Le problème de l'âge dans la productivité littéraire
Robert Escarpit
Le psychologue américain Lehmann, qui a étudié l'âge de composition des ouvrages sélectionnés comme les meilleurs, conclut que quarante ans est en moyenne l'âge de productivité maximale du meilleur livre. Critique de la théorie de Lehmann et utilisation d'un échantillonnage de Pottinger. L'âge de quarante ans n'est pas le début de la stérilité, mais simplement le point d'équilibre où s'affrontent les influences de deux générations successives, étant entendu que le mot génération est pris ici au sens le plus large, en y comprenant non seulement l'équipe des producteurs, mais encore la coupe chronologique des consommateurs. La signification de cet âge n'est ni biologique, ni psychologique, mais sociologique. C'est le moment moyen où l'écrivain acquiert définitivement sa dimension sociale.
Dans mon petit précis de Sociologie de la littérature (P. U. F., 1598), je cite une expérience du psychologue américain Harvey C. Lehman concernant l'âge de composition de certaines œuvres littéraires 1. Rappelons en deux mots la nature de cette expérience.
Lehman fit d'abord établir par Asa Don Dickinson, ancien bibliothécaire de l'Université de Californie, une liste de « meilleurs livres » (best books). Cette liste était obtenue par recoupements de 50 listes elles-mêmes obtenues par referendum dans les milieux cultivés des États-Unis. On en pouvait faire varier la sélectivité en y incluant les livres de grade I, grade 2, grade 3, etc. jusqu'à grade 50, c'est-à-dire les livres cités une, deux, trois et jusqu'à cinquante fois dans l'ensemble des listes. Ainsi la sélection grade 1 comprenait tous les livres et la sélection grade 50 n'en comprenait qu'un tout petit nombre. En général, Lehman a travaillé sur une sélection de grade 8.
L'expérience à laquelle je fais allusion est la suivante. Dans une liste de 733 « meilleurs livres » de 488 auteurs, Lehman a séparé les auteurs vivants au moment de l'établissement de la liste de ceux qui étaient morts à cette date. Les auteurs morts étaient 203 avec 337 ouvrages. Les auteurs vivants étaient 285 avec 396 ouvrages. Ensuite il a recherché à quel âge chacune des œuvres considérées avait été écrite, puis ayant, pour chaque catégorie (morts et vivants) réparti les œuvres par groupes d'âge, il dressa les courbes correspondantes dont voici les valeurs (voir tableau 1).
La représentation graphique fait apparaître une « zone d'oubli » qui montre qu'après la mort des auteurs on oublie surtout leurs œuvres écrites après 40 ans alors qu'on se souvient particulièrement des œuvres de la quarantaine (voir tableau 2).
En travaillant sur des listes de grades divers, Lehman montre que plus la liste est étroite, plus la chute des auteurs morts est rapide après 40 ans.
Il en tire la conclusion que 40 ans est en moyenne l'âge de la productivité maximum, du « meilleur livre ». Il croit d'ailleurs pouvoir corroborer cette affirmation en étudiant des répartitions par âge de composition de listes de « chefs-d'œuvre » (établies par referendum) ou de « best sellers ». Il va même jusqu'à comparer, pour 152 auteurs allemands la productivité quantitative (œuvres réellement publiées) et la productivité qualitative (œuvres sélectionnées par referendum). Il obtient une représentation graphique analogue à celle de la comparaison des auteurs morts et des auteurs vivants.
Convaincu que 40 ans est l'âge du meilleur rendement, Lehman a poursuivi ses recherches dans cette direction en comparant l'effet du facteur d'âge sur le rendement dans diverses activités intellectuelles ou physiques 2. Il a comparé notamment l'athlétisme avec le cinéma et la découverte scientifique, la science avec la musique, la philosophie et la littérature, le billard et le golf avec la peinture à l'huile, le tir à la cible et la fécondité avec la poésie, la chimie avec le billard, le football avec la poésie lyrique, etc. Bien qu'on ait parfois envie de sourire devant l'incongruité des rapprochements, on ne peut manquer d'être frappé par certaines coïncidences. Il est intéressant de noter, par exemple, que la poésie lyrique a la même courbe que les activités physiques demandant une grande précision et une grande rapidité de réflexes. C'est une activité de jeunes : le point culminant est entre 25 et 30 ans.
Cela dit, il nous semble que Lehman fait fausse route. Sans nier que l'âge de 35 à 45 ans, qui est probablement celui où maturité intellectuelle et disponibilité physique s'équilibrent à peu près parfaitement, soit celui du meilleur rendement, il est permis de penser que l'indéniable jalon des 40 ans possède une autre signification. Il ne faut pas oublier en effet qu'on ne naît pas biologiquement à la littérature, mais socialement, et que cette naissance se place à un âge variable qui est celui de la reconnaissance de l'écrivain en tant que tel par le groupe social.
Une expérience facile et amusante le démontrera. C'est celle de la longévité des écrivains. On sait qu'une courbe de longévité normale monte très lentement jusque vers 40 ans, accélère sa montée jusqu'aux abords de 70 ans où elle amorce une cloche dont le sommet se trouve entre 75 et 80 ans, âge auquel se produit le plus grand nombre de décès, puis redescend très rapidement par extinction de l'échantillonnage.
Si nous essayons maintenant d'établir cette même courbe pour un échantillonnage quelconque d'écrivains, nous obtiendrons une courbe tout à fait normale dont le sommet toutefois sera légèrement décalé vers la gauche - c'est-à-dire qu'il sera un peu plus « jeune ». Isolons ensuite les différents genres littéraires et établissons des courbes séparées pour les poètes, les dramaturges, les romanciers, les philosophes, les historiens, etc. Nous constatons les faits suivants :
a) La courbe des romanciers est normale jusqu'au sommet de 70-75 ans, mais redescend ensuite beaucoup plus vite que la normale.
b) La courbe des poètes monte anormalement vite, avec des sommets subsidiaires entre 30 et 50 ans, atteint un sommet « jeune » vers 65 ans, puis redescend de façon anormalement lente.
c) La courbe des hommes de théâtre est normale d'un bout à l'autre, mais elle est entièrement décalée de 10 à 15 ans vers la jeunesse.
d) La courbe des historiens et philosophes est normale aussi, mais elle est entièrement décalée vers la vieillesse d'environ 5 à 10 ans.
Il faut, bien entendu, se garder de conclure que le théâtre tue, que la philosophie et l'histoire conservent, que le roman est fatal aux vieillards et que la poésie, élixir contradictoire, foudroie certains tempéraments alors qu'il en prolonge d'autres. La seule façon légitime d'interpréter le plus ou moins grand nombre de décès de tel type d'écrivain à tel âge est de dire que, parmi les personnes décédées à cet âge, un plus ou moins grand nombre possédaient une assez grande notoriété pour être définis par le public comme écrivains dans leurs spécialités respectives. Tout ce que permet d'affirmer l'étude de la longévité est donc qu'on se définit comme dramaturge relativement tôt et comme philosophe ou historien relativement tard, qu'on peut devenir poète à tout âge et qu'un homme, à mesure qu'il vieillit, a de moins en moins de chances de se définir comme romancier. Ce que nous indiquent - très approximativement d'ailleurs - les variations de la courbe de longévité, ce sont les variations de l'âge de définition de l'écrivain, de la naissance littéraire. Or cette naissance, tout en supposant des aptitudes individuelles (et en ce sens, Lehman n'a pas entièrement tort), est surtout sociale : elle est le résultat d'une perception du public.
Il sera intéressant de déterminer l'âge moyen de la définition littéraire. C'est là une donnée qui n'a pas encore été établie avec rigueur, mais divers sondages permettent de penser que l'immense majorité des écrivains se définissent entre 25 et 30 ans, c'est-à-dire qu'ils connaissent à ce moment-là le succès décisif qui fait d'eux des écrivains aux yeux d'un public. Ce public va donc les suivre dans leur carrière, va les enserrer dans le dialogue qui, inévitablement, s'établit entre l'auteur et le lecteur, parfois les épuiser. Or il est rare qu'une génération ait les mêmes dialogues que la génération précédente. Au bout d'un certain temps, une nouvelle génération de lecteurs accède à la maturité, son goût envahit les journaux, les maisons d'édition, se répercute sur le commerce de la librairie et, d'une manière plus lointaine, sur la politique d'achat des bibliothèques. Les auteurs populaires jusque-là perdent peu à peu leur écho pour finir par connaître une crise d'assourdissement, sinon d'oubli. Cette crise peut être définitive si l'auteur meurt ou cesse de produire dans un délai insuffisant pour lui permettre de se trouver au rendez-vous de la génération suivante. Mais s'il continue à produire il y a des chances pour qu'un jour il retrouve son écho et que ses œuvres, de nouveau, passent au premier plan. Il y a là vraiment un phénomène périodique qui se poursuit longtemps après la mort de l'auteur. On le percevra aisément en se reportant au diagramme de Lehman donné à la figure n° I. On constate que l'importance de la « zone d'oubli » n'est pas constante. Elle commence entre 35 et 40 ans, mais elle marque un premier étranglement entre 45 et 50 ans, puis un deuxième entre 60 et 65 ans et un troisième, définitif, entre 75 et 80 ans. A chaque étranglement, les œuvres des auteurs morts tendent à retrouver le niveau des œuvres des auteurs vivants comme s'il y avait une rémission de l'oubli. Inversement entre chaque étranglement il y a la marque d'une crise. La périodicité est claire : elle est de 15 ans.
Dans ces conditions on comprend pourquoi Lehman découvre toujours que 40 ans est un âge décisif. C'est qu'il se situe 10 à 15 ans (soit une période) après l'âge moyen du succès initial, de la naissance littéraire. C'est l'âge de la deuxième chance, après lequel va s'amorcer la première crise d'oubli, le premier tri, le premier bilan.
Quarante ans ne signifie donc pas un point culminant dans la productivité absolue des écrivains, mais l'âge auquel commencent à se poser les questions de perennité. Soulignons bien qu'il s'agit d'un âge moyen correspondant à un âge moyen de succès. Si un auteur atteint la notoriété plus tôt ou plus tard que 25 à 30 ans son sommet doit se trouver décalé d'autant.
Une dernière expérience, inédite celle-là, va nous permettre de préciser le sens de la quarantaine et son incidence sur la productivité.
Dans un livre remarquable sur le commerce de la librairie en France sous l'Ancien Régime, David T. Pottinger a étudié la production littéraire d'un échantillonnage d'écrivains 3. Pour établir son échantillonnage Pottinger a procédé à des recoupements de listes publiées au XVIIIe siècle selon une méthode analogue à celle de Lehman, mais adaptée à une vision historique. Il a cependant commis l'erreur statistique grave de sélectionner 200 auteurs nés au XVIe, 200 nés au XVIIe et 200 nés au XVIIIe, ce qui rend toute comparaison de siècle à siècle impossible en ce qui concerne les données brutes puisque le critère de sélection est arbitrairement variable de siècle en siècle. Cependant Pottinger arecensé 4.95I livres écrits par les 600 auteurs et les a datés.
Cela permet de rendre les données de Pottinger comparables de siècle en siècle. Il suffit d'établir à partir de son échantillonnage le nombre d'auteurs en train de produire de dix ans en dix ans par exemple, puis le nombre d'oeuvres écrites durant chacune de ces périodes. En divisant le nombre des œuvres par le nombre des auteurs il sera possible d'établir une courbe de productivité dont voici les valeurs (voir tableau 3).
Or j'ai, dans ma Sociologie de la littérature (pp. 38 et 39), donné une « courbe d'âge » des écrivains fondée sur un échantillonnage de 937 écrivains du XVIe au XIXe siècle. Cet échantillonnage, établi, lui aussi, par des méthodes analogues à celles de Lehman, est très différent de celui de Pottinger. La courbe d'âge résulte, à chaque date considérée, du pourcentage des écrivains de moins de 40 ans en train de produire au total des écrivains en train de produire. Elle possède une forme caractéristique qui dépend, ainsi que je l'ai montré, des événements politiques ou plus exactement de la succession des équipes en place. Pour la période correspondant aux trois siècles étudiés par Pottinger, les valeurs, prises de dix en dix ans, sont les suivantes (voir tableau 4).
Si l'on rapproche les deux courbes, la courbe de productivité établie d'après les chiffres de Pottinger et la courbe d'âge ci-dessus, on constate qu'elles coïncident de façon à peu près parfaite, mais avec un décalage d'une vingtaine d'années (voir tableau 5).
Il est ainsi permis de supposer que l'incidence du vieillissement ou du rajeunissement de la population littéraire sur la productivité ne se fait sentir qu'avec un retard de vingt ans. Ce n'est donc pas au moment où une équipe en place perd sa suprématie et où une équipe nouvelle dans ses vingt ans accède à la vie littéraire, mais vingt ans plus tard, quand la tête de la nouvelle équipe atteint la quarantaine.
L'âge de quarante ans n'est pas le début de la stérilité, mais simplement le point d'équilibre où s'affrontent les influences de deux générations successives, étant entendu que nous prenons ici le mot de génération au sens le plus large, en y comprenant non seulement l'équipe des producteurs, mais encore la coupe chronologique des consommateurs. La signification de cet âge n'est ni biologique, ni psychologique, mais sociologique. C'est le moment moyen où l'écrivain acquiert définitivement sa dimension sociale.