreuse de Pavie. Les délicats « festoons of stucco » exécutés en 1758 par Thomas Roberts pour la bibliothèque de Christ Church à Oxford 8 annoncent, sans les égaler, les panneaux en léger relief de Versailles aux angles de la bibliothèque de Louis XVI. Parmi les attributs classiques de la musique, de la sculpture, de la tragédie et de la comédie, on remarque un panier fleuri, une corbeille, une houlette et un chapeau de berger qui se réfèrent aux livres sur le jardinage, nombreux dans la bibliothèque royale. Au milieu des figures symboliques le nom de Bossuet incarne l'éloquence, celui de Rollin l'histoire et le titre de la Henriade la poésie. On sera moins surpris du choix de Rollin si l'on songe à son extraordinaire renom au XVIIIe siècle dont témoigne le portrait « Carlo Rollin » que nous avons déjà mentionné dans la frise de la bibliothèque Corsini (fig. 9 et 10).
Une variante de l'iconographie des arts libéraux, répondant à la même conception, consiste à représenter les Muses. Le plus ancien exemple dans les bibliothèques se voyait à la Badia de Fiesole, qui datait du xve siècle, aujourd'hui disparue, dont M. Chastel a publié la description dans son livre sur l'Humanisme à Florence. Le plus célèbre en France est celui du Cabinet du Roi, peint par Boucher, Natoire et Carle Van Loo sur un projet de Coypel, pour le cabinet construit par Jules-Robert de Cotte en 1735, dans l'ancien hôtel de Lambert. Ce cabinet a été remonté dans le Département des médailles. On en trouvera la description dans la belle étude de M. Babelon. Notons seulement que c'est « l'Histoire de Louis » que tient Clio, à qui deux amours présentent le médaillon de Louis XV. Un médaillon de Térence et le nom de Molière accompagnent Thalie et, dans le groupe des protecteurs des Muses, Apollon a pris les traits de Louis XV.
Un sujet analogue à celui du Cabinet du Roi avait inspiré la décoration d'une bibliothèque de Marie-Antoinette, qui a précédé celle que l'on visite aujourd'hui. On en conserve deux panneaux, démontés et réinstallés dans une galerie de la Bibliothèque municipale de Versailles. Au milieu de rinceaux, au centre, on lit le nom d'Apollon et celui d'Érato, la muse de la poésie lyrique. Dans la partie supérieure, deux charmantes compositions représentent l'une l'Amour peintre, l'autre l'Amour sculpteur.
Qu'il s'agisse de bibliothèques princières, de bibliothèques universitaires ou de bibliothèques monastiques, l'iconographie tourne donc dans un cycle classique et assez restreint. La spécialisation de telle ou telle bibliothèque pouvait cependant apporter quelques variantes. Chez les Jacobins du Faubourg Saint-Honoré une grande composition allégorique, dérivant de la Fontaine de Vie du XVIe siècle montrait les moines des divers ordres religieux puisant à une fontaine au-dessus de laquelle trônait Saint Thomas d'Aquin. A la maison professe des Jésuites (aujourd'hui lycée Charlemagne), pépinière de missionnaires, le caractère de l'institution dicta le sujet de la grande composition peinte vers 1700 par Gherardini au plafond de la bibliothèque, la Prédication des infidèles, dont il reste quelques fragments mutilés. A la bibliothèque des avocats, de Paris, on voyait une allégorie inspirée par l'Esprit des lois, dont une eau-forte de Gabriel de Saint-Aubin garde le souvenir. Chez le chancelier Séguier, dont le plafond avait été décoré par Simon Vouet, deux compositions sur six étaient des allégories de la Justice, comme l'atteste la suite de planches gravées par Dorigny en 1640 sous le titre Porticus bibliothecae illustris Seguierii Galliae cancellarii. Dans la bibliothèque de l'amiral Boscawen à Hatchlands Park, près de Guilford, on peut voir encore aujourd'hui Neptune et les sirènes, la Justice, la Renommée et la Victoire sur les stucs du plafond exécutés en 1760.
S'il nous est permis de présenter d'une manière schématique des conclusions qui gagneraient sans doute à être plus nuancées, l'apparente diversité du décor des bibliothèques, du XVIe au XVIIIe siècle, se résume en quelques grands thèmes : portraits d'écrivains, allégories religieuses et profanes, arts libéraux, muses.
Les mêmes formules circulent en France, en Italie, en Angleterre et en Allemagne. De même qu'au xve siècle les vitraux de Chartres, de Cambridge et d'Eton, les inscriptions de Bayeux, les peintures murales de Brandebourg et d'Eberhards-clausen avaient la même signification, de même au XVIe siècle la pensée de Montaigne rejoint celle d'un abbé de Parme, au XVIIe siècle le programme de la Bodléienne se rapproche de celui de la bibliothèque Corsini, au XVIIIe siècle les panneaux de Versailles ressemblent à ceux de Christ Church. Cette unité de décor est due à une unité d'inspiration : le grand courant humanistique que propageaient les bibliothécaires ou d'érudits donateurs. C'est ce qui explique, à l'échelle européenne, la formation d'une iconographie des bibliothèques, c'est-à-dire de thèmes de décoration spécialement conçus pour elles, en corrélation plus ou moins étroite avec le classement des livres, les grandes divisions du catalogue ou les auteurs illustres dont les livres figuraient en place d'honneur sur les rayons.