Bibliographie et documentation régionales

Jean-Louis Rocher

« L'organisation vertébrée d'une puissante recherche scientifique en France constitue une action de salut public et une action prioritaire» 1, écrivait récemment un ancien directeur du Centre national de la recherche scientifique. Ce qui s'applique à l'ensemble de la recherche scientifique vaut aussi bien pour l'une de ses branches, dont elle attend ses matériaux : la bibliographie. L'indispensable coordination d'entreprises plus souvent divergentes que complémentaires exige un plan dont Pierre Caron soulignait l'impérieuse nécessité 2. Coordination d'une part, mais aussi modernisation, c'est-à-dire adaptation aux besoins et aux possibilités d'aujourd'hui : telles sont les préoccupations qui ont guidé le rédacteur de cette note sur la bibliographie dite « régionale ».

Utilité de la bibliographie régionale; définition.

Ne convient-il pas de vérifier d'abord les raisons d'existence de répertoires groupant les matériaux documentaires relatifs à une région ? N'évoquent-ils pas l'idée de compilations érudites, de caractère surtout historique et littéraire ? N'est-ce pas une survivance d'un régionalisme au parfum folklorique, très XIXe siècle ? Que l'on ajoute la difficulté de ramasser à travers l'immensité de la production actuelle une information étendue et voilà les bibliographies régionales condamnées au profit des bibliographies nationales, générales et spécialisées. Une telle condamnation négligerait d'abord la différence de perspective de ces dernières qui, pour l'étude d'une région, présentent un caractère fragmentaire et incomplet. D'autre part la notion de « région » recouvre aujourd'hui une réalité économique et administrative dont rendent compte les expressions de « décentralisation régionale », « région économique » : la promotion en est « l'aménagement du territoire ». Au moment où réapparaît avec une force nouvelle la région, la réunion de toute la documentation la concernant revêt un caractère pratique, voire indispensable.

Ainsi reconnue d'utilité publique, la bibliographie régionale n'en gagnerait que davantage à se voir définie avec un peu plus de précision.

Afin de poser le problème en termes concrets, nous prendrons l'exemple de diverses bibliographies courantes, considérées comme régionales. Deux d'entr'elles notamment furent citées au cours des journées d'étude des bibliothèques municipales, en 1957 : la Bibliographie de la France méridionale, publiée par les Annales du Midi et la Bibliographie lorraine, publiée par les Annales de l'Est.

Comparons les zones couvertes par ces deux publications : les départements lorrains semblent bien former une unité; mais les 36 départements (au moins) de la « France méridionale » ? Qu'appelle-t-on région? Le contenu, maintenant : celui des Annales du Midi est presque exclusivement historique, au sens large de l'histoire; la Bibliographie lorraine, tout en accordant la prépondérance à l'histoire, fait aux sciences naturelles une large place. Alors ? Quel ensemble de disciplines doit couvrir une bibliographie régionale? Enfin il paraît inutile d'insister sur la différence des classements respectifs de ces deux publications.

Étendons la comparaison à d'autres bibliographies « régionales » : celle que publient les Annales de Bourgogne, concernant cette province, est purement historique, son classement, chronologique, ses notices, analytiques; celle de la Revue de géographie alpine intéresse les Alpes, répond aux besoins des géographes, adopte l'ordre alphabétique des auteurs.

En bref, ces bibliographies destinées à des catégories limitées de travailleurs ne sont-elles pas des bibliographies régionales spécialisées? L'extrême variété de leurs conceptions ne pose-t-elle pas le problème de leur harmonisation, quant aux limites, au contenu, au classement ?

Laissant aux spécialistes le soin d'accorder leurs points de vue, ne pourrait-on concevoir des bibliographies régionales générales, sources des bibliographies spécialisées et répondant à des besoins plus étendus? Il s'agirait alors d'un ensemble comprenant les sciences de l'homme et de la terre, appliquées à une région déterminée que nous appellerions : le territoire. Ce terme a le mérite d'unir la notion humaine de division administrative et celle de la terre. Du point de vue bibliographique, le territoire serait l'unité dont un établissement, une bibliothèque donnée serait responsable sur le plan de la documentation. Pour éviter toute confusion et se placer dans une perspective moderne, on pourrait appeler cette bibliographie régionale générale : bibliographie du territoire.

La bibliographie du territoire : rôle.

Le rôle de la bibliographie du territoire serait de faire connaître rapidement et de manière pratique toutes les publications relatives au territoire, quel qu'en soit la forme ou le lieu d'origine.

Ses avantages seraient :
- pour les non-spécialistes, pour le grand public : de rassembler une riche documentation intéressant aussi bien les problèmes actuels d'économie régionale, d'urbanisme, de logement, etc.... que ceux du passé.
- pour les spécialistes : de fournir les matériaux des bibliographies régionales spécialisées. Elle jouerait, à l'échelon du territoire, le rôle joué, à l'échelon national, par les bibliographies nationales générales.
- Enfin si le cadre de classement est judicieusement choisi, cette bibliographie peut amener les spécialistes à connaître des publications étrangères à leur discipline et cependant utiles. Elle contribuerait à éviter les cloisonnements et à aider les synthèses.

Pour rendre pleinement service au chercheur, elle devrait, comme toute bibliographie, réunir trois qualités :
- la richesse documentaire, c'est-à-dire l'étendue de l'information;
- la rapidité dans l'information des nouveautés;
- la rapidité dans l'utilisation par le chercheur.

L'on ne saurait trop insister sur la nécessité, face à la masse de la production imprimée, de tenir compte des conditions de la recherche au xxe siècle. Donner une liste de vingt ou trente titres, sans autre explication, est une méthode périmée. Il convient qu'une analyse, même courte, permette au chercheur de savoir dans quel esprit l'auteur a traité le sujet et ce qu'il a chance d'y trouver : ainsi évitera-t-il de consulter vingt ouvrages pour trouver les deux ou trois qui lui serviront. Si la bibliographie désire suivre le rythme du xxe siècle, elle doit s'inspirer, avec mesure, des méthodes familières aux documentalistes. Au reste, certaines bibliographies présentent déjà des notices analytiques : tels le Répertoire d'art et d'archéologie ou la Bibliographie géographique internationale.

Après avoir précisé les buts, il reste à examiner les moyens de les atteindre : c'est-à-dire comment résoudre le problème du recensement des matériaux documentaires et celui de leur mise à la disposition du public.

La réunion de la documentation : les centres de documentation régionale.

Le recensement et le groupement des matériaux documentaires constituent le premier problème à résoudre. Il est de taille : que l'on songe à la multiplicité des revues, publiées en France et à l'étranger, à la nécessité de dépouiller des ouvrages, étrangers par leur titre au territoire, mais dont certains chapitres peuvent lui être consacrés. Une telle entreprise ne peut être menée à bien que grâce à un travail d'équipe qui suppose une perspective d'ensemble, un plan national.

Une économie générale du travail bibliographique serait fondée sur le principe de l'échange des matériaux entre instituts spécialisés et centres de documentation régionale, sous le contrôle d'un organisme régulateur. Les centres régionaux fourniraient les matériaux contenus dans les périodiques publiés sur le territoire; ils recevraient ceux provenant des dépouillements de périodiques et d'ouvrages généraux ou spécialisés, effectués par les instituts spécialisés. L'organisme régulateur serait le « Centre national de bibliographie » : son rôle général serait celui d'une gare de triage; son activité particulière consisterait à dépouiller les publications de caractère très général, pouvant échapper aux instituts spécialisés.

Le fonctionnement d'un tel ensemble pourrait se résumer ainsi : Le Centre de documentation régionale dépouille les périodiques publiés sur son « territoire », établit des notices analytiques, envoie deux exemplaires de chacune de ses fiches au Centre national. Le Centre national de bibliographie garde un exemplaire et aiguille l'autre vers l'institut spécialisé intéressé par le sujet. Si plusieurs instituts sont intéressés par la même fiche, le Centre national fait copier le nombre d'exemplaires nécessaires. Il fournit en outre aux uns et aux autres les matériaux tirés du dépouillement des publications générales. Les Instituts spécialisés se préoccupent, au cours du dépouillement des publications spécialisées, d'établir des fiches géographiques (comportant toujours leur notice analytique), pour signaler les articles ou chapitres d'ouvrages intéressant une localité ou une région. Ces fiches sont envoyées au Centre national qui les répartit entre les divers centres de documentation régionale.

Plusieurs objections peuvent être faites à ce système, notamment deux. Le spécialiste percevra-t-il toujours l'intérêt d'une publication pour une région déterminée ? Des « fuites » sont probables, nulle œuvre humaine n'est parfaite. Mais l'on est en droit de penser que cette organisation permettra de réunir une quantité de références qu'un bibliographe livré à ses seules forces n'aurait jamais pu rassembler : voilà ce qui compte. D'autre part une telle organisation suppose non seulement une coordination de services, difficile à réaliser, mais aussi le renforcement du personnel local et peut-être une organisation différente du travail dans les bibliothèques. Ce problème n'est plus du ressort du bibliographe.

Les difficultés que rencontrerait l'établissement à bref délai de cette économie générale peuvent conduire à envisager une solution plus aisément réalisable. Ce serait d'établir cette économie des échanges dans le cadre du territoire : le centre de documentation régionale ferait appel aux spécialistes et aux organismes spécialisés établis sur son territoire. Il est vrai que la documentation risque d'être de seconde main, les sources les plus étendues du travail bibliographique étant nationales. L'avantage serait que les spécialistes « locaux » se placent souvent non seulement au point de vue de la spécialité mais dans cette perspective régionale, si précieuse pour l'élaboration de la bibliographie du territoire.

Cette collaboration entre bibliographes et spécialistes à l'échelon régional est déjà pratiquée, notamment pour les revues d'histoire régionale citées plus haut. Il suffirait d'étendre cette collaboration à d'autres spécialistes que les historiens ou les géographes pour aboutir à des comités de documentation. Le centre qui pourrait rassembler les différents spécialistes deviendrait, de ce fait, un centre d'études régionales.

Dans cette perspective, comme dans celle de l'organisation du travail à l'échelon national, les centres de documentation régionale restent les supports de la bibliographie du territoire. Leur constitution posera des problèmes difficiles, ne serait-ce que pour réunir les éléments d'une bibliographie rétrospective ou pour suivre la production actuelle, surtout celle des périodiques. Ce n'est pas qu'un certain nombre de bibliothèques, municipales notamment, n'aient déjà rassemblé une documentation locale et parfois même régionale, dont la conception varie avec chaque initiateur. Mais l'intégration dans un ensemble national de ce qui peut exister n'est pas chose facile.

Parmi les moyens qui pourraient faciliter le « lancement » des centres régionaux, nous signalerons ou rappellerons deux entreprises dues à M. Duportet. La première, particulièrement utile sur le plan rétrospectif, est la Topobibliographie de la France. L'auteur, on le sait, a commencé depuis 1936 le dépouillement de toutes les revues départementales depuis l'origine de leur publication. Les résultats en sont classés, pour chaque département, sous 26 rubriques systématiques. L'entreprise, commencée sous forme de répertoires imprimés (Allier, Creuse, Indre) a été continuée sous forme de fichiers : ce travail est actuellement achevé pour 52 départements 3. L'avantage de l'acquisition par les bibliothèques et centres de documentation régionale de cette matière documentaire serait d'économiser le temps de longs dépouillements. L'inconvénient en est que les notices y sont signalétiques (quoique les titres obscurs soient complétés) et non analytiques. L'on peut penser que cet inconvénient est limité, pour une documentation rétrospective.

Ce qui compte, c'est la bibliographie courante. La seconde entreprise, que M. Duportet compte lancer dans un proche avenir, vise les périodiques actuels. Un bulletin mensuel intitulé Informations bibliographiques. Recueil des sommaires des revues vivantes permettrait aux abonnés de connaître le contenu des périodiques qu'ils ne reçoivent pas. Si la bibliographie du territoire doit être organisée à l'échelon régional, ce serait, semble-t-il, le moyen de connaître rapidement les articles pouvant intéresser les centres de documentation régionale.

Le classement.

L'étendue de l'information et l'ampleur du recensement de la documentation sont à la base même de l'élaboration d'une bonne bibliographie. Mais sa qualité se vérifiera à la manière dont elle mettra cette documentation au service des utilisateurs et dont elle répondra à leurs besoins.

Le choix du cadre de classement est, à cet égard, d'une importance qu'on ne saurait surestimer. Aussi ne prétend-on pas offrir ici un tel cadre : il exige une étude approfondie à laquelle il convient d'associer non seulement des bibliothécaires, mais des documentalistes, des spécialistes, des utilisateurs.

Néanmoins il est sans doute possible de s'accorder sur quelques principes. Ainsi éliminera-t-on l'ordre alphabétique des auteurs... qui n'est pas un classement. Proposera-t-on alors un répertoire alphabétique des matières ? Si son avantage apparent est la facilité et la rapidité de la consultation, son inconvénient majeur est de disperser des matières logiquement voisines et de faire obstacle à la synthèse : ce serait aller à l'encontre de notre but.

Ne pourrait-on de préférence retenir le principe d'un classement systématique simple, complété par des index d'auteurs, de matières et de lieux? Ses divisions correspondraient à des matières documentaires plutôt qu'à des disciplines : celles-ci, notamment dans le cas de la géographie et de l'histoire, sont plutôt des points de vue, ceux de l'espace et du temps, que des matières. De cette façon l'agriculture posséderait sa rubrique, plutôt que d'être écartelée entre l'histoire, la géographie et l'économie. Chacun viendrait y faire moisson et récolter sans doute des fruits imprévus et des perspectives insoupçonnées.

Un classement de ce genre a été utilisé par M. Duportet dans sa Topobibliographie de la France. Ne pourrait-il servir de point de départ à l'étude d'un cadre valable pour tous 4?

La publication.

Le cadre de classement une fois choisi, les fiches avec notices analytiques ayant été classées dans ce cadre, comment le centre de documentation régionale fera-t-il connaître sa documentation au public?

La suite logique des opérations ferait conclure au pur et simple « déversement » des fichiers dans des « relevés imprimés », qui seraient exhaustifs. Ici intervient la notion de prix de revient, mise en évidence par Pierre Caron dans son important article, déjà cité (cf. note I) : il estimait qu' « on ne peut plus imprimer, du moins dans la forme exhaustive qu'ils ont revêtue jusqu'ici 5, de ces relevés. Alors ? Alors il faut nous prêter à une révolution. Il faut nous accoutumer à une notion nouvelle : celle du centre de documentation spécialisé, qui prendra le pas sur celle de la publication bibliographique ». Insistant sur la nécessité d'une sélection, il conseille, pour les fiches écartées, « de recourir au placement en position d'attente. On abandonnera l'idée de livrer à l'impression les fiches d'importance secondaire ou moindre encore; on ne les sacrifiera pas; on les intercalera dans un fichier logiquement classé 6 et dûment indexé où, ayant soulagé de leur poids excessif ou mort, les relevés bibliographiques imprimés, elles dormiront, en attendant l'heure qui ne sonnera peut-être jamais, où on aurait à les réveiller ». Il est bien évident que l'exhaustivité confère aux répertoires une lourdeur peu en rapport avec les exigences de commodité et de rapidité de l'époque moderne.

Un répertoire sélectif restera un instrument de travail précieux (et d'autant plus qu'il sera sélectif) : pour les spécialistes, parce qu'il leur facilitera l'effort de synthèse; pour les non-spécialistes, parce qu'il les débarrassera d'une documentation superflue; pour les « étrangers » au territoire, qui auront connaissance de toute la documentation essentielle.

Bien entendu les bibliographies spécialisées ou les travaux sur des détails particuliers se fonderont sur les fichiers du centre de documentation régionale : véritables colonnes du Temple élevé à la Bibliographie du territoire.

L'adaptation de la bibliographie régionale à la réalité de 1958 nous a entraîné à proposer des bibliographies du territoire assises sur des centres de documentation régionale. Quelle que soit l'économie générale du travail bibliographique, ces centres constituent l'ossature de la recherche scientifique appliquée au territoire et à son aménagement.

Leur fonctionnement pose non seulement des questions financières, mais, sur le plan national, les problèmes : du choix des établissements destinés à devenir des centres de documentation régionale, de la délimitation des « territoires » dont ils seraient responsables, du choix d'un cadre de classement qui leur soit commun.

Enfin la rédaction de notices analytiques suppose l'adoption de nouvelles méthodes de travail, déjà familières aux documentalistes, et répondant aux besoins de la recherche au milieu du xxe siècle.

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Appendice (1/2)

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Appendice (2/2)

  1. (retour)↑  Laugier (Henri).- Recherche scientifique et salut public. (In : Le Monde. 19-20 octobre 1958.)
  2. (retour)↑  Caron (Pierre). -Sur la bibliographie historique. (In : Revue Historique. T. 199, 1948, pp. 244-251.)
  3. (retour)↑  Ce sont les départements de : Ain, Allier, Basses-Alpes, Hautes-Alpes, Alpes-Maritimes, Ardèche, Ariège, Aube, Aude, Aveyron, Calvados, Cantal, Cher, Corrèze, Côte-d'Or, Creuse, Dordogne, Doubs, Drôme, Gard, Haute-Garonne, Gers, Hérault, Indre, Isère, Jura, Landes, Loir-et-Cher, Loire, Haute-Loire, Loire-Atlantique, Loiret, Lot, Lot-et-Garonne, Lozère, Maine-et-Loire, Puy-de-Dôme, Basses-Pyrénées, Hautes-Pyrénées, Pyrénées-Orientales, Rhône, Saône-et-Loire, Sarthe, Savoie, Haute-Savoie, Seine (rev. d'intérêt régional), Tarn, Tarn-et-Garonne, Var, Vaucluse, Vienne, Haute-Vienne.
    Le Centre bibliographique Duportet, actuellement installé à Lyon (5, avenue de Birmingham) a également dépouillé un certain nombre de revues générales.
  4. (retour)↑  Cf. Appendice. La perspective de M. Duportet est générale et non pas régionale. Son cadre de classement est donc présenté seulement comme base de discussion.
  5. (retour)↑  C'est nous qui soulignons.
  6. (retour)↑  C'est nous qui soulignons.