Rôle et fonction de la librairie ancienne et moderne
En tête du n° 1 (octobre 1958), du Bouquiniste français 1 rénové, revue mensuelle publiée sous le patronage du Syndicat de la librairie ancienne et moderne, M. Julien Cain a évoqué en ces termes le rôle et la fonction de la librairie ancienne et moderne et le concours fructueux que ses représentants apportent aux bibliothèques :
L'organe publié par le Syndicat de la Librairie ancienne et moderne qui porte un titre : Le Bouquiniste français cher à tous les amis du livre, va prendre une forme nouvelle. Au delà du milieu, nécessairement limité, de la profession il voudrait s'adresser à un public plus large, lui apporter des informations variées sur la vie du livre, à l'étranger comme en France, sur les ventes les plus importantes, sur l'état et le développement des grandes collections et des bibliothèques, parmi lesquelles figure en premier rang la Bibliothèque nationale. En demandant à son Administrateur général, qui est aussi Directeur général des bibliothèques de France, de présenter le premier numéro de leur publication ainsi renouvelée, les libraires français lui donnent l'occasion de reconnaître publiquement les services que constamment, jour après jour, souvent obscurément et sans éclat, ils rendent aux bibliothèques comme aux chercheurs isolés.
D'abord par leurs catalogues que l'on consulte toujours avec fruit; on sait que M. Bergeret faisait d'eux sa lecture favorite et les trouvait tous délectables. Il en est de magnifiques, illustrés avec soin et abondance et qui se présentent sous des couvertures éclatantes; il en est de plus modestes. Mais les uns et les autres jouent leur rôle, qui est de faire circuler le livre, de l'offrir à l'amateur, au curieux, à l'érudit.
L'amateur trouvera encore chez les héritiers des Damascène Morgand ou des Rahir, des plus célèbres libraires du passé, les éditions rares, les ouvrages précieux pour leur illustration ou leur reliure, qui foisonnaient il y aura bientôt cent cinquante ans, quand le libraire Jacques-Charles Brunet publiait son fameux Manuel de la Librairie ancienne et moderne, monument d'érudition bibliographique qui fait honneur à la profession. Le choix est devenu plus rare qui s'offre aux bibliophiles. La matière manque souvent, et ils se la disputent davantage. Ils n'en sont que plus attachés aux libraires qui maintiennent une glorieuse tradition.
Mais la notion de rareté ne s'applique pas seulement à ce qui est considéré traditionnellement comme précieux. Il y a la masse, chaque jour grandissante, des livres qui étaient considérés comme d'usage courant quand ils ont paru et qui sont épuisés chez leurs éditeurs. Ceux-ci font des efforts, souvent difficiles, pour les rééditer; ils y renoncent souvent. Il y a aussi la masse des ouvrages tombés depuis longtemps dans le domaine public. Il en est que l'on réédite périodiquement. Mais pour la majorité d'entre eux, une sorte de mort les a frappés. C'est un fait partout constaté, unanimement regretté, que des livres qui ont leur place dans notre histoire littéraire, que des ouvrages d'érudition, des traités scientifiques longtemps célèbres et largement diffusés sont devenus inaccessibles.
Il y a bien les ressources immenses qu'offrent les bibliothèques. Mais que de savants, que de chercheurs en sont éloignés par leurs occupations ou souhaitent, au dela des quelques heures de séance dont ils peuvent disposer, travailler chez eux librement. Quelle déception pour eux quand sont opposés à leurs demandes de prêt des règlements dont ils ne peuvent, quand ils les considèrent objectivement, contester la légitimité. Les bibliothécaires qui en sont chargés s'efforcent d'en assouplir le fonctionnement et c'est un des projets de la Direction des bibliothèques de France de créer une Bibliothèque centrale de prêt, analogue à la Central Library de Londres, à l'intention des érudits. Mais il faut souvent constater dans les bibliothèques elles-mêmes de graves lacunes : c'est aux libraires qu'elles s'adressent pour les combler.
La fonction que ces derniers remplissent dans la vie scientifique et intellectuelle de notre pays est donc particulièrement importante. Elle grandit à mesure que la recherche se développe, sous les formes les plus diverses. Des instituts, des centres de travaux, des laboratoires sont créés, qui disposent souvent de moyens matériels considérables, mais auxquels manquent parfois - tout au moins dans le domaine des sciences humaines - les instruments les plus sûrs de la recherche que sont certaines collections, certains ouvrages fameux dans leur spécialité. C'est là que l'appel au libraire se fait pressant.
On lira avec intérêt les listes de « demandes » qui remplissent les colonnes du Bouquiniste français. On observera que les « offres » ne les équilibrent pas et qu'elles se raréfient de plus en plus. C'est le signe que le livre courant, devenu rare, peut devenir précieux. Un autre signe est l'importance des demandes émanant de l'étranger. Dans les numéros les plus récents, j'ai relevé des demandes venues des villes les plus diverses : Amsterdam, Middelbury, Palo Alto, Londres, Berlin-Dahlem, Hampton Bays (N. Y.), Reggio Emilia, Oxford, Berne, Wiesbaden... J'arrête ici cette énumération. Il s'agit de livres d'études d'une qualité reconnue, intéressant toutes les disciplines. Et l'on ne peut pas ne pas voir là un hommage à la culture française, qui fut toujours nourricière des autres cultures.
Il convient donc de se féliciter de la transformation du Bouquiniste français et de souhaiter que, sous sa forme nouvelle, il demeure l'organe partout consulté de la Librairie ancienne et moderne. Nous trouverons ainsi des raisons nouvelles d'estimer une profession au sujet de laquelle Diderot déclarait - et je ne me lasse pas de répéter ce propos - qu'elle « doit être regardée comme une des plus nobles et des plus distinguées » ajoutant que « le libraire dans son genre de commerce donne de la considération, si celui qui l'exerce a l'intelligence et les lumières qu'elle exige ».