La théorie de la bibliographie selon V. S. Sopikov
Elena Savova
Sopikov, considéré comme le fondateur de la bibliographie russe, publie, à partir de 1813, l'Opyt russkoj bibliografü (Essai de bibliographie russe). Il subit l'influence de ses prédécesseurs français, mais il sut élaborer une théorie personnelle : pour lui, la bibliographie ne doit pas se borner à recenser les ouvrages. Par des annotations et des extraits judicieusement choisis, le bibliographe doit s'attacher à signaler les ouvrages les plus importants sur le plan culturel
Mme Elena Savova, directrice de la Bibliothèque de l'Académie des sciences de Bulgarie (Sofia), actuellement spécialiste bibliographe et documentaliste au Département des sciences naturelles de l'Unesco, a présenté, il y a quelques années, à l'Académie des sciences de l'U.R.S.S., un mémoire intitulé : « Conceptions théoriques des bibliographes russes et français de la fin du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle : Née de la Rochelle, Gabriel Peignot, V. S. Sopikov ». Mme Savova a bien voulu nous autoriser à reproduire la partie de son étude consacrée au célèbre bibliographe russe : V. S. Sopikov.
Vers la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, l'influence de la Révolution française s'exerçait sur toute l'Europe, y compris la Russie, qui connaissait alors une ère de prospérité culturelle. Soucieux d'aligner la politique sur « l'esprit du temps », le gouvernement russe avait entrepris des réformes administratives et éducatives et développé les publications qui favorisaient les activités littéraires, scientifiques, et bibliographiques. L' « oukase » qui interdisait les imprimeries privées fut abrogé. On créa un Ministère de l'éducation nationale, des universités dans différentes villes et également des établissements d'enseignement primaire et secondaire. En même temps, se préparait l'ouverture de la Bibliothèque publique de Saint-Pétersbourg, maintenant « Gosudarstvennaja Publicnaja Biblioteka imeni Saltykova-Sedrina, Leningrad ».
A ce réveil du début du XIXe siècle, correspond, après un long silence, une période de grande activité bibliographique. Elle se traduit tout d'abord par la publication d'importants répertoires et l'on entreprend de formuler une théorie de la bibliographie. La première étude en langue russe de l'histoire et de la théorie de la bibliographie est celle de V. G. Anastasevic, publiée dans son journal Ulej (La Ruche, n° I, 18II), sous le titre : De la bibliographie. « La bibliographie, dit Anastasević, est la description des livres ou bien la connaissance des livres et de la façon de les ranger d'après leur contenu selon un système général ou adapté. » Anastasević trace dans le même article une brève esquisse de l'histoire de la bibliographie en commençant avec le Journal des savants (1626-1660).
Mais c'est Vasilij Stepanovič Sopikov que l'on considère généralement comme le fondateur de la bibliographie russe 1. Il est entré dans l'histoire de la littérature et de la bibliographie par la publication d'une œuvre importante : Opyt russkoj bibliografii (Essai de bibliographie russe), en cinq parties, et dont la publication a commencé en 1813. Pendant tout le XIXe siècle, aucune bibliographie générale n'a été consacrée aux livres du XVIIIe. Par son œuvre, Sopikov a doté la Russie d'un répertoire des livres russes depuis le début de l'imprimerie jusqu'à 1813, dont il n'existe pas d'équivalent.
Mais à part ce minutieux travail, Sopikov nous a légué ses idées théoriques, exposées dans son avertissement de la première partie de l'Essai. Il date de 18II et il est suivi de suppléments pour la deuxième (1814), et la troisième partie (1815).
V. S. Sopikov est né en 1765, à Suzdal', d'une famille de petite bourgeoisie. Ayant reçu une instruction sommaire, il a complété ses connaissances par des lectures personnelles.
Étant libraire, Sopikov se trouvait constamment auprès des livres, aux sources mêmes des connaissances. Dans sa librairie, il était en rapport constant avec des écrivains, savants, ou tout simplement avec des amateurs éclairés de livres ou de manuscrits. Leurs entretiens amicaux et leurs conseils contribuaient à sa formation d'autodidacte. Doué de talents et de connaissances variés, Sopikov savait écouter les conseils de ses nombreux maîtres.
Sopikov commença à exercer sa profession de libraire aux environs de 1780. Son activité se développe simultanément avec celle du plus important éditeur de l'époque : Novikov. Sopikov, l'imitant dans une certaine mesure, a organisé près de son officine de libraire une bibliothèque « de lecture publique ». En 1800, il publia le catalogue de cette bibliothèque. A son activité de libraire, il joignait celle d'éditeur et de traducteur.
En 18II, Sopikov abandonna sa librairie et entra à la bibliothèque publique, en qualité d'adjoint du bibliothécaire, dans la section de littérature russe, où il avait pour mission d'organiser le fonds d'ouvrages en russe et slavon. Il a occupé ce poste jusqu'à la fin de ses jours. Il mourut en 1818.
Sopikov constate au début de son Avertissement qu'en Russie la bibliographie est une science toute récente; il essaie d'établir une distinction entre un bibliographe, un bibliophile, un bibliomane, un biblioclaste, un bibliothécaire, et présente une vue d'ensemble de ce qui a été fait en bibliographie. Il donne ensuite une définition circonstanciée d'un bibliographe modèle, fait quelques allusions aux bibliophiles, biblioclastes, bibliomanes, et passe à la définition du « bibliothécaire ». Sopikov place ce dernier au-dessus des autres travailleurs du livre. Si le bibliographe est un savant, le bibliothécaire est un savant militant. « Le poste de bibliothécaire est de même importance que ses vastes connaissances, écrit Sopikov, tout ce qui est dit du bibliographe est à plus forte raison valable pour le bibliothécaire. » Et Sopikov continue : « Les qualités très particulières au bibliothécaire font de son devoir un sacerdoce, puisqu'une jeunesse curieuse, avide de toutes sortes de connaissances trouve en lui un guide sûr et éclairé et qui lui ouvre l'accès aux sources les plus pures. » Sopikov attribue au bibliothécaire le devoir d'inculquer à la jeunesse l'amour du livre, de la bibliographie, « qui, elle, contribue à former le goût du lecteur pour les œuvres de qualité ». Le bibliothécaire doit être digne de son état. Il est non seulement le gardien et le conservateur du livre, mais aussi un éducateur. « Amasser les livres sans discernement, dit Sopikov, ne veut pas dire les aimer; ce n'est pas par la quantité, mais par la qualité qu'on aime le livre. »
Sopikov assimile la bibliographie à une bibliothèque universelle, ouverte à chacun, utile à tous, et particulièrement à ceux qui étudient les sciences humaines. La bibliographie, même signalétique, n'est pas uniquement un instrument de recherche rapide des nouveaux livres, elle est aussi de nature à porter un grand concours à la librairie, en augmentant sa valeur. Cependant on est consterné devant les témoignages qu'offrent les statistiques des livres de l'époque, qui enregistrent une forte proportion de toutes sortes de livres d'oracles et de bonne aventure, alors que les classiques russes et étrangers restent invendus.
A propos de l'ouvrage de Storkh et Adelunt : Sistemačiceskoe obo.zrenie literatury v Rossii [Revue systématique de littérature en Russie] (180I-1806), Sopikov arrive à la conclusion que, seul, un travail fait par un vrai russe peut offrir des garanties de qualité.
Sopikov, d'ailleurs, aimait le livre russe. Il s'exprimait avec amertume et âpreté, à l'égard des pouvoirs publics et de l'administration de l'Université de Moscou, lorsqu'il apprit les pertes de livres en nombre et en qualité, pendant l'invasion de Napoléon. Il affirmait que les « Européens éclairés brûlaient les livres à la place du bois et que le « Temps d'Omar » était revenu ».
On ne peut passer sous silence les innovations que Sopikov a introduit en bibliographie. Il accompagnait les références des principaux ouvrages par des extraits tirés de ces livres et des annotations, et ceci dans le seul but de « satisfaire les amateurs de culture de son pays ».
Dans les avertissements successifs aux différentes parties de l'Essai et aussi dans sa correspondance, Sopikov revenait constamment sur cette méthode qui consiste à citer des extraits. Pour lui cela avait une très grande portée et il exposait souvent son point de vue. Dans l'avertissement à la troisième partie de l'Essai, il écrit : « A certaines personnes éclairées, les extraits cités dans la deuxième partie de mon œuvre paraissent superflus et inutiles, car ces gens prétendent que les livres dont furent tirés ces extraits se trouvent à la portée de presque tout le monde et qu'ils ne doivent pas être tolérés dans une bibliographie. » En réponse à ces assertions, Sopikov donnait les raisons qui l'avaient incité à inclure des extraits, et il cherche des arguments pour défendre sa position : « En conclusion, je dois dire que si cela n'intéresse pas les gens, il leur suffit de tourner quelques pages. Mais je ne puis m'empêcher de penser que les citations ne sont pas complètement dénuées d'intérêt. » Sopikov exprime encore plus nettement son point de vue sur les citations dans la lettre à K. F. Kalajdosič, du 17 novembre 1814 : « Beaucoup de gens critiquent comme vous les citations que je fais figurer dans la bibliographie. Mais je voudrais me justifier. Je ne les ai pas introduites à l'intention des lecteurs de la capitale entourés des livres que certains ne lisent même pas, étant sans doute aux prises avec d'autres préoccupations. Mais imaginez les lecteurs des petites villes et de villages qui ont besoin de bons livres. Par ces citations, je voulais attirer justement leur attention sur ces bons livres. »
Ainsi le choix des extraits cités des livres en caractères civils fut dicté uniquement par un but culturel, la rigueur de la sélection était conditionnée « par le seul critère de l'utile et de l'indispensable ». Tous ces arguments prouvent que le choix des citations n'avait rien de fortuit, mais qu'il était soigneusement étudié. Sopikov n'est nullement troublé par le fait qu'à l'étranger les bibliographies annotées n'avaient pas ce caractère de recommandation, il est au contraire fier de la bibliographie russe qui devance les autres à cet égard. Sopikov juge son travail comme une œuvre d'utilité publique. Ses citations étaient justement une manière d'élever la bibliographie à un niveau supérieur.
Ainsi les considérations théoriques de Sopikov, contenues dans les divers avertissements de son Essai, témoignent de son souci d'observer un principe bien défini de choix d'extraits qui servent à illustrer les livres recommandés. La seule sélection de ces livres démontre que Sopikov poursuivait, dans son Essai, des buts culturels et qu'il en exposait clairement les tendances.
La comparaison des conceptions de Sopikov, avec celles des bibliographes français, nous invite à penser que les idées des précurseurs ou des contemporains français avaient une influence certaine sur Sopikov, mais ce dernier est allé plus loin que ses devanciers français, en rattachant la bibliographie à la vie.
Sopikov écrivait à l'époque : « Il viendra sûrement un temps où nous n'aurons plus rien à envier aux étrangers. »
Ce temps est venu, puisqu'à l'heure actuelle la science et la technologie se sont développées à un rythme accéléré, et que parallèlement la bibliographie a marqué des progrès décisifs.
L'œuvre de Sopikov, vieille de près d'un siècle et demi, est particulièrement chère aux lecteurs, aux bibliographes, aux bibliothécaires soviétiques et à ceux des autres pays en raison de la vigueur avec laquelle il a exprimé sa conception progressiste de la bibliographie et du rôle du bibliothécaire.