L'histoire des sciences

F. Russo

Longtemps négligée, l'histoire des sciences suscite à l'heure actuelle l'intérêt des chercheurs et la curiosité du grand public. D'importants travaux lui étaient consacrés dès la fin du I9e siècle. Le domaine, la nature de l'histoire des sciences, ses rapports avec l'histoire économique et sociale, avec la religion et la philosophie sont définis. L'organisation de la recherche est étudiée sur le plan français (centres de recherche, publications périodiques, etc...) et sur le plan international. Sont exposés enfin les résultats des travaux récents qui ont donné lieu à de vastes synthèses permettant de dégager l'orientation actuelle de la recherche. Importante bibliographie à la fin de l'article.

L'histoire des sciences a été longtemps assez délaissée, plutôt traitée en parent pauvre : elle n'était pas de la « grande histoire », elle manquait de « pathétique », et le progrès de la science retenait si vivement les esprits que l'on se désintéressait de son passé.

Des vues plus larges et plus sages s'affirment heureusement aujourd'hui. Considérés avec davantage de recul, l'essor scientifique et ses répercussions profondes sur la civilisation suscitent des curiosités, des interrogations de plus en plus étendues et précises sur la genèse et les étapes de la constitution de laméthode et du savoir scientifique. Le grand public a pris goût pour les ouvrages d'histoire des sciences, et les traités scientifiques anciens qui se vendaient, il y a encore quelques années, à vil prix chez les bouquinistes atteignent maintenant des cours élevés... et parfois d'ailleurs abusifs.

Mais, plus significatif de cette évolution est le remarquable développement que connaissent aujourd'hui les recherches en histoire des sciences.

Avant de l'évoquer, l'équité nous fait un devoir de rappeler que, depuis longtemps déjà, de patients et passionnés travailleurs ont œuvré en ce domaine; mais alors sans le soutien de « l'opinion ».

Le demi-siècle qui a précédé la première guerre mondiale a connu de remarquables travaux d'histoire des sciences. C'est dans un sentiment de gratitude et d'admiration profonde que l'historien des sciences d'aujourd'hui évoque les noms du prince Boncompagni, éditeur du précieux Bulletino di bibliografia e storia delle scienze (1867-1887), sans doute la première revue d'histoire des sciences; d'Enestrôm dont la Bibliotheca mathematica (1884-1914) rassemble non seulement des textes scientifiques anciens, mais aussi des études de première valeur; de Favaro, l'infatigable historien de Galilée et de son milieu; de Moritz Cantor dont la grande histoire des mathématiques et les Abhandlungen zur Geschichte der Mathematik (1877-1913) demeurent des instruments de travail fondamentaux; de Paul Tannery, ingénieur des tabacs devenu helléniste, qui a tant fait pour la connaissance de la science grecque; de Pierre Duhem enfin dont le grand œuvre, Le Système du monde, fruit d'un immense labeur, constitue, en dépit de sa prolixité et de certaines vues aujourd'hui dépassées, une œuvre de base qui n'a pas été remplacée. A côté de ces grands noms, combien d'excellents travailleurs mériteraient d'être cités : un Heiberg, l'éditeur de tant de textes grecs, un Berthelot, historien de la chimie ancienne, un Bosmans, dont l'œuvre très abondante mais encore dispersée, consacrée surtout aux mathématiciens du XVIIe siècle, est un modèle de sérieux et de perspicacité.

Dans la période qui s'étend entre les deux guerres, il ne semble pas que se soit maintenu un effort d'une aussi haute qualité et d'une semblable étendue. Néanmoins de plus jeunes travailleurs se sont alors affirmés et la cause de l'histoire des sciences a été servie par un homme auquel nous devons une œuvre, sinon très profonde, du moins fort judicieuse et d'une grande utilité : Georges Sarton (1884-1956). Sarton, qui fut l'animateur de la revue Isis, fondée en 1913, nous a laissé surtout une somme bibliographique commentée de l'histoire des sciences qu'il a pu conduire jusqu'à la fin du XIVe siècle; cet outil indispensable est le résultat d'un travail dont l'ampleur et la précision nous confondent. Il convient de mentionner aussi le rôle plus modeste, mais appréciable d'Aldo Mieli et de Pierre Brunet qui, entre les deux guerres, contribuèrent aux débuts de l'organisation du travail en histoire des sciences.

Aujourd'hui les chercheurs dans le domaine de l'histoire des sciences demeurent certes en assez petit nombre et bien peu parmi eux s'y consacrent à plein temps. Néanmoins un travail sérieux se fait; non sans peine, à l'isolement des chercheurs fait place peu à peu un travail d'équipe. En France, grâce au soutien du C. N. R. S. et de la sixième section de l'École des hautes études, la recherche s'organise intellectuellement et matériellement. A l'étranger, on observe aussi la constitution d'équipes dynamiques, notamment aux États-Unis, en U.R.S.S. et en Pologne. La Suède et l'Italie, la Belgique, les Pays-Bas, la Suisse, l'Allemagne, l'Espagne, développent aussi depuis quelques années un très heureux effort.

Nous nous proposons dans les pages qui suivent de décrire cet essor dans son organisation et dans ses principales orientations. Mais auparavant il nous paraît utile de rappeler et de préciser le champ des questions auxquelles s'intéresse l'histoire des sciences; ainsi que sa « situation », dans l'ensemble des disciplines historiques.

I. Domaine, nature et situation de l'histoire des sciences

Si nous voulons donner à l'histoire des sciences toute sa portée et y organiser la recherche de manière féconde, il importe d'abord de se rendre un compte exact de la formation qu'elle suppose, et de mettre en évidence toutes ses dimensions.

Pour être valable, l'histoire des sciences doit satisfaire à une double exigence :
- parce qu'elle est histoire, il lui faut se plier aux principes de la méthode historique. Or on ne s'improvise pas aujourd'hui historien. Et, pour chaque époque, une spécialisation est même nécessaire.
- parce qu'elle concerne la science, cette branche de l'histoire suppose des connaissances plus développées que celles qui sont fournies par la culture générale scientifique de notre enseignement secondaire, surtout lorsqu'il s'agit de l'histoire des sciences depuis le XVIIe siècle. Déjà d'ailleurs, à qui veut étudier sérieusement la mathématique grecque, la seule connaissance des mathématiques du niveau du baccalauréat est à peine suffisante.

Répondre à cette double exigence n'est assurément pas aisé. Et c'est là une des raisons pour lesquelles les bons historiens des sciences sont assez rares. Mais d'étroits contacts entre chercheurs de formations complémentaires peuvent remédier à l'impossibilité où se trouvent nombre d'historiens des sciences, d'être à la fois scientifiques et historiens; ces contacts supposent à la base un sérieux effort de compréhension mutuelle, que l'on n'a pas toujours observé jusqu'ici.

En ce qui concerne ses objectifs fondamentaux, le progrès de l'histoire des sciences apparaît supposer une double visée :
i. Atteinte de plus en plus précise des faits. Devant combien d'incertitudes se trouve encore aujourd'hui l'historien des sciences, s'agissant de l'identification des personnages, de l'établissement de textes corrects, de la connaissance du milieu où s'est développé un effort scientifique!
2. Compréhension fidèle de la pensée des créateurs de la science. Aux études sommaires, trop générales et conduites sans rigueur dont on s'est trop souvent contenté jusqu'ici, il convient de plus en plus de substituer une patiente reconstitution de problématiques, de conceptions souvent fort éloignées de nos modernes façons de penser. Il faut notamment pour cela que l'histoire des sciences s'attache à une minutieuse étude des documents dans lesquelles s'est exprimée la science au cours des siècles. Combien de textes, même de première importance, n'ont jamais été vraiment examinés sérieusement! A cette fin, dans l'esprit de la recherche moderne, il convient de se limiter souvent à des investigations étroites. Celles-ci seront finalement plus « payantes » que tant de synthèses hâtives ou d'ouvrages qui se contentent de présenter d'une nouvelle manière des résultats depuis longtemps acquis.

Ainsi conçue, l'histoire des sciences risque sans doute de se fragmenter, de se partager en spécialités ayant entre elles peu de contacts. D'autant que, dans sa nature même, elle se présente marquée d'une double diversité due à deux causes principales :
- l'allure propre à chaque grande période : antiquité, moyen âge, époque de naissance de la science moderne (Renaissance, XVIIe et XVIIIe siècles), époque moderne;
- le caractère particulier des diverses sciences. Il est incontestable que l'histoire des sciences tend à se diviser en deux grands domaines ayant assez peu de rapports : celui des sciences mathématiques, physiques et astronomiques d'une part, celui des sciences naturelles et de la médecine d'autre part.

Tout en reconnaissant et acceptant dans une large mesure cette diversité, il convient cependant de garder présent le souci de tenir compte de réalités plus générales ainsi que de multiples interactions qui contribuent à faire un tout cohérent de ces faits et idées dispersés dans le temps et dans le champ si étendu de la connaissance.

Mais l'histoire des sciences ne doit pas seulement chercher son unité et sa cohérence propres. Elle doit être aussi préoccupée des multiples liens qui la rattachent à d'autres aspects de la civilisation.

La technique d'abord. Même quand elle avait un développement à peu près complètement indépendant de celui de la science, la technique a influé sur la science; elle lui a bien souvent suggéré des problèmes, fourni des instruments. De plus, dans ces derniers siècles, la technique apparaît sans cesse davantage comme une application de la science. C'est pourquoi l'histoire des techniques, tout en gardant une certaine autonomie, doit être normalement associée à l'histoire des sciences. Aussi ne craindrons-nous pas dans cet exposé de faire une place assez large à la technique.

Par la médiation de la technique, la science conditionne assez étroitement la vie économique et sociale sous ses multiples aspects. Nombre d'institutions et de faits économiques et sociaux du passé appellent l'éclairage de l'histoire des sciences, qu'il s'agisse du commerce, des transports, de la production des matières premières, de la santé publique, de l'armée, de la marine. Aussi l'histoire économique et sociale ne saurait-elle être conçue sans d'étroits rapports avec l'histoire des sciences.

Dans le domaine culturel, la science a toujours eu de profondes répercussions. Jusqu'à une époque récente, la pensée religieuse et philosophique a été assez intimement pénétrée de science. Inversement, il n'est pas possible d'atteindre une intelligence exacte de la pensée scientifique en dehors du contact des conceptions philosophiques et religieuses, surtout dans l'Antiquité, et au Moyen âge. Une conception trop pure de l'histoire philosophique et religieuse n'a pas permis jusqu'ici de mettre ces rapports suffisamment en évidence.

Quant à l'enseignement et à la diffusion de la science, il constitue une réalité souvent étroitement solidaire de la création scientifique. Nombre de savants furent en même temps des professeurs. Et, pour comprendre la genèse de nombreuses idées scientifiques, il convient de connaître le cadre « scolaire » des enseignements dans les domaines correspondants, comme aussi le fonds d'idées communes que révèlent les ouvrages destinés au grand public, même quand ils sont peu originaux.

Ne faudrait-il pas aussi être attentif aux rapports étroits qui ont existé en tout temps entre l'art et la science, qu'il s'agisse de géométrie, de perspective, de technique de la construction, d'élaboration de colorants et, plus fondamentalement, de la conception même de la connaissance.

Il faut en outre signaler, d'un point de vue pratique, combien il importe que, lorsque de purs historiens ou de purs scientifiques sont amenés, comme cela se produit souvent très naturellement, à s'intéresser à des questions d'histoire des sciences, des liaisons puissent être établies avec les historiens des sciences, afin que soient au mieux mises à profit les compétences et les informations. Des progrès sont à faire en ce sens.

II. Organisation de la recherche en histoire des sciences

Le développement de l'histoire des sciences a conduit à un effort d'organisation de la recherche qui, ici, comme en tant d'autres domaines, vient faciliter singulièrement le travail tant au point de vue moral que matériel. Cette organisation se développe actuellement dans un grand nombre de pays et elle est « couronnée » par une union internationale. Pour ne pas alourdir cet exposé nous ne décrirons avec quelque détail cette organisation que pour la France et au plan international.

France.

Le premier organisme français spécialisé en histoire des sciences a été l'Institut d'histoire des sciences et des techniques de l'Université de Paris, 13 rue du Four, fondé en 1932 par Abel Rey, dirigé ensuite par M. Gaston Bachelard et maintenant par M. G. Canguilhem. Cet Institut, qui comporte une bibliothèque spécialisée en voie d'accroissement, assure maintenant un enseignement régulier d'histoire des sciences, préparant au certificat d'histoire et philosophie des sciences ; en outre on y dirige des diplômes et des thèses. Il publie le recueil Thalès.

En 1958 a été créé à la VIe Section des hautes études un Centre de recherches d'histoire des sciences et des techniques, dirigé par M. Alexandre Koyré. Par convention passée avec le Centre international de synthèse (12 rue Colbert, Paris 2e), ce nouvel organisme s'est installé dans les locaux de la Bibliothèque d'histoire des sciences, fondée par M. Aldo Mieli entre la première et la seconde guerre mondiale, et assure les compléments et l'entretien de la documentation qui avait commencé à y être réunie (livres, revues, fichiers, microfilms). Il a entrepris d'autre part la publication d'une collection d'ouvrages d'histoire des sciences dont trois sont déjà parus et dont plusieurs autres sont sous presse aux éditions Hermann. Enfin il permettra à des chercheurs de préparer des thèses de troisième cycle et de profiter des avantages universitaires et matériels conférés par des arrêtés récents dans le cadre des facultés des lettres et des sciences humaines.

Une section d'histoire des techniques a été récemment constituée à l'état distinct. Elle est dirigée par M. Daumas; son siège se trouve au Conservatoire national des arts et métiers. Cette section s'est assigné comme première tâche l'inventaire d'une masse considérable de documents de toute sorte se trouvant à la Bibliothèque du Conservatoire.

L'histoire de la métallurgie est par ailleurs spécialement étudiée dans un institut récemment créé à Nancy.

Outre le Centre de recherches de l'École pratique des hautes études, on trouve dans le vénérable hôtel de Mme de Lambert, 12 rue Colbert, les sièges sociaux de plusieurs groupements nationaux et internationaux.

Tout d'abord le Groupe français des historiens des sciences dont le président actuel est M. Gaston Bachelard et le secrétaire le Père Pierre Costabel.

D'autre part l'Académie internationale d'histoire des sciences et la Division de l'histoire des sciences de l'U.I.H.P.S. (Union internationale d'histoire et de philosophie des sciences) (cf. infra).

Enfin les périodiques : Revue d'histoire des sciences et de leurs applications (P.U.F.) dont les rédacteurs sont M. Taton et Mlle Suzanne Delorme; Archives internationales d'histoire des sciences dont le rédacteur en chef est M. Maurice Daumas et la secrétaire administrative Mme Colnort.

En étroite liaison avec l'Institut de recherche de la rue Colbert, des travaux sont poursuivis à l'École des hautes études : chaire de M. Koyré (histoire de la pensée scientifique), actuellement suppléé par M. Taton; enseignements récemment créés de M. Itard (mathématiques grecques), de M. Beaujouan (sciences au moyen âge) et de M. Daumas (histoire de la chimie). Il existe en outre à l'Institut Henri Poincaré un Séminaire d'histoire des mathématiques.

D'autre part, M. Filliozat a créé en 1957, dans le cadre de l'École française d'Extrême-Orient, un Centre de recherches de sciences et de techniques Extrême-Orientales. Le professeur Huard en assure la direction.

Il nous faut enfin mentionner deux autres sociétés spécialisées ayant des réunions régulières :
- La Société d'histoire de la pharmacie présidée par M. Bouvet et animée assez directement par M. Bedel, qui assure à la Faculté de pharmacie un enseignement d'histoire de la pharmacie;
- La Société d'histoire de la médecine, qui a été longtemps présidée par le regretté professeur Laignel-Lavastine.

Organisation de la recherche au plan international.

En 1947 a été créée une Union internationale d'histoire des sciences. Elle constitue maintenant une division de l'Union internationale d'histoire et de philosophie des sciences, qui est un des membres du Conseil international des unions scientifiques (I. C. S. U. ), organisme de l'Unesco.

L'Union internationale d'histoire des sciences a eu pour présidents successifs MM. Singer, Sarton, L. de Broglie, Forbes. M. Sergescu, au dévouement incomparable, mort en 1954, en fut longtemps le secrétaire général. Elle est actuellement présidée par M. Ronchi et son secrétaire général est M. René Taton. Elle groupe 27 pays.

Il existe d'autre part une Académie internationale d'histoire des sciences, fondée à Oslo en 1928 qui groupe les plus éminents historiens des sciences et dont le secrétaire perpétuel est actuellement M. Alexandre Koyré. L'Académie et l'Union tiennent des réunions communes tous les trois ans, lors des Congrès internationaux d'histoire des sciences. Ces congrès où se rencontrent maintenant près de 300 spécialistes sont l'occasion de très fructueux contacts. Le premier congrès a eu lieu en 1925. Depuis la guerre, les congrès se sont tenus à Lausanne (1947), Amsterdam (1950), Jérusalem (1953), Florence-Pise (1956), Barcelone (1959). Le prochain congrès se tiendra aux États-Unis.

Les historiens de la médecine se sont réunis en congrès propres depuis 1920 jusqu'à la guerre. Leur dernier congrès a eu lieu à Montpellier en 1958.

III. Orientation actuelle des recherches 1

Nous croyons devoir d'abord mentionner la récente publication de plusieurs ouvrages de synthèse. Car, bien que ne constituant pas à proprement parler un travail de recherche ils offrent néanmoins une base précieuse pour des études plus approfondies; d'ailleurs ces ouvrages comportent bien des chapitres présentant des vues en grande partie nouvelles.

Nous signalerons en premier lieu l'Histoire générale des sciences, en trois volumes, dont deux déjà parus, publiée aux Presses universitaires sous la direction de M. René Taton. Elle réunit les collaborateurs les plus qualifiés; tant par le fond que par la présentation, elle fait honneur à notre pays. On sait que, parallèlement, commencera prochainement, chez le même éditeur, la publication d'une Histoire générale des techniques, sous la responsabilité de M. Daumas, directeur du Musée du Conservatoire des arts et métiers.

De moindre volume et de présentation plus sobre et plus dense, l'Histoire de la science, publiée dans la collection de la Pléiade, est une source utile et commode d'information, en dépit de certains chapitres un peu faibles; on y trouve une précieuse table biographique.

En Grande-Bretagne, nous retiendrons deux grands ouvrages en cours de publication, plus limités quant au sujet, mais couvrant toutes les périodes : History of technology, dirigée par MM. Singer, Holmyard et Hall, et Science and civilization in China de MM. Needham et Wang Ling.

A côté de ces histoires générales, il convient de faire place à une catégorie d'ouvrages également assez généraux qui, bien que ne traitant pas directement de l'histoire des sciences, la concernent cependant d'assez près : il s'agit de l'ensemble remarquable d'études de philosophie des sciences, nourries de notations historiques, que nous devons à Brunschvicg, Meyerson et à M. Bachelard. Leur influence demeure profonde. Elles ont grandement contribué à orienter l'histoire des sciences vers la restitution et la compréhension, au-delà de la matérialité des faits, des attitudes d'esprit, qui sont à la base du développement de la pensée scientifique.

C'est aussi dans cette perspective que s'inscrit la fondamentale History of magic and experimental science de Thorndyke dont le dernier tome est paru depuis peu.

L'histoire des sciences a aussi beaucoup bénéficié du développement des éditions critiques de textes scientifiques anciens. Nous limitant aux plus récentes, citons la traduction française par Ver Eecke en Belgique, et les traductions anglaises par Heath, des auteurs scientifiques grecs et latins, l'édition accompagnée de traduction et de notes, dans la collection Budé, de Platon, Aristote (notamment Parties des Animaux), Pline l'Ancien; la série des Sources books in the history of science qui couvre toutes les grandes disciplines; l'édition par R. O. Gunther d'écrits de savants anglais de diverses époques, dans la collection Early science in Oxford (15 vol. 1920-1945); les éditions en cours de Stevin et d'Euler, ainsi que des correspondances, mine si précieuse de renseignements de tous ordres, de Mersenne, Jean Bernoulli, Lavoisier. Rappelons que l'édition des œuvres de Huygens a été achevée en 1950 et que la nouvelle édition des œuvres complètes de Kepler par Caspar, est déjà assez avancée. Par contre il manque encore des éditions complètes satisfaisantes de Newton et des œuvres scientifiques de Leibniz.

Nous évoquerons maintenant par grandes périodes les plus importantes recherches récemment achevées ou en cours.

En ce qui concerne le Moyen Orient avant les Grecs, les travaux de M. Bruijns sur les mathématiques, de M. Labat sur la médecine ont fait apparaître une pensée plus organisée, plus consciente de ses démarches qu'on ne l'avait pensé jusqu'ici. Ainsi le fossé entre la science orientale et la science hellène se révèle moins profond qu'on ne l'avait cru, bien que demeure intact le miracle grec.

La connaissance de la pensée scientifique grecque n'a sans doute pas connu de modifications décisives en ces dernières décennies. Mais, à la suite de Tannery, d'Heiberg, de Milhaud et de Diels, les travaux de Neugebauer, de Heath, d'Abel Rey, d'Arnold Reymond, d'Enriques et, plus récemment, ceux de MM. Schuhl, Dijksterhuis, Vernant, Itard, Bourgey, P. H. Michel, Mugler ont, soit apporté des précisions intéressantes, soit mieux fait comprendre la nature, plus diversifiée qu'on ne l'avait pensé, de l'attitude scientifique chez les Grecs, faisant notamment apparaître la place qu'y a tenu l'esprit expérimental.

Retenons encore, parmi les études importantes concernant l'Antiquité, les travaux du hollandais R. J. Forbes, sur la technologie.

Le moyen âge bénéficie d'un renouveau d'attention. L'ampleur et le sérieux de l'intérêt porté par cette époque à la science ont été mieux reconnus, qu'il s'agisse du monde arabe ou du monde occidental. L'apport de la science arabe, mieux apprécié, a fait l'objet de nombreuses monographies intéressantes. Mais la transmission de la science ancienne par le monde arabe demeure une question encore imparfaitement élucidée.

L'achèvement tant attendu de la publication du Système du monde de Duhem nous a permis de mesurer encore mieux l'extraordinaire richesse de cette œuvre. On sait qu'elle se trouve heureusement prolongée par les amples et érudites études d'Anneliese Meier.

Moins développée, mais de grand intérêt pour la connaissance de la pensée scientifique du moyen âge est l'Histoire des sciences de Saint Augustin à Galilée du professeur d'Oxford, Crombie, récemment publiée en traduction française (P.U.F., 1959), sensiblement améliorée par rapport au texte anglais. M. Crombie aurait sans doute tendance à majorer le caractère moderne de la pensée scientifique médiévale, comme l'a justement fait observer M. Koyré, mais il a su fort bien en dégager les orientations maîtresses. On doit aussi à M. Crombie une monographie fondamentale sur Robert Grosseteste.

Nous devons aussi mentionner les travaux plus limités mais pénétrants de deux chartistes fort heureusement ouverts aux sciences, MM. Beaujouan et Bertrand Gille. Le premier nous a mieux fait connaître l'activité mathématique du moyen âge et le lien qui y apparaît entre la science pure et les applications; le second a élucidé des points fondamentaux de l'histoire des techniques à cette époque, notamment en ce qui concerne le développement des moulins à eau à partir du XIIe siècle.

Notons aussi l'effort de plusieurs érudits, en particulier de Mlle d'Alverny, de la Bibliothèque nationale, en vue de répertorier et d'analyser les manuscrits scientifiques du moyen âge.

L'histoire des sciences en Asie connaît actuellement aussi d'intéressants développements. Pour l'Inde, mentionnons les travaux de M. Filliozat. Pour la Chine, on a déjà cité la grande œuvre de M. Needham; la médecine chinoise est spécialement étudiée par le professeur Huard, de la Faculté de médecine de Rennes; les rapports entre l'Occident et la Chine aux XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles ont fait l'objet d'articles et d'ouvrages du Père Henri Bernard-Maître.

Mais, de tous les grands problèmes de l'histoire de la science, c'est sans doute celui de la naissance de la science moderne aux XVIe et XVIIe siècles, qui retient le plus l'attention et dont on peut espérer le plus de progrès. Il faut souligner combien ont été fondamentales en ce domaine les Études galiléennes de M. Alexandre Koyré, parues peu avant la dernière guerre et qui, suivies d'une série de travaux de même qualité sur les mathématiciens de la Renaissance, sur Kepler, Cavalieri, Hooke, Newton, ont apporté des précisions décisives en même temps qu'elles ont contribué à définir cette allure plus réflexive de l'étude du passé de la science, dont nous avons dit dans notre introduction qu'elle constituait un des traits caractéristiques de l'histoire des sciences contemporaines.

Proches de l'esprit de ces recherches sont les publications de MM. Itard et Taton sur les mathématiques, celles du Père Costabel sur la mécanique. L'ensemble de la vie et de la pensée scientifique à cette époque ont été heureusement éclairés par deux ouvrages d'une grande richesse parus durant la dernière guerre, le Mersenne du regretté abbé Lenoble et la Géographie des Humanistes du Père de Dainville, qui, l'un et l'autre, à partir d'une perspective particulière, rencontrent la plupart des grands courants d'idées et problèmes scientifiques du temps. Importants aussi sont l'ouvrage brillant et perspicace de M. Santillana sur Galilée, et les travaux de M. Rochot sur Gassendi.

Plus éloignées de l'esprit de la science moderne, la chimie et la biologie du XVIIe siècle ont suscité moins d'intérêt. Mais, en chimie, on peut cependant mentionner les études de la regrettée Hélène Metzger, sur les Doctrines chimiques en France qui porte en grande partie sur le XVIIe siècle, et celle de Mlle Boas sur Boyle.

En biologie, nous disposons d'une étude approfondie de l'Histoire du concept de réflexe, due à M. Canguilhem, et de plusieurs ouvrages de Jean Rostand, plus rapides, mais exacts, intelligents et de lecture agréable.

Posant à l'histoire des sciences moins de problèmes que le XVIIe siècle, le XVIIIe siècle a fait l'objet d'un plus petit nombre de travaux notables. Il faut cependant signaler la thèse importante de M. Taton sur Monge, les études sagaces et érudites de M. Birembault, spécialement sur la période révolutionnaire, celles de MM. Mac Kie et Daumas sur Lavoisier, les vivantes et pénétrantes biographies de Réaumur et de l'abbé Nollet dues au docteur Torlais, les études de Suzanne Delorme sur Fontenelle et son milieu. A l'étranger deux savants sont particulièrement étudiés : Franklin, notamment dans les travaux de Bernard Cohen, le jésuite Boscovich, à la réputation un peu exagérée, dont la Yougoslavie fait aujourd'hui un de ses grands hommes.

Très proches de nous, les savants du XIXe siècle ont été jusqu'ici davantage l'objet de discours, articles et ouvrages commémoratifs que d'études vraiment approfondies. Néanmoins, depuis une vingtaine d'années, des travaux importants ont été consacrés aux plus éminents d'entre eux, notamment à Claude Bernard, Darwin, Lobatchewski, Humboldt, Mendelééev. Il est probable que, d'ici peu, le développement de la pensée mathématique pure et appliquée au XIXe siècle sera étudié de façon plus approfondie. Déjà, dans les notes historiques de leurs Eléments de mathématiques, les Bourbaki ont apporté sur ce sujet de précieuses données et, dans un ouvrage récent de Suzanne Bachelard, La Conscienee de la rationalité, une place importante est faite à l'esprit de la physique mathématique au XIXe siècle.

L'histoire des techniques au XIXe siècle n'a pas encore été étudiée dans son ensemble, mais l'histoire des chemins de fer a été présentée de façon fort suggestive par Charles Dollfus (L'Illustration, 1935); pour les autres domaines de la echnique, nous disposons déjà d'excellentes monographies.

A côté des grandes disciplines qui viennent d'être évoquées 2, il convient de signaler des disciplines plus particulières qui ont bénéficié, ces dernières années, d'études assez neuves.

Les instruments scientifiques d'abord. Une commission de l'Union internationale d'histoire des sciences s'occupe d'en établir un inventaire général. Les instruments de navigation ont été plus spécialement étudiés par M. Poulle; les astrolabes par M. H. Michel et Destombes. M. Daumas a consacré un ouvrage d'ensemble aux instruments scientifiques des XVIIe et XVIIIe siècles.

L'histoire de la cartographie est aussi actuellement à l'ordre du jour. Un périodique de haute tenue Imago mundi, fondé en 1925, lui est consacré. Le Pr Almagia a entrepris une admirable édition des Monumenta geographica vaticana (1943-1952). La très importante collection de cartes de Klosterneuburg près de Vienne a été analysée dans un ouvrage érudit de Dana Bennett Durand. La cartographie française a fait l'objet d'importants travaux originaux du Père de Dainville, qui prépare un glossaire cartographique international de l'époque moderne (XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles).

Les méthodes de navigation, étroitement liées aux instruments et à la cartographie, ont été analysées de manière précise dans le cadre des colloques récents d'histoire maritime, animés par M. Mollat; le regretté O. de Prat, des Archives nationales, M. Clos Arceduc de l'Institut géographique national, le commandant Denoix, le commandant Teixeira, du Portugal, y ont, dans de fructueux échanges de vues, modèles de collaboration de spécialistes de disciplines différentes, prolongé et mis au point les conclusions de l'ouvrage fondamental du commandant Marguet, Histoire générale de la navigation, du XVe au XXe siècles (1932). L'aspect mathématique des méthodes de navigation à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle est étudié dans l'ouvrage récent de D. G. B. Taylor, The Mathematical pratitioners » (1954).

L'enseignement des sciences et des techniques sur lequel, jusqu'à présent, nous n'avions que quelques études dispersées et limitées, a fait l'objet, pour le XVIIIe siècle, d'un travail collectif, réalisé en France sous la direction de M. Taton.

Telles sont, entre bien d'autres, les recherches qui nous ont paru les plus notables dans le mouvement présent du développement de l'histoire des sciences.
Nous savons l'inévitable arbitraire que présente le choix que nous avons fait.

Puisse au moins ce tableau avoir contribué à faire apercevoir quel champ vivant et passionnant de recherches offre l'histoire des sciences. On pourrait peut-être alors mieux reconnaître que, si modeste que soit sa place dans l'ensemble de la recherche, cette discipline mérite bien que l'on y consacre du temps et de la peine.

  1. (retour)↑  Dans le texte même de cet article, les indications bibliographiques sont volontairement sommaires; on les retrouvera sous forme plus complète dans la bibliographie jointe en appendice, du moins en ce qui concerne les travaux d'une certaine ampleur.
  2. (retour)↑  Nous avons à peine traité de l'histoire de la médecine, n'ayant pas su faire un choix dans la masse énorme de livres et articles qui lui ont été consacrés.
  3. (retour)↑  Tous ces ouvrages se trouvent à la Bibliothèque nationale.