Les bibliothèques françaises d'Argentine

Roberto Couture de Troismonts

On s'accorde généralement à reconnaître que la vie intellectuelle argentine trouve sa source la plus féconde dans la culture française. Un coup d'œil sur les rayons d'un grand nombre de bibliothèques privées et publiques suffit pour constater la prédominance des écrivains français : romanciers, philosophes, sociologues, savants, etc... dans le texte original ou en traduction espagnole. Plusieurs librairies françaises se sont installées au cœur même de la ville de Buenos-Aires et la plupart des librairies argentines de certaine importance réservent aux livres français une section spéciale.

Nous n'entreprenons pas de faire ici la description des fonds de livres français que possèdent les bibliothèques argentines; cela dépasserait notre but et exigerait une enquête à travers tout le pays. Buenos-Aires, ville de 3 millions 1/2 d'habitants, compte à elle seule 4 bibliothèques appartenant à des institutions françaises : la Bibliothèque de l'Alliance française, la Bibliothèque « Henri Focillon » de l'Institut français, la Bibliothèque technique de la Chambre de commerce française, enfin une Bibliothèque économique en formation dépendant également de la Chambre de commerce.

Bibliothèque de l'Alliance française.

L'Alliance française de Buenos-Aires est la plus importante filiale du monde avec plus de 5.000 élèves, 60 professeurs et 200 cours. Sa bibliothèque a été créée en même temps que l'Alliance, en 1893, pour les besoins de l'enseignement.

Après avoir surmonté des difficultés financières, elle compte aujourd'hui 12.000 volumes; le fonds est nettement littéraire.

La salle de lecture dispose de 30 places et son accès est libre de 15 à 20 heures. Le nombre des lecteurs aux heures d'affluence dépasse de beaucoup celui des places et il a atteint pour l'année 1957 le chiffre de 8.573. Le public peut consulter directement sur les rayons les encyclopédies, histoires de la littérature, dictionnaires et autres ouvrages de référence; il en est de même pour les derniers romans parus.

Quant au prêt à domicile, il est uniquement réservé aux abonnés de la bibliothèque, aux sociétaires et aux professeurs de l'Alliance (400 inscrits). Une liste des dernières acquisitions sous forme d'un bulletin imprimé en « offset » est distribuée par courrier aux abonnés et aux sociétaires et mise à la disposition des lecteurs. En 1957, 9.654 volumes ont ainsi pu être prêtés à domicile.

Les travaux d'agrandissement actuellement en cours permettront une augmentation plus judicieuse des locaux et une meilleure répartition des services : on doit notamment espérer qu'au cours de cette année les ouvrages de référence - à l'exception des bibliographies - seront réunis dans une salle spéciale, à l'entrée de la bibliothèque.

Les aspects techniques tels que la classification par matières et les normes de catalogage sont les plus difficiles à résoudre pour des bibliothèques de ce genre. Lorsque celle de l'Alliance française décida d'adopter un système de classification, plusieurs problèmes se posèrent. Les systèmes « universels » (C. D. U., classification Dewey) répondaient-ils dans toutes les classes aux divisions du fonds et aux exigences des lecteurs ? Pour dénombrer un matériel traitant de critique littéraire, des écoles littéraires, des genres et des styles, une division très poussée n'était-elle pas nécessaire ? Pouvions-nous trouver à Buenos-Aires il y a dix ou douze ans des bibliothécaires ayant une formation professionnelle et connaissant le français? Pour toutes ces raisons le catalogue systématique sur fiches est actuellement divisé en deux parties : a) classification particulière; b) classification de la C. D. U. Il a été en effet jugé utile de rédiger la classification systématique actuellement employée et qui comprend des tables spéciales, notamment pour la littérature et d'utiliser la C. D. U. pour d'autres matières, telles que la philosophie, l'économie, le droit, les sciences, etc. Pour faciliter la consultation du catalogue « matières » une liste de « vedettes » sur fiches est à la disposition du public. Pour la constitution de cette liste celle des vedettes de Biblio a été utilisée et adoptée avec profit. On a souvent affirmé que le catalogue dictionnaire avec sa liste de vedettes remplace le catalogue systématique. Dans notre cas, nous estimons qu'il convient de disposer d'un double instrument : la liste alphabétique pour les consultations rapides ou sur des sujets bien déterminés; le catalogue systématique pour les recherches plus poussées (préparation d'études, de conférences, de cours) et pour rassembler le matériel se rapportant à des sujets d'ordre scientifique. Pour la rédaction des fiches, il ne pouvait être question d'adopter des normes françaises, les bibliothécaires argentins connaissant avant tout celles de la Bibliothèque du Vatican. La Bibliothèque de l'Alliance a donc adopté une simplification des normes de la Vaticane et quelques modifications d'ordre typographique. Le catalogue « auteurs et titres » (35.000 fiches) comprend aussi les fiches relatives aux articles de revues.

Bien qu'elle ne possède pas un budget fixe pour ses acquisitions, la bibliothèque a pu, depuis sa création, enrichir ses collections grâce aux dons, aux livres offerts par l'Alliance de Paris et par les achats faits à Buenos-Aires et dernièrement à Paris. Cependant le nombre de livres reçus annuellement, environ 770, est insignifiant, compte tenu de l'importance d'une ville comme Buenos-Aires et du nombre éventuel de lecteurs qui se recrutent parmi les élèves, anciens élèves de l'Alliance et des collèges français et un vaste public lettré familiarisé avec le français.

Pour recruter du personnel ayant reçu une formation technique, il faut avoir recours aux élèves diplômés des différentes écoles de bibliothécaires de Buenos-Aires. Ce recrutement est rendu plus difficile du fait qu'il faut trouver des personnes sachant le français et ayant une connaissance approfondie des lettres et de l'histoire de France et possédant des notions générales en matière de philosophie, économie, sociologie, etc.

Bibliothèque de l'Institut français.

La Bibliothèque « Henri Focillon » de l'Institut français compte environ 10.000 volumes sur la littérature française moderne, la critique littéraire, la philosophie et un ensemble représentatif d'ouvrages scientifiques. Elle reçoit aussi un certain nombre de revues (70 titres) de caractère scientifique et littéraire.

Elle est installée dans un local très exigu où en période de grande affluence 400 ouvrages sont prêtés par mois et 300 livres environ consultés sur place. Seule la répartition des livres sur les rayons répond à un tableau par matières, divisé en 13 groupes principaux, aux nombreuses subdivisions. Dans chaque section, les livres sont classés par ordre alphabétique d'auteurs. Il existe un catalogue mixte : auteurs, titres et un nombre considérable d'articles de revues.

Comme pour la Bibliothèque de l'Alliance, les livres reçus régulièrement de Paris ne constituent qu'une sélection de la production bibliographique française dans le domaine des livres contemporains, de l'histoire de l'art et de la philosophie. Ce sont les sciences pures et appliquées qui sont le moins bien représentées.

Bibliothèque technique.

Le Comité industriel de la Chambre de commerce a créé en 1956 avec l'appui des Services culturels de l'Ambassade de France une bibliothèque destinée à mettre un ensemble d'ouvrages techniques français à la disposition des spécialistes. La bibliothèque possède 870 ouvrages presque tous édités entre 1952 et 1957 et traitant de matières diverses : génie, mécanique, métallurgie, électricité, chimie industrielle, hydraulique, aérodynamique, etc... Ces collections ont été présentées lors d'une exposition faite au « Centro argentino de ingenieros », association professionnelle de vieille date et de grand prestige groupant presque tous les ingénieurs d'Argentine. Cette bibliothèque qui est installée provisoirement à l'Alliance française est ouverte au public de 6 à 9 heures du soir, elle comporte un service de prêt.

Le système de classification le plus indiqué pour une bibliothèque de ce genre était la C. D. U., plus particulièrement pour les groupes 5 et 6. Le classement topographique est fait d'après ce même système à l'aide des tables de Cutter-Sanborn. Il existe un catalogue auteurs sur fiches et un autre systématique avec une liste de matières vedettes qui renvoie aux symboles de la C. D. U. Soixante-sept revues techniques sont régulièrement reçues. La C. D. U. a également été utilisée pour grouper toutes les revues traitant d'un même sujet et qui sont exposées au public.

Les lecteurs sont orientés, s'il y a lieu, vers des institutions similaires d'Argentine. Une étroite collaboration avec l' « Instituto bibliotecológico » de l'Université de Buenos-Aires, permet d'utiliser son catalogue collectif des bibliothèques universitaires et celui des publications périodiques reçues dans un grand nombre de bibliothèques argentines. Très souvent la nature même des questions posées par le lecteur exige qu'il soit mis en rapport avec des bibliothèques spécialisées et des centres français de documentation. Dans certains cas des microfilms et des photocopies peuvent être préparés pour les usagers.

Bibliothèque économique.

La Chambre de commerce française possède une bibliothèque de caractère économique formée par un certain nombre de revues spécialisées sur le commerce et l'industrie de la France, de publications statistiques et d'ouvrages de référence tels qu'annuaires et répertoires pouvant intéresser les importateurs argentins.

Cette bibliothèque se trouve dans les locaux de la Chambre de commerce et possède une salle de lecture réservée au public.

Bibliothèques diverses.

A l'intérieur de l'Argentine, on compte une centaine de filiales de l'Alliance française qui ont toutes une collection plus ou moins importante de livres français. Dans certains cas, ceux-ci atteignent un chiffre considérable; c'est le cas de la Bibliothèque de l'Alliance française de Rosario qui compte 7.000 volumes. Pour l'instant l'organisation de ce centre bibliographique est précaire, faute de personnel spécialisé et de ressources matérielles.

Enfin et à titre d'information, nous devons signaler la toute récente création d'une section française à la Bibliothèque de l'Épiscopat de Buenos-Aires.

De ce bref exposé sur l'état actuel des bibliothèques françaises d'Argentine, quelques conclusions s'imposent. Malgré les difficultés signalées, l'avenir des bibliothèques qui diffusent en profondeur la culture française est, sans aucun doute, des plus brillants. Ce ne sont en effet ni les lecteurs, ni les besoins réels d'information qui manquent. Mais les bibliothèques argentines ne peuvent faire face avec leur seul budget à toutes les acquisitions nécessaires. Elles ont besoin de la collaboration d'institutions françaises pour compléter leur fonds de livres. Le succès des bibliothèques américaines à l'étranger (celui de la Bibliothèque Lincoln à Buenos-Aires) est dû en grande partie, et sans méconnaître la qualité de leur organisation, à la richesse et à l'actualité du matériel envoyé par le gouvernement des États-Unis.

En ce qui concerne les bibliothèques françaises en Argentine, le but à rechercher n'est pas de recevoir tous les livres paraissant en France. Il suffit de posséder les plus caractéristiques, les plus « stratégiques » aussi pour orienter les recherches et sous la forme la plus condensée possible. C'est alors que l'ensemble bibliographique de ces 4 bibliothèques offrira un panorama exact de l'évolution de la pensée française, de son rôle dans le progrès des sciences et techniques des arts et des lettres.

Du point de vue de l'organisation, il est évident qu'il faut s'adapter aux techniques et aux normes que les bibliothèques argentines connaissent du fait de leurs études professionnelles. En matière de catalogage, il convient d'utiliser les normes de la Vaticane avec les simplifications qui s'imposent le cas échéant.

Quant aux systèmes de classification, nous avons vu dans quelle mesure il a fallu tenir compte des spécialisations diverses. En Argentine, comme dans tous les pays étrangers, le public s'adresse à une bibliothèque française pour se documenter sur des questions françaises et des auteurs français, dans la langue originale ou dans la traduction. Il y a donc là une spécialisation, à savoir la France et tout ce qui est français.

Certaines bibliothèques auront un caractère littéraire (auteurs, critique, enseignement), c'est le cas de celle de l'Alliance française. D'autres se consacreront à la littérature contemporaine, à la philosophie ou aux sciences exactes, telle la Bibliothèque de l'Institut français. Enfin il y aura celles qui réuniront du matériel sur les sciences appliquées (mécanique, génie, métallurgie) comme par exemple la Bibliothèque technique. Il est donc difficile de choisir d'emblée un système de classification dit « universel » - sauf la C. D. U. pour les bibliothèques techniques - pour toutes nos bibliothèques. Nous croyons plutôt à des adaptations ou à des systèmes particuliers qui, dans la pratique, ont donné jusqu'à présent d'assez bons résultats.

D'autres problèmes se présentent, entre autres celui du budget assigné à la bibliothèque et qui doit faire face aux besoins de celle-ci; de même on doit noter que les traitements offerts aux candidats bibliothécaires ne sont pas en rapport avec la formation professionnelle que nous exigeons d'eux.

De l'organisation des bibliothèques françaises en Argentine une formule s'est établie d'elle-même qu'il convient de retenir, sans pour autant la prendre systématiquement comme modèle. A la Bibliothèque centrale de caractère général et encyclopédique, se sont substituées plusieurs bibliothèques dont chacune a adapté son organisation aux exigences d'un public bien déterminé. Pour une future politique d'extension, on pourrait envisager de desservir au moyen d'un bibliobus, les filiales de l'Alliance française qui se trouvent dans différents quartiers de Buenos-Aires. Ce service pourrait également s'étendre à la province malgré les distances considérables qui séparent les principales villes de l'Argentine.

Dans l'ensemble des bibliothèques françaises d'Argentine est mis en application le principe moderne de la spécialisation qui exige une organisation particulière pour chaque catégorie de demandes, de public et de matériel.