Réflexions sur l'enseignement bibliographique
À propos d'un livre récent
Une nouvelle bibliographie de bibliographies, dont la deuxième édition suit de près la première de 1954, vient de prendre rang à la suite d'une série d'ouvrages du même genre publiés de divers côtés depuis 1950. En l'examinant, je me sens perplexe et me demande, - alors que je prépare moi-même une nouvelle édition de mon Cours de bibliographie -, s'il ne conviendrait pas que je livre à mes collègues enseignants les réflexions qu'elle m'inspire. J'ose m'y croire autorisée par plus de vingt-cinq années d'enseignement bibliographique, c'est-à-dire de contacts permanents avec les étudiants, sans pour autant vouloir donner à penser que je prétende être seule juge en la matière.
Ces réflexions m'étaient depuis longtemps familières 2; elles ont pris soudain consistance à la lecture des préfaces de MM. Totok et Weitzel où il est dit que leur ouvrage a été conçu aussi bien pour l'enseignement bibliographique, que pour le service des bibliothécaires, des libraires, des étudiants de Facultés et des chercheurs. Or, il me paraît que les besoins de ces diverses catégories d'utilisateurs ne se concilient pas et que par conséquent un guide bibliographique de type standard ne saurait convenir indifféremment à tous.
Je voudrais donc essayer de démontrer que si le nouvel Handbuch, consciencieux, soigné, riche de substance, est digne de l'intérêt d'un grand nombre de consultants, il ne pourrait être conseillé, aux débuts de leurs études, aux élèves de nos Instituts ou Écoles de bibliographie sans risquer de créer la confusion dans leur esprit et de les détourner d'une discipline dont le premier abord lourd et rébarbatif fait déjà la mauvaise réputation.
Il est clair que l'étudiant d'université ou le spécialiste d'une question a toujours loisir de feuilleter n'importe quelle bonne bibliographie de bibliographies dans l'espoir d'y découvrir des références à tels livres d'étude ou à tels travaux savants, sans avoir à se préoccuper des grandes lignes de son architecture. Le bibliothécaire et le libraire, de leur côté, formés et entraînés à la recherche livresque considèrent tout guide bibliographique comme un instrument de travail qui ne présente plus aucun secret pour eux. Il en est tout autrement de l'élève d'un Institut ou École professionnelle, non pas en quête de solutions hâtives à quelque problème occasionnel, mais de notions fondamentales coordonnées sur une matière tout à fait nouvelle pour lui. Ce n'est pas d'un livre de consultation, - d'autant plus redoutable qu'il sera plus riche -, que ce dernier a besoin, mais d'un livre d'étude s'adressant à son entendement et l'aidant à suivre et à s'assimiler le programme enseigné. Il en serait d'ailleurs de même de l'étudiant de faculté ou de l'amateur désirant s'initier scientifiquement à la technique bibliographique.
Car la bibliographie en tant que science ou en tant qu'auxiliaire de toutes les sciences, n'est pas plus une énumération de titres de livres même judicieusement sélectionnés, classés et décrits, que l'histoire n'est une chronologie, ou que la zoologie et la botanique ne sont des nomenclatures d'animaux et de plantes. Comme ces sciences, la bibliographie forme un tout dont les parties constitutives sont liées entre elles par des fibres communes. C'est l'armature de ce tout qu'il importe de dégager devant le débutant afin qu'il en discerne nettement les contours et accède à son unité sans même avoir à remarquer comment il s'en est rendu maître.
Avant d'examiner le Handbuch de W. Totok et R. Weitzel, je voudrais rappeler brièvement la lignée où il s'insère. De 1897, avec H. Stein 3, jusqu'à 1926, avec G. Schneider 4, aucun auteur, en Europe, ne fait le point de la situation bibliographique. Aux États-Unis, l'« American library association » fonde, en 1902, les Guides to reference books, - dont il est question plus loin -, à l'usage. des services de renseignements dans les bibliothèques. L'Allemand Schneider qui écrit en 1926 la théorie et l'histoire bibliographiques est sans conteste l'animateur des études dans ce domaine; en outre, en se limitant à la bibliographie de caractère général, il démontre, - volontairement ou non -, que celle-ci, bien que tardivement constituée en discipline indépendante, possède une doctrine et des règles et que toutes les activités qu'elle engendre sont solidaires. Dès lors, il apparaît que les bibliographies parentes, c'est-à-dire spécialisées, qui jadis étaient rattachées à d'autres sciences ou familles, dérivent de la bibliographie générale. Cette dernière est la souche-mère qui prodigue sa sève à l'arbre entier. Telle est l'idée fondamentale qui se dégage de l'œuvre de Schneider.
Entre 1930 et 1950, et dans presque tous les pays, les centres de documentation spécialisés portent un coup à la bibliographie engourdie par ses traditions et ses routines; ils la secouent de son apathie en s'attribuant une part des tâches qui semblent devoir lui incomber. Après 1950, c'est le Département des bibliothèques de l'Unesco qui la secourt en l'appuyant efficacement dans ses entreprises; sous cette impulsion, la passion bibliographique se réveille et se développe partout avec une ardeur communicative.
Le moment doit venir de se demander où conduit ce zèle effervescent ? quelles sont ses intentions ? doit-il se manifester au gré de l'inspiration de chacun ou être la résultante d'accords concertés, d'expériences éprouvées ?
Il convient sans doute d'observer que le mot « bibliographie » évoque des activités si différentes qu'un bibliothécaire, un libraire, un savant, un extracteur de titres qui en discutent peuvent, par tendance professionnelle, ne pas faire converger simultanément leur pensée vers le même aspect du sujet. Certes, le bibliothécaire, de par ses fonctions, est le moins suspect d'établir des barrières ou des cloisons étanches entre les divers genres du travail bibliographique; il n'en demeure pas moins, qu'à la faveur des réunions de spécialistes, certaines attributions de la bibliographie reçoivent leur plein éclairage, alors que d'autres restent dans l'ombre.
C'est ainsi que des progrès décisifs ont été réalisés dans les dix ou vingt dernières années en ce qui concerne la bibliographie nationale et la bibliographie spécialisée courante; l'une et l'autre, par une conjonction de soins tout particuliers, paraissent avoir atteint aujourd'hui à leur stade de maturation et de perfection et il ne pourrait venir à l'idée de quiconque actuellement d'innover dans leur domaine sans tenir compte de l'expérience du passé et des résultats acquis.
D'autres secteurs de la bibliographie sont encore à l'étude, mais de tous ceux qu'intéresse la discipline, l'élève des Instituts ou Cours bibliographiques, - qui n'a guère, il est vrai, la possibilité de faire valoir son point de vue -, est le moins favorisé. Comprendre son attitude intellectuelle en face d'une matière totalement neuve pour lui et qu'il mettra toute son année scolaire à percevoir d'une façon concrète, revient à poser le problème de la bibliographie des bibliographies dont une certaine forme au moins doit répondre à ses besoins.
La tentative consiste en un effort de synthèse qui, loin de laisser indifférents les bibliographes théoriciens, les a de tout temps sollicités. Si l'on s'en tient aux essais les plus récents, ils permettent de différencier trois types très caractérisés de guides bibliographiques :
I° L'ouvrage de consultation rapide, de caractère historique, est représenté par le monumental « corpus » de Théodore Besterman 5, où se trouvent rassemblées toutes les bibliographies imprimées depuis le xve siècle. Cette somme, unique en son genre, et désormais indispensable pour l'histoire bibliographique comme pour celle de chaque science, devrait autoriser les auteurs de synthèses partielles à abandonner une foule de répertoires vétustes, d'intérêt pratique contestable. Sa destination imposait le classement alphabétique par sujets et le sous-classement chronologique.
2° L'instrument de recherche plus raisonnée, indispensable aux services de renseignements de tout établissement culturel, a eu pour premier modèle les Guides to reference books fondés en 1902, par l'« American library association », et connus sous les noms de leurs derniers éditeurs, Miss I. Mudge et Miss C. Winchell 6. Des éditions nombreuses, tenues à jour, permettent à ces guides de se renouveler sans pour autant se répéter et, de fait, plusieurs publications périmées ou remplacées y sont abandonnées d'une édition à l'autre, jusqu'à la septième en 195I. Le classement systématique adopté répond ici aux exigences de l'information scientifique, de même que l'importance donnée aux ouvrages de références non bibliographiques : dictionnaires et encyclopédies de toutes catégories. Bien que très sélectionné, par rapport au précédent, ce guide pratique et qui n'admet ni traités, ni manuels, ne saurait convenir à l'étudiant en bibliographie par suite du nombre encore trop considérable d'éléments retenus et de leur rangement alphabétique dans les différentes classes du système décimal. C'est un instrument de consultation, sans intention didactique.
Il en est de même des Sources du travail bibliographique 7 qui ne s'adresse pas à l'apprenti bibliographe; les ramifications de son cadre de classement et le nombre élevé de traités et manuels qui y trouvent place en font un aide-mémoire pour le bibliothécaire préposé aux renseignements, en même temps qu'un livre d'orientation pour l'étudiant d'Université ou le chercheur plus avancé.
Par son titre, le Guide pratique de bibliographie, de F. Calot et G. Thomas 8 se désigne comme ouvrage de consultation; il l'est en effet par la part réduite accordée à l'exposé théorique, par la présence de nombreux manuels et surtout par la place attribuée en priorité aux répertoires spécialisés (comme dans les Mudge-Winchell) qui, si elle favorise le travail de l'étudiant de faculté, déforme pour les autres la perspective bibliographique.
H. Bohatta et W. Funke ont, en 1939-1950 9, tenté une synthèse plus large, assez comparable en esprit et en forme à celles de Mudge-Winchell (moins les ouvrages de références) et, tout récemment, C. Fleischhack, E. Rückert et G. Reichardt se sont appliqués à la même tâche dans les limites plus étroites 10. Le dernier en date des guides bibliographiques de ce second groupe est celui de I. K. Kirpičeva écrit à l'intention des travailleurs scientifiques 11.
3° Le traité ou manuel didactique, enfin, qui s'impose de plus en plus à l'heure où se multiplient et s'organisent dans presque tous les pays des Cours de bibliographie et qui est aussi indispensable à l'élève de ces cours que le sont les traités de base pour ses condisciples des facultés de lettres et de sciences.
O. Pinto, en 1947 1; M. L. Černa 13, R. Couture de Troismonts, en 1955 14; A. D. Roberts, en 1956 15; E. J. Sabor, en 1957 16 ont saisi l'importance de ce genre de manuel et lui ont accordé leurs soins. D'autres auteurs se sont attachés à exposer la situation et les ressources bibliographiques de leur propre pays, par ex. Grycz (J.), Kurdybacha (E.) en 1953 17 V. Hahn, en 1956 18 et J. Korpala, en 1957 19, pour la Pologne; N. V. Zdobnov, en 1955 20 et A. D. Ejkhengol'c, en 1957 21, pour l'Union soviétique, etc.
Dans leur ensemble, ces livres d'étude sont assez dissemblables; ils différent notamment par le niveau scientifique; les uns répondent aux besoins d'un enseignement d'une durée d'un an ou deux; d'autres, satisfont à des cycles d'études pouvant s'échelonner sur trois et quatre années; c'est le cas du traité de A. D. Ejkhengol'c, destiné aux instituts de bibliothécaires qui, en Union soviétique, sont rattachés à l'université et dispensent un enseignement qui s'étale sur quatre ans.
De cette série de manuels de niveaux supérieur ou secondaire peuvent être rapprochés quelques guides élémentaires destinés aux besoins de petites bibliothèques ou à ceux de la librairie; les plus récents ont été écrits par W. Krabbe 22, M. N. Barton 23, en 195I ; C. Fleischhack 24, en 1955; L. M. Payne et J. M. Harris 25, H. Boden 26, en 1957, etc.
C'est à la troisième catégorie de synthèse bibliographique que je m'attacherai maintenant.
L'univers bibliographique où le professeur doit introduire et entraîner ses élèves se compose de deux domaines, je dirais même deux paysages dont la disparité est frappante. Le premier, celui des bibliographies générales, d'une apparente complexité, se révèle facilement accessible, pour peu qu'on le domine, grâce à l'esprit de suite des bibliographes qui s'y sont distingués et à la cohésion de leurs travaux publiés aux diverses époques, dans la plupart des pays, simultanément. Ici, les grands répertoires qui tiennent lieu de repères s'enchaînent régulièrement les uns aux autres comme si, d'une génération à l'autre, les bibliographes s'étaient communiqué des mots d'ordre ou passé des consignes afin d'assurer leur relève et la continuité de leur œuvre. Brosser l'évolution des bibliographies générales depuis leur début, dans un manuel d'étude, n'est pas, en raison des données historiques, un travail formaliste; je dirai au contraire de ce travail qu'il est tout de réflexion et de méditation et j'avouerai pour ma part que je n'ai jamais cessé de réfléchir et de méditer pour découvrir, - sans pour autant être sûre d'y être enfin parvenue -, la manière la plus juste et la plus claire de l'exposer.
Il en est tout autrement du second domaine, celui des bibliographies spécialisées, morcelé et composite, difficile à circonscrire. Comment s'y diriger à travers tant de voies qui s'enchevêtrent et comment opérer des choix parmi une surabondance de publications toujours ou presque étrangères les unes aux autres ?
Enseigner les bibliographies spécialisées ou les traiter dans un manuel soulève des difficultés presque insurmontables par suite des connaissances encyclopédiques qu'implique ce double travail et du danger que court le professeur de faire de son enseignement verbal ou écrit, - sans parfois qu'il le veuille ou qu'il s'en rende compte -, une course contre l'érudition. Or, pédagogie et érudition qui souvent s'allient avec succès peuvent aussi ne pas s'accorder. Un bon pédagogue peut ne pas être un parfait érudit dans chaque domaine sans faillir à sa tâche de bibliographe, alors qu'un parfait érudit peut n'être pas pédagogue. Si donc, l'enseignement ici consistait en témoignages d'érudition, il serait un pur non sens, car il ne pourrait se traduire que par une accumulation de titres écrasant la mémoire, sans recours à l'intelligence.
Si, au contraire, l'on veut bien tenir compte du fait que l'étudiant à qui l'on s'adresse n'a pas achevé sa culture générale et que, de plus, il s'est spécialisé à l'université dans une direction choisie, l'on conviendra qu'il serait paradoxal d'exiger de lui qu'il apprenne et retienne en une année scolaire ou deux ce qui ne peut s'acquérir qu'avec le temps et surtout la recherche personnelle. Un seul moyen s'impose dès lors si l'on veut maîtriser pour lui la masse énorme des ressources bibliographiques ressortissant à toutes les branches du savoir : en séparer les éléments de base et les classer selon leurs affinités d'esprit et de forme, autrement dit, d'après le genre de services que l'on peut en attendre. C'est la méthode que j'ai fini par adopter. Je distingue, en effet, pour chaque science, quatre catégories de sources : I° Les guides d'orientation qui dégagent la vue au départ; 2° les bibliographies rétrospectives encore valables qui recueillent la production du passé; 3° les bibliographies courantes qui font connaître la production récente; 4° les grands traités qui font le point des connaissances acquises à une date donnée et désignent par leurs références sélectionnées les écrits anciens fondamentaux. J'exclus de ce dernier groupe les manuels trop nombreux et divers dont la présence est mieux indiquée dans les bibliographies de consultation. Ceci s'entend d'un enseignement de base d'une durée d'un an; il en serait différemment de cette exclusion si, à cet enseignement, succédait un second cycle d'études spécialisées par option.
Cette application à cerner les difficultés aboutit encore à un nombre respectable de bibliographies capitales; mais l'essentiel n'est pas là; il consiste avant tout à ouvrir l'esprit sur les questions, à le préparer aux investigations à venir, et non à l'obscurcir et à l'obnubiler irrémédiablement.
Il ne me reste, pour éclairer ma pensée, qu'à m'appuyer sur quelques exemples précis puisés dans le livre de MM. Totok et Weitzel.
L'introduction générale de l'ouvrage qui résume la théorie et l'histoire de la bibliographie aurait pu, si cet ouvrage est didactique, faire l'objet d'un chapitre d'ouverture, car le sujet en valait la peine; elle ne s'impose pas dans un ouvrage de consultation pas plus que les introductions particulières aux chapitres dont le caractère instructif est évident. Le plan du livre se conforme à celui de tous les guides du même genre, mais son découpage en un très grand nombre de sections, qui ne tire pas à conséquence pour qui peut se diriger seul, risque d'égarer le débutant; enfin, les états de question exposés dans chaque section dépassent de beaucoup les capacités de réception de celui-ci; en revanche, ils sont évocateurs pour qui sait déjà.
Je choisirai pour m'expliquer, deux chapitres, le premier consacré aux bibliographies nationales de l'Allemagne, traité dans la perspective historique qui convient, le second aux bibliographies générales des sciences exactes et naturelles.
Aux pages 4I-45 de leur Handbuch, les auteurs nous mettent en présence de quatorze répertoires, dans l'ordre suivant :
R. Proctor. An index to the early printed books. Sect. 1 : Germany.
M. Grolig. Bibliographie der deutschen Drucke des 16. Jahrhunderts. Messkataloge. Frankfurt, 1564-1749 ; Leipzig, 1594-1860.
A. Russell. Gesammt-Verlags-Katalog des deutschen Buchhandels, 1700-1893. W. Heinsius. Allgemeines Bücher-Lexikon, 1700-1892.
C. G. Kayser. Vollständiges Bücherlexikon, 1750-1910.
Hinrichs' Bücherkatalog, 185I-1913.
C. Georg et L. Ost, Schlagwort-Katalog, 1893-1912.
Boersenblatt für den deutschen Buchhandel, 1834-1945.
Täglisches Verzeichnis der Neuerscheinungen, 193I-1945.
Wöchentliches Verzeichnis, 1842-1930.
Deutsche Nationalbibliographie, 193I-1945.
Halbjahresverzeichnis, 1798-1944.
Deutsches Bücherverzeichnis, 19II-1940.
Les trois dernières bibliographies, - il convient d'en faire la remarque pour l'élève -, sont bien inopportunément coupées de leurs suites reprises après 1945 et l'on en retrouve plus loin la nouvelle série qui se poursuit actuellement; de même le Deutsches Bücherverzeichnis est séparé du Kayser dont il est la continuation directe.
Il est indéniable que l'initié, qu'il soit bibliothécaire, libraire ou bibliographe, ne peut avoir que de l'agrément à saluer au passage tant de vieilles connaissances dont les seuls noms suffisent à lui rappeler en même temps que l'âge et le visage, le caractère, les qualités ou les défauts. Mais, quelles peuvent être les impressions du jeune licencié qui, à la fin de ses études universitaires, accomplit pour la première fois le voyage bibliographique ? Je dirais, - et c'est ici l'expérience qui m'y oblige -, que si je présentais à mes élèves cette suite de titres désaccordés, le contact entre eux et moi ne s'établirait pas; à voir les attitudes se figer, les regards se fermer, je me sentirais parler dans le vide.
Si, au contraire, je me détermine à abandonner les répertoires trop anciens, périmés, ou doublés par d'autres; si je tiens compte du fait que les livres des xve et XVIe siècles méritent un traitement à part; si je décide enfin de m'en tenir à une date de départ fixe, en deça de laquelle les recherches relèvent de l'histoire et exigent un entraînement qui ne peut s'acquérir que par la pratique, je suis amenée à écarter sans hésiter les Messkataloge 27, puis les catalogues caducs des libraires Russell, Georg et Ost, et peut-être même Hinrichs, doublés en grande partie, si ce n'est entièrement, par Heinsius et Kayser, - l'élève étant par ailleurs prévenu que si ses travaux ultérieurs l'y invitent, il retrouvera ces anciennes compilations consignées et décrites dans les guides de consultation déjà enseignés.
Ces éliminations consenties, par souci de clarté, j'obtiens une nouvelle chaîne de bibliographies nationales qui, de 1700 à 1959, ne montre aucune faille. Les quelque soixante-quinze volumes qui en composent la partie rétrospective portent trois noms inséparables, familiers à tous les bibliothécaires du monde : Heinsius, Kayser, Deutsches Bücherverzeichnis désignent, en effet, les monuments de la production imprimée allemande de deux siècles et demi, monuments édifiés par l'effort artisanal des libraires de 1798 à 1912, puis par le travail collectif d'une bibliothèque nationale centrale. Le Deutsches Bücherverzeichnis permet de mettre en relief le processus de travail tout à fait caractéristique des bibliographes de Leipzig, ce qui introduit les bibliographies courantes : Halbjahresverzeichnis jusqu'en 1944, Jahresverzeichnis depuis 1945, enfin Deutsche Nationalbibliographie. L'œuvre de Leipzig doit évidemment être mise en parallèle avec celle de Francfort commencée en 1947, sur le même modèle, et qui la double.
A voir dès ce moment s'ouvrir et s'éclairer les visages, je sais que la bibliographie nationale allemande a sa cause gagnée; elle l'aura pleinement après le travail personnel et les exercices pratiques indispensables l'un et l'autre.
Je traite dans le même esprit les autres bibliographies nationales et si je m'en tiens à quelque dix pays de grande civilisation, c'est non seulement parce que la mémoire n'en saurait retenir davantage, mais aussi parce que les bibliographies de consultation sont là, pour parer éventuellement à tous les besoins.
A chaque groupe de bibliographies nationales, je rattache les répertoires particuliers à certaines publications traitées jadis à part : officielles, académiques, anonymes, sous pseudonymes, bibliophiliques, etc., car c'est leur total qui, ajouté à celui des livres ordinaires, donne le chiffre de la production imprimée d'un pays; ce rattachement me paraît d'autant plus logique que les dites publications sont de nos jours presque toutes incorporées aux répertoires nationaux. Or, MM. Totok et Weitzel les traitent en autant de chapitres séparés, ce qui brise l'unité du sujet.
Aux pages 263-266, consacrées aux bibliographies générales des sciences exactes et naturelles, l'on peut voir, sous la rubrique : « Bibliographies courantes » et dans l'ordre suivant : un hebdomadaire contenant mensuellement une liste anglo-américaine de livres nouveaux (Nature) ; une bibliographie internationale mensuelle, de caractère commercial, qui a cessé en 1944 (Naturae Novitates) ; une autre, annuelle, qui recouvre les années 190I-1914 (International catalogue of scientific literature) ; la 4e, bien vivante, s'en tient aux sciences chimiques et biologiques (British abstracts) ; la 5e, plus générale, restreinte à la production allemande, est disparue en 1914 (Bibliographie der deutschen naturwissen-schaftlichen Literatur) ; la 6e, à la fois générale et internationale, vivante et prospère, s'impose au premier rang (Bulletin signalétique) ; tout comme la 9e (Referativnyi žurnal); la 7e est abandonnée depuis 1955 (Indice di periodici scientifici e tecnici) ; la 8e concerne les acquisitions récentes (depuis 1952) des bibliothèques de la République démocratique allemande (Das wissenschaftliche Buch des Auslands) ; la 10e est morte en 1942 (Bibliographie scientifique française); enfin, la IIe et dernière concerne la production scientifique suisse (Bibliographia scientiae naturalis Helvetica).
Sous la rubrique : « Bibliographies rétrospectives » sont mêlés : une vieille bibliographie de sciences naturelles qui remonte à 1700 et dont l'intérêt n'est plus qu'historique (Engelmann); un répertoire d'articles de périodiques scientifiques du XIXe s. (Catalogue of scientific papers) ; un recueil d'ouvrages scientifiques récents américains (Hawkins), son parent soviétique (Reichardt) et son parent anglais (British scientific and technical books) ; entre ceux-ci et Chamber's dictionary of scientists se trouve placé le grand Poggendorff, en cours; enfin, les deux bibliographies de l'histoire des sciences, de G. Sarton et de F. Russo, terminent le paragraphe sous la rubrique « Handbücher ».
Je crois que cette suite hétéroclite de bibliographies capitales et secondaires, disparues et vivantes, internationales et nationales qui n'apporte rien aux lecteurs avertis, est déroutante pour les autres et ne leur apprend rien. Que les bibliographies vivantes ou récentes en soient extraites pour prendre le premier rang suffit à l'éclairer. On obtient alors, d'une part, Bulletin signalétique et Referativnyi žurnal, de l'autre, Poggendorff, Hawkins, Reichardt, Select list. Les grandes publications du XIX s. Catalogue of scientific papers et International catalogue of scientific literature, avec leurs ramifications allemande et française : Bibliographie der deutschen naturwissenschaftlichen Literatur, et Bibliographie scientifique française prennent alors leur véritable signification, il suffirait de leur accorder une place dans le récit historique, car elles ne servent plus guère et se trouvent maintes fois citées ailleurs.
En résumé, le nouvel Handbuch se situe à mi-chemin entre l'ouvrage didactique et l'ouvrage de consultation. Il n'est ni l'un, ni l'autre; il est en partie l'un et l'autre.
Ouvrage d'étude par ses introductions développées et sa forme raisonnée, il ne peut l'être par son contenu trop surchargé, d'une part (où l'indispensable et l'accessoire sont désagréablement mélangés), d'autre part, par son plan indéfiniment étendu (de l'histoire universelle, ancienne, moderne et nationale, aux sciences auxiliaires de l'histoire, des langues et littératures anciennes, romanes et germaniques, aux langues et littératures slaves, moyenne-orientales et extrême-orientales, des arts et de la musique, au théâtre, au cinéma, à la danse et au sport, des sciences exactes à la technologie, des sciences médicales aux vingt-trois spécialités qui les composent, etc).
Ouvrage de consultation par ses proportions dans le temps et dans l'espace, et qui se veut utile aux étudiants d'université 28 et aux chercheurs, il décevra cependant les premiers par sa pauvreté en traités et en manuels (aucune des sept collections françaises de synthèse historique n'y est retenue, pas plus que ne le sont, pour les autres sciences, de grands traités de réputation mondiale), et, à plus forte raison, les derniers qui n'y trouveront non seulement aucune monographie ou synthèse spécialisée, mais autant dire aucune bibliographie récente indispensable (voir, à titre d'exemple, p. 281, l'unique répertoire cité en zoologie et qui date de 1928, - c'est le catalogue de l'éditeur G. Fischer, de Iena -, avantageusement remplacé aujourd'hui par des bibliographies de premier ordre, relatives aux mammifères, aux oiseaux, aux poissons, aux insectes, etc; on pourrait faire des remarques analogues pour chaque discipline).
Le bibliothécaire, en revanche, toujours soucieux de répondre aux questions les plus inattendues, appréciera le livre pour ce qu'il lui remémore de souvenirs peut-être effacés et pour ce qu'il lui apporte de neuf, encore qu'il eût souhaité un ouvrage plus modernisé (J. Müller, p. 110, P. Dinse, H. R. Mill, p. 260, H. Oesterley, p. 261, L. Darmstaedter p. 266, W. Junk, p. 279, et tant d'autres noms, cités si souvent depuis cinquante ans, auraient pu sans dommage céder leurs places à de nouveaux venus; et que penser de G. Debure, l'un des précurseurs de J.-Ch. Brunet, en 1763, qui se trouve en compagnie de G. Vicaire, p. 21).
« Mieux vaut tête bien faite que bien pleine », aussi en concluant, je m'adresserai à mes collègues enseignants et me permettrai de leur dire : écrivons pour nos élèves sans confondre leurs besoins avec ceux des bibliographes chevronnés et des chercheurs; mettons à leur disposition des livres qu'ils puissent lire et méditer à loisir et pour cela sacrifions sans hésiter l'ampleur et la richesse du fond à la forme. Nous sommes tous d'accord pour reconnaître qu'un manuel bibliographique doit fatalement contenir plus de substance qu'un étudiant n'en peut absorber en un temps mesuré, mais que la raison nous retienne de dépasser certaines limites; mieux vaut donner de notre bibliographie professionnelle une image nette et dépouillée que de la défigurer et de la rendre méconnaissable ou haïssable par excès d'ambition et de soins. Du moins, aurons-nous, en instaurant la « bibliographie sans larmes », l'immense satisfaction de conquérir nos jeunes auditoires, de trouver trop rapide l'heure du cours, de sentir surtout passer entre les élèves et nous ce courant irrésistible qui humanise tout enseignement en lui communiquant la chaleur et la vie.
Certes, nos manuels témoigneront toujours mieux des ressources bibliographiques de leurs pays d'origine qu'ils ne sauraient le faire de celles de l'étranger, ce qui, heureusement, préservera l'individualité et l'originalité de chacun; de plus, l'un éclairant l'autre, ils se compléteront ou se corrigeront réciproquement.
Il est même à souhaiter que chaque livre d'étude bibliographique en une langue nationale soit adapté aux habitudes ou aux exigences nationales; l'uniformité ici n'est pas à prêcher, ne serait-ce que pour les précieux échanges de connaissances qui pourront résulter de la liberté d'action de chaque auteur 29.