Pourquoi lisez-vous ?
La « Société des lecteurs » est, ainsi qu'elle se définit elle-même, une association de caractère privé dont le but est la réunion « des lecteurs soucieux de participer au débat intellectuel et artistique de notre temps » 2. Elle a été fondée à Paris, à la fin de l'année 1952, par un groupe de jeunes libraires désireux d'établir un contact, un dialogue, entre l'auteur et son public; elle comprend aussi parmi ses membres des critiques, des auteurs et des éditeurs. Chaque mois, elle désigne à l'attention des lecteurs un ouvrage de qualité en même temps qu'elle fait paraître dans la presse une liste sélective des ouvrages qui lui semblent les plus dignes d'intérêt parmi les nouveautés publiées. Chaque année, également, elle institue un large débat public auquel elle convie ses adhérents ainsi que les professionnels du livre et de la lecture. Le thème de discussion choisi pour l'année 1957 était le suivant : « Pourquoi lisez-vous? La lecture, lorsqu'elle n'est plus de stricte information, est-elle une activité libre, ou au contraire, est-elle canalisée par certaines incidences, qu'il faudrait définir? »
Les organisateurs de ce débat avaient souhaité recueillir les témoignages des bibliothécaires de lecture publique et notamment de ceux des bibliobus. A cet effet, M. Poindron, chef du Service technique de la Direction des bibliothèques de France et membre du Comité de patronage de la « Société des lecteurs », avait adressé à quelques bibliothécaires de bibliothèques centrales de prêt, celles de l'Aisne, de la Moselle, du Loir-et-Cher, des Deux-Sèvres et du Rhône, une invitation à participer à ce débat ou, à défaut, à lui adresser par écrit les suggestions et observations qu'ils pouvaient avoir à formuler.
Si, en raison de leur éloignement de la capitale, la plupart des bibliothécaires ne purent assister à la séance, du moins leurs témoignages, dont M. Poindron fit état au cours de son intervention, suscitèrent un si vif intérêt qu'il fut décidé d'étendre l'enquête à l'ensemble des bibliothèques centrales de prêt, à d'autres bibliothèques circulantes, enfin à quelques-unes des bibliothèques municipales possédant des services de lecture publique, auxquelles il n'avait pas été possible de faire appel, faute de temps. Les chefs de ces établissements reçurent chacun une copie multigraphiée des réponses des bibliothécaires des bibliothèques centrales de prêt de l'Aisne, de la Moselle, du Rhône et des Deux-Sèvres, sur lesquelles ils étaient invités à donner leur opinion.
Le nombre et l'intérêt des réponses reçues témoignent de la faveur que recueillit, parmi les bibliothécaires interrogés, une enquête qui attirait leur attention sur quelques aspects particuliers du problème de la lecture publique en France. Cette étude ne veut être qu'un essai de synthèse des remarques auxquelles ils se sont livrés, en se fondant sur leur propre expérience de la lecture publique, sur leurs contacts avec les dépositaires et les lecteurs et - pour certains - sur des questionnaires qu'ils ont distribués, à l'occasion de cette enquête, parmi leur public.
Peut-être s'étonnera-t-on de relever, d'une réponse à l'autre, des divergences d'opinion, voire des contradictions, mais l'on ne doit pas perdre de vue que la situation de la lecture publique varie très sensiblement selon les départements et selon la catégorie de bibliothèques - bibliothèques départementales de prêt ou bibliothèques municipales - d'où émanent les réponses et que ces différences reflètent en réalité la composition très variée des divers publics des bibliothèques. Enfin l'on notera que la plupart de ces remarques concernent davantage la masse des lecteurs sur lesquels le bibliothécaire peut exercer une action directe et user de son influence, que ce petit nombre de lecteurs cultivés qui, s'il relève sensiblement par ses demandes de livres le niveau intellectuel d'un dépôt ou d'une bibliothèque, est moins facilement influençable.
Pourquoi lit-on? Les réponses des bibliothécaires sont presque unanimes à le souligner : on lit pour se distraire, beaucoup plus qu'avec le souci de s'instruire.
Ce besoin de distraction correspond également à un besoin d'évasion. Pour se distraire, la majorité des lecteurs désire s'évader du réel, des soucis de tous les jours; elle se trouve par là-même davantage attirée par les romans d'aventure, sentimentaux, comiques ou policiers. D'autres, surtout des hommes, veulent se distraire en changeant d'horizon ou de préoccupations, mais sans quitter le réel : ils recherchent des documentaires de voyages, d'explorations ou des ouvrages historiques; quelques-uns cependant manifestent une prédilection pour les témoignages sur l'histoire contemporaine, se rapportant à des événements connus ou en partie vécus par eux-mêmes. Certains préfèrent occuper utilement leurs loisirs en se documentant sur leur métier ou sur des activités annexes (livres techniques d'agriculture, de bricolage, d'arts ménagers...). D'une façon très générale et assez approximative, les citadins et habitants des gros bourgs recherchent avant tout dans la lecture un moyen d'évasion, alors que les ruraux seraient, au témoignage de Mlle Le Courtois, bibliothécaire de la Bibliothèque circulante départementale de la Haute-Vienne, davantage intéressés par le côté instructif de la lecture.
Ce désir d'évasion peut prendre bien des directions diverses : Évasion dans l'imaginaire, pour ceux qui lisent des romans et y cherchent l'oubli d'une existence monotone, de là l'indifférence que rencontre, dans les milieux simples, le roman contemporain, jugé trop triste, parce qu'il serre la réalité de trop près. « Même recherche d'évasion pour les jeunes filles et les femmes dans le domaine sentimental : ce qui plaît, en général, ce n'est pas le reflet dans un livre de leur vie quotidienne; elles aiment le monde conventionnel des châteaux, l'histoire qui finit bien, la vertu récompensée, la charmante jeune fille pleine de mérite qui épouse l'élu de son cœur. Il serait intéressant de faire une enquête dans les milieux féminins ruraux sur l'accueil réservé à des livres de valeur tels que Le Pain noir, Angélina fille des champs, ou Le Riz et la mousson, dont les qualités d'authenticité les situent à l'opposé de la littérature féminine courante. Ils reflètent la vie rurale dans toute sa vérité, ils exposent des destins tragiques et ils finissent mal, autant de raisons, et on peut le déplorer, pour qu'ils aient moins de succès qu'un roman optimiste d'Elizabeth Goudge » 3. Évasion dans le temps, qui fait le succès non seulement des romans historiques, mais aussi de la « petite histoire » et des biographies plus ou moins romancées. Évasion dans l'espace (vogue des livres de voyages, récits d'exploration), qui traduit peut-être moins un désir de connaissance de la psychologie des peuples qu'une envie de dépaysement, un goût de « l'exotisme facile qui apporte une séduction nouvelle à un thème déjà rebattu 4 ». Évasion dans l'inconnu également, dont paraît témoigner le succès croissant des romans d'anticipation ou de science-fiction. Enfin, et surtout, évasion hors de soi-même. Mais, quel que soit le motif d'un tel besoin d'évasion, on peut noter avec Mme Guillien, bibliothécaire de la Bibliothèque municipale de Villeurbanne, que, dans certains milieux, il oriente rarement vers des lectures de stricte information : « le romanesque, la fantaisie, l'imagination, l'intrigue policière, l'humour sont les grands favoris ».
Cependant, s'il est vrai que le lecteur qui lit pour se distraire, est davantage attiré par le roman ou les ouvrages qui s'en rapprochent, on ne saurait pour autant dénoncer le manque de curiosité du public ou son attrait pour le livre facile. Il est en effet des romans dont la lecture est une source de culture et d'enrichissement personnel et les efforts des bibliothécaires doivent tendre davantage à propager parmi le public le livre de qualité, qu'il s'agisse de romans ou de documentaires, qu'à lui imposer la lecture d'un ouvrage d'un niveau trop élevé et qui lui sera d'un profit médiocre. A cet égard, le roman peut apparaître comme un moyen de culture des plus efficaces. Mlle Delrieu, directrice de la Bibliothèque centrale de prêt du Bas-Rhin, va plus loin encore dans ce sens lorsqu'elle écrit : « Je préfère recevoir des demandes de livres médiocres (il en existe dans les meilleures bibliothèques) plutôt que de me bercer d'un optimisme entretenu par le contact des lecteurs « cultivés », le lecteur néophyte ne connaît ni Stendhal, ni Malraux, il ira tout droit à Delly ou à la Série noire. Tant pis pour ce début, pourvu que l'on y voie un point de départ; mieux vaut le contact avec le mauvais liseur que le silence, signe d'indifférence ou de mécontentement. »
On lit aussi pour s'instruire, encore qu'il soit assez difficile de faire la différence entre un souci réel de culture désintéressée et une curiosité, parfois indiscrète, sinon malsaine. « Ce besoin d'un minimum d'information facile dans tous les domaines assure le succès, dans le grand public, des journaux et des hebdomadaires, surtout des hebdomadaires illustrés; il est le signe de cette élémentaire curiosité d'esprit que la majorité des hommes portent en eux » 5.
C'est particulièrement chez les jeunes habitués d'une bibliothèque que l'on relève cette curiosité qui s'allie à un véritable désir de s'instruire. « De jeunes garçons, écrit M. Vaillant, conservateur de la Bibliothèque municipale de Grenoble, dès l'âge de dix ans, ne lisent exclusivement que des périodiques de vulgarisation technique et scientifique. » Chez les adultes, on constate que c'est la femme au foyer qui fera la plus grande consommation de romans d'évasion, sentimentaux ou policiers, alors que les hommes liront davantage pour s'instruire, c'est parmi eux que se recrutent principalement les amateurs de livres d'histoire, de voyages, de vulgarisation scientifique. « D'une façon générale, conclut Mlle Delrieu, il semble que l'homme soit plus réaliste que la femme dans le choix de ses lectures. » Dans les campagnes, celles de l'Hérault par exemple, on note le succès des ouvrages de documentation agricole, qu'ils soient relatifs à la mécanisation dans les fermes, à l'aviculture ou à la culture des arbres fruitiers; de même dans une cité ouvrière desservie par le bibliobus urbain de Grenoble, M. Vaillant a noté que les lecteurs manifestaient une préférence marquée pour les livres documentaires, tels que biographies ou récits de voyage, à l'exclusion des romans.
Le lecteur qui emprunte des livres avec le réel désir de se cultiver témoigne parfois d'une nette tendance à la « spécialisation » des lectures : tel notaire de campagne est passionné par la Renaissance italienne, tel directeur de cours complémentaire par la paléontologie. Sans doute de tels lecteurs ne forment-ils qu'une minorité dans l'ensemble du public d'une bibliothèque, mais ils en constituent ce qu'on pourrait appeler « l'élément-moteur » et c'est d'eux que le bibliothécaire se montre particulièrement fier, car ils contribuent indirectement à relever le niveau intellectuel d'un dépôt ou d'une section de lecture publique, même lorsqu'ils ne sont que l'exception.
Considérée comme une distraction, la lecture n'apparaît pas généralement comme une activité privilégiée entre toutes celles auxquelles l'homme peut avoir recours pour se distraire : « A l'exception de personnes âgées et de quelques lectrices, à peu près personne ne consacre exclusivement ses loisirs à la lecture, mais s'intéresse également à la radio ou au cinéma, à la musique, à la danse, au bricolage, aux sports, aux jeux de cartes, à la pêche, au jardinage, etc,... la lecture n'étant qu'un moyen comme un autre de se distraire, réservée de préférence au mauvais temps, aux heures creuses, le soir par exemple lorsqu'il n'y a aucune autre ressource au point de vue distraction 6 ».
A l'heure actuelle, c'est cependant la télévision qui paraît constituer le concurrent le plus sérieux de la lecture. Dans tous les départements où elle s'est répandue, les bibliothécaires constatent, comme dans le Haut-Rhin, la baisse très sensible des prêts qui a été la conséquence de son introduction. Il n'est cependant pas exclu qu'une fois le premier engouement passé « les possesseurs de postes de télévision reviennent aux joies plus calmes de la lecture ». Déjà, comme le note Mlle Berna, directrice de la Bibliothèque centrale du Haut-Rhin, « certains d'entre eux ont demandé des pièces pour les relire après les avoir vu représenter sur leur écran ». Dans les régions où la télévision est en service depuis plusieurs années, cet espoir semble être confirmé par les constatations auxquelles ont pu se livrer bibliothécaires et dépositaires. Il est certain que l'intérêt très médiocre que présentent la plupart des émissions télévisées ne saurait manquer d'inciter des lecteurs évolués et soucieux d'un plaisir de qualité à revenir au livre. Une lectrice du Havre, qui était restée assez longtemps éloignée de la bibliothèque, en a repris le chemin en déclarant : « Les émissions ne sont pas toujours intéressantes et cela fatigue les yeux. » A Grenoble également, « un ingénieur des ponts-et-chaussées, qui avait cessé tout emprunt en 1956, une fois en possession d'un appareil, revient depuis quelques mois en faisant remarquer que la télévision l'intéresse moins qu'au début ». Nombreux d'ailleurs sont les bibliothécaires qui estiment que la vogue actuelle de la télévision tient essentiellement à sa nouveauté et qu'après la nécessaire période d'adaptation « les vrais lecteurs se retrouveront aussi nombreux au bureau de prêt » 7. A l'opposé, nous relevons l'opinion - nettement entachée de pessimisme - d'un instituteur de la Charente qui écrit : « La radio et bientôt la télévision seront les fossoyeurs de la lecture, de la recherche, de la culture personnelle. »
Doit-on espérer avec Mlle Berna que le développement des télé-clubs parviendra à créer un modus vivendi entre la télévision et le livre. Les réflexions auxquelles s'est livré dans A livre ouvert 8 M. Simonnet, directeur de la Bibliothèque centrale de prêt de l'Aisne, à la suite de la lecture de l'ouvrage de Joffre Dumazedier 9 : Télévision et éducation populaire. Les télé-clubs en France ne le laissent guère prévoir : « on doit considérer comme à peu près nulle, écrit-il, l'incidence des télé-clubs sur les dépôts du bibliobus », les spectateurs des télé-clubs constituant une exception dans le public des téléspectateurs. Quant à la télévision individuelle, continue M. Simonnet, « nous sommes obligés de constater son incidence purement négative sur la lecture. Dans deux villages du département où fonctionne un poste de télévision chez un particulier hospitalier, nous avons remarqué une baisse catastrophique de l'activité du dépôt du bibliobus. Le public accaparé par la télévision, ne lit plus ou lit moins ». Et ce ne sont certes pas, on le verra plus loin, les émissions littéraires qui ramèneront la majorité du public à la lecture.
Mais ce n'est pas seulement la télévision qui se révèle une redoutable concurrente de la lecture. D'autres incidences, moins facilement décelables, sont également très fortes : « Il suffit de l'ouverture d'un café dans un village pour faire diminuer le nombre des lecteurs ou de l'électrification rurale qui permet à de nouveaux foyers d'avoir la radio 10 ».
Il n'est pas jusqu'aux considérations météorologiques qui n'influent sur la fréquentation d'un dépôt. En voici quelques exemples qui nous sont fournis par Mlle Blum, directrice de la Bibliothèque centrale de prêt du Loir-et-Cher : « Le maïs s'implante actuellement dans le département; cette année l'épluchage du maïs à la veillée en novembre et en décembre nous a supprimé de nombreux lecteurs à la saison des veillées. De même un hiver doux comme celui que nous venons de traverser a été peu favorable à la lecture, car les paysans ont pu s'occuper à l'extérieur presque tout l'hiver. »
On voit, par ces exemples, le peu d'importance qu'occupe la lecture, dans les activités de certains milieux particulièrement réfractaires, à qui elle apparaît moins comme une source d'information et d'enrichissement intellectuel que comme une ressource utilisable pour « passer le temps » dans les campagnes où n'existe aucun autre moyen de distraction. « La recommandation souvent entendue des parents à leurs enfants : « Ne perds pas ton temps à lire » est le témoignage d'un état d'esprit trop répandu dans les milieux ruraux ainsi que dans certains milieux urbains qui voient dans la lecture « l'apprentissage de la paresse ». Telle mère se hérisse en voyant son enfant lire alors qu'il pourrait au jardin sarcler les haricots. Telle autre n'admet un livre dans le sac de la petite bergère que le dimanche ». Cet état d'esprit, pour être exceptionnel, n'en témoigne pas moins de la difficulté que rencontrent parfois les bibliothécaires dans l'accomplissement de leur mission, qui est précisément d'introduire le livre et de faire naître le goût de la lecture dans des milieux sinon hostiles, tout au moins indifférents.
De tels exemples qui montrent, chez l'enfant aussi bien que chez l'adulte, le désir de lire contrarié par le milieu familial ou social n'empêchent pas que la lecture ne soit considérée généralement comme une activité libre.
Elle est d'autant plus libre, comme le souligne Mlle Delrieu, directrice de la Bibliothèque centrale de prêt du Bas-Rhin, « que le niveau intellectuel du lecteur est plus élevé. Un lecteur débutant est venu à la lecture sous une influence quelconque (à commencer par celle de l'école), mais s'en remet volontiers à un guide pour orienter son choix. En revanche, un lecteur vraiment cultivé est moins sensible à une influence extérieure, que ce soit celle d'une personne ou celle de l'actualité ». Et à cette constatation fait écho la remarque pleine de bon sens d'un lecteur de la Charente : « Cette liberté est limitée évidemment par le temps, mais aussi par les moyens intellectuels du lecteur ». Et le brave homme de conclure : « Pourrais-je lire Einstein 11 »?
La composition même du choix de livres qu'il a à sa disposition restreint de même la liberté du lecteur : et à cet égard les populations rurales paraissent plus défavorisées que les populations citadines, puisqu'elles n'ont à leur disposition que le dépôt fait, dans quelques départements privilégiés, par le bibliobus de la Bibliothèque centrale de prêt ou d'un organisme analogue : elles choisissent en fonction de ce qui leur est offert 12. « Il y a cependant plus de liberté pour un lecteur à choisir un livre sur les rayons d'une bibliothèque qu'à aller le samedi soir s'asseoir dans l'unique salle de cinéma du village où il ne peut choisir son film 13 ». Et le choix, même restreint, qui s'effectue sur les rayons d'un bibliobus ou d'un dépôt reflète néanmoins les aspirations des lecteurs, puisque c'est en fonction de leurs demandes ou de ce qu'il est possible de connaître de leurs goûts que les livres ont été sélectionnés par le dépositaire ou le bibliothécaire. Enfin, l'on ne saurait oublier que le public d'un dépôt peut avoir à sa disposition l'un quelconque des volumes que renferment les magasins de la bibliothèque circulante, en en faisant la demande assez tôt pour que ce volume lui soit apporté par le bibliobus au cours de sa prochaine tournée.
Au nombre des influences les plus notables qui s'exercent sur les lecteurs, il convient de citer en premier lieu celle de la presse, qu'elle soit écrite (journaux de Paris ou de province), parlée (radio) ou audio-visuelle (télévision). On est cependant amené à constater que cette influence s'exerce presque exclusivement de manière détournée et que ce sont précisément les rubriques littéraires qui recueillent le moins de lecteurs.
On doit assurément déplorer que, dans la majorité des journaux de province, il soit fait une place aussi restreinte aux activités littéraires, que la chronique des livres soit presque exclusivement composée de « prières d'insérer », que le compte rendu des manifestations littéraires locales soit consacré le plus souvent à une énumération des personnalités présentes. En serait-il autrement, il n'est pas certain que le public s'inspirerait pour autant dans le choix de ses lectures des conseils qui lui seraient donnés dans la presse. Sans doute, quelques grands quotidiens provinciaux ont-ils des chroniqueurs littéraires dignes de ce nom; mais la publication de leurs comptes rendus ne paraît pas donner lieu, dans les bibliothèques, à un accroissement du prêt des ouvrages qui y sont recommandés.
Il est cependant certain que les périodiques locaux sont lus et appréciés par un public avide de nouvelles, mais ce qui se lit avec le plus de ferveur, ce sont les pages d'informations locales, les nouvelles sportives 14.
Quant à la presse de Paris - quotidiens d'informations, hebdomadaires et revues littéraires - elle n'est reçue et lue que par un petit nombre qui se recrute principalement dans les agglomérations urbaines ou parmi les « notabilités » des gros bourgs et qui ne constitue qu'une très faible proportion des habitués d'une bibliothèque. L'influence de cette presse est cependant moins limitée qu'il ne pourrait paraître de prime abord. Si, comme le souligne M. Simonnet, elle n'est effective dans une ville comme Soissons que pour une dizaine de personnes, on observe cependant à la Bibliothèque municipale une corrélation entre le nombre de sorties d'un livre et la place qui lui a été faite dans les comptes rendus des revues et des hebdomadaires parisiens. Et cela, sans doute, par l'amplification qu'apporte la critique parlée, la conviction, qui se répand de proche en proche, à la suite de rencontres, réceptions, qu'il faut avoir lu tel livre. « C'est au fond, conclut M. Simonnet, un cas banal de conformisme social ».
Même constatation pour la radiodiffusion et la télévision, l'influence de leurs émissions littéraires est réelle, mais extrêmement limitée. Ces émissions ne touchent pas le grand public, d'abord parce qu'elles sont diffusées à des heures extrêmement incommodes pour lui (« Après une journée de classe, un instituteur ne peut se permettre d'attendre l'émission télévisée Lectures pour tous, jusqu'à 22 h 10 ou 22 h 40 - le bibliothécaire non plus d'ailleurs 15 »), ensuite parce que leur conception et leur présentation les mettent hors de portée de la masse (« Un animateur de télé-club me disait avoir tenté de garder quelques spectateurs à l'émission Lectures pour tous, après une séance de variétés, où il y avait une trentaine de personnes, il ne put en retenir qu'une seule 16 »). Ce qui est vrai pour la télévision l'est aussi pour la radio : « La radio pourrait être salutaire, si les quarts d'heure littéraires étaient un peu plus vivants et donnés à des heures où le travailleur est à l'écoute 17 ». M. Joffre Dumazedier, dans son enquête sur Télévision et éducation populaire 18, aboutissait déjà en 1955 à la même conclusion, toujours en ce qui concerne l'émission Lectures pour tous : « Le nombre d'approbateurs de cette émission est compris entre 4% et 8%, le pourcentage de désapprobation dépasse 20% et nous avons déjà expliqué que le nombre exceptionnellement élevé de non-réponses ne pouvait être interprété que comme un signe de désapprobation! Les non manuels eux-mêmes n'aiment guère cette émission... Enfin, il ne s'est trouvé personne parmi les petits fermiers et les ouvriers pour approuver Lectures pour tous... Le problème de l'initiation à la lecture par la télévision n'est donc pas du tout résolu avec cette émission qui vient d'obtenir le prix 1954 de la télévision et le titre Lectures pour tous ne correspond nullement aux résultats réellement obtenus dans le public des télé-clubs ».
En revanche, d'autres rubriques - et particulièrement les feuilletons, qu'il s'agisse de ceux des journaux, de la radiodiffusion ou de la télévision - exercent une influence certaine sur les demandes de livres, une influence qui rejoint celle qui se manifeste après le passage dans les salles de province d'un film inspiré d'un roman, ou bien encore sa retransmission sur les écrans de la télévision. « Nous nous souvenons tous, écrit Mlle Masson, des difficultés créées au service de prêt urbain et rural par l'adaptation radiophonique du Comte de Monte-Cristo et par la projection de Gervaise ». On peut d'ailleurs suivre presque à la trace le passage d'un film à travers les localités d'un département à mesure que les demandes concernant le livre d'où le film a été tiré parviennent au siège de la bibliothèque centrale de prêt, « demandes d'autant plus intéressantes pour le bibliothécaire qu'elles sont plus échelonnées 19 ». Il suffit parfois d'ailleurs qu'un film soit sorti en exclusivité à Paris pour inspirer des demandes - avant même son passage en province. « Un roman adapté au cinéma sera nécessairement demandé, même si le film n'a pas été projeté en ville. La constatation a été faite pour une quarantaine de titres 20 ».
Mais il arrive aussi que cette influence s'exerce en sens contraire. « A l'annexe de Montgeon (au Havre), des lecteurs de milieu très simple qui ont vu les films refusent de lire les livres dont ils sont tirés : « C'est inutile, je sais ce qui se passe ».
On constate également la vogue - mais à un degré moindre - des ouvrages inspirés d'un film. « Souvent, écrit Mlle Blum, on nous demande des titres de films, sans se préoccuper de savoir si c'est du roman qu'a été tiré le film ou du film que l'on a extrait un mauvais livre ».
Il est d'ailleurs à noter que tout film - ou tout feuilleton radiophonique ou télévisé - ne suscite pas le même afflux de demandes de la part des lecteurs. Citons encore : « Depuis Le Rouge et le Noir, nous n'avons plus un Stendhal en rayons. Par contre, Moby Dick n'a provoqué aucune demande. Il convient d'ailleurs de préciser que seuls sont demandés les ouvrages autour desquels il a été fait une certaine publicité qui a rappelé qu'il y avait un livre ». La condition semble être que le titre du film soit le même que celui du roman : « Ainsi cet hiver, Multiples splendeurs de Han Suyin n'a pas été plus demandé quand est passé La Colline de l'adieu, et en ce moment, même remarque pour Le Christ recrucifié, bien que le film Celui qui doit mourir connaisse un succès réel 21 ».
On pourrait se livrer à des constatations presque identiques au sujet des pièces de théâtre qui sont représentées sur les scènes municipales de province, à Mulhouse par exemple où une « pièce inscrite au programme du théâtre municipal sera demandée pendant la saison, avant et après la représentation. Le théâtre a fait découvrir des auteurs ignorés à Mulhouse : ainsi Roussin. Deux pièces de cet auteur ont été jouées pendant la saison 1956-1957. La bibliothèque municipale n'en possédait aucune œuvre et n'avait jamais été sollicitée. Les pièces de Roussin nous sont aujourd'hui très demandées. Il en est de même pour les pièces jouées à la radiodiffusion ou à la télévision, avec cette réserve toutefois que la télévision provoque plus de demandes pour les œuvres dramatiques que les émissions de théâtre radiophonique 22 ».
Quant au rôle joué par les bandes dessinées, dont la majorité des bibliothécaires regrette d'ailleurs la prolifération dans la presse et qui, toutes proportions gardées, procèdent de la même technique de découpage que les adaptations radiophoniques ou cinématographiques d'une œuvre littéraire, il varie notablement selon les départements : ici très grand, là pratiquement inexistant. Alors que dans l'Ariège ces bandes ne suscitent aucune demande particulière, dans l'Hérault, au contraire, leur publication « amène toujours la demande de l'œuvre publiée. Il semble qu'après leur lecture, le lecteur reste insatisfait. Il recherche le livre pour avoir plus de détails, pour apprécier plus complètement certains passages ».
En revanche, tous les bibliothécaires s'accordent à reconnaître l'influence exercée par les feuilletons de la presse écrite. Il convient tout d'abord de remarquer que dans la presse provinciale, bon nombre de feuilletons sont des rééditions d'œuvres déjà imprimées. Dans d'autres cas, la publication en feuilletons coïncide avec la sortie du livre en librairie. Aussi, est-il assez fréquent que des lecteurs se précipitent à la bibliothèque, afin d'en connaître le dénouement sans attendre d'en lire la suite dans le journal : « Un père de famille ayant commencé Croc-blanc dans l'hebdomadaire de sa fillette en est venu solliciter le prêt à la bibliothèque, n'ayant pas la patience d'attendre huit jours ». Ce qui est valable pour la Bibliothèque municipale de Toulouse l'est aussi pour la Bibliothèque centrale de prêt de la Haute-Garonne : « On veut savoir la fin sans attendre qu'elle paraisse par fragments dans le périodique. Que de Roses de septembre désirées avant qu'elles ne figurent aux vitrines des libraires! »
En évoquant le rôle de la presse parisienne, quotidiens, hebdomadaires et revues littéraires, qui est en général, tout au moins dans les milieux ruraux, peu lue en province, il faudrait mettre en parallèle le très réel succès rencontré par les illustrés, tel Match, ou encore par les hebdomadaires féminins, ainsi que par les périodiques de la presse « dite du cœur », que l'on rencontre partout et que lit la jeunesse. « Pour beaucoup c'est là leur seule lecture, l'illustré a des avantages : la couleur, le prix et surtout le format; on peut le plier, le mettre dans sa poche et le lire pendant que l'on garde les troupeaux; grand avantage que n'a pas le livre. Et si, par hasard, au cours d'un hiver on va demander un livre à l'école, on demandera un livre qui se rapproche de cette « presse du sentiment », on cherchera un titre qui rappelle les titres enchanteurs de ces magazines 23 ».
Ce sont les publications féminines comme Marie-Claire, Elle, qui ont suscité l'enthousiasme pour Michel Davet, Daphné du Maurier, Daniel Gray, etc... 24. Et le succès d'une Françoise Sagan, encore accru depuis son accident, tient peut-être moins aux prix dont ses romans ont été couronnés, aux mérites intrinsèques de ses ouvrages, ou même à la publicité que son éditeur a faite autour de sa personne, qu'à la place qui lui a été réservée dans les hebdomadaires féminins 25. Mais le plus souvent, hebdomadaires féminins, hebdomadaires illustrés suffisent à satisfaire le besoin réel de lecture qui existe parmi la masse; en ce sens, ils exercent une influence plutôt néfaste, ainsi que le constate Mlle Berna : « les hebdomadaires et les revues qui sont lus couramment par les jeunes dans les campagnes : Confidences, Intimité, ou encore les journaux sportifs, sont les grands ennemis de la lecture des livres. Les jeunes filles y prennent le goût des lectures frelatées, les jeunes gens sont entraînés à borner leur intérêt aux compétitions de boxe et de football... »
Quelle que soit l'influence exercée par la presse écrite, la radio, la télévision sur la lecture, il est certain que ces divers moyens pourraient jouer, dans la formation intellectuelle du public, un rôle plus important que celui qu'ils jouent actuellement. Un certain nombre des suggestions qu'a formulées M. Dumazedier, dans son ouvrage Télévision et culture 26 pourraient être méditées avec fruit par les responsables des émissions radiophoniques ainsi que par les rédacteurs des journaux et des hebdomadaires - parisiens ou provinciaux : « L'éducation populaire par la télévision, écrit-il, ne devrait pas se limiter à un petit nombre d'émissions, mais s'étendre à une plus large part des programmes. Nous retiendrons plus particulièrement les réflexions qu'inspire à M. Dumazedier le problème de l'initiation à l'oeuvre littéraire par la télévision. Cette initiation, en effet, « ne saurait se borner à une émission sur les derniers romans parus... Il existe en France un vaste problème du développement de la lecture publique auquel la télévision pourrait apporter une aide puissante. Nous avons souligné l'intérêt de nos téléspectateurs pour l'actualité. L'initiation à la lecture devrait exploiter à fond le centre d'intérêt. L'actualité d'un livre n'est pas forcément d'origine littéraire. Pour 90% de la population, elle relève d'une tout autre origine : l'actualité politique, sociale, humaine ».
Cet intérêt du public pour l'actualité sous toutes ses formes se traduit, dans les bibliothèques, par des emprunts de livres concernant les grands événements nationaux et internationaux : « A la Bibliothèque municipale de Niort, écrit Mme Philippe-Levatois, les lettres du maréchal Bugeaud ont été très demandées depuis les événements d'Algérie. Pendant vingt ans, elles n'avaient jamais été empruntées. A la Bibliothèque centrale de prêt des Deux-Sèvres comme à la Bibliothèque municipale de Niort, tous les livres sur le pétrole et sur Suez, des romans aux ouvrages les plus sérieux, en passant par les documentaires accessibles, sont sans cesse demandés ».
Ailleurs, cependant, il semble que se manifeste, parmi les lecteurs, un certain sentiment de lassitude, un déclin d'intérêt pour des événements dont ils ne sont plus que les témoins passifs et impuissants. C'est du moins le sentiment de M. Granet, conservateur de la Bibliothèque municipale de Nantes : « Si la guerre d'Indochine a suscité, il y a quelques années, un peu de curiosité plus ou moins inquiète, celle-ci a cessé avec la fin des hostilités; les événements de Hongrie et d'Algérie, l'affaire de Suez, n'ont eu aucune répercussion sur l'activité journalière de nos dépôts ».
C'est assez souvent à l'actualité, que nous appellerons anecdotique, que vont les préférences du public : « Par exemple, le récit de la récente visite de la reine d'Angleterre abondamment publiée dans tous les journaux, a provoqué des demandes d'ouvrages sur la famille royale anglaise et la Grande-Bretagne en général 27 ». Mlle Delrieu remarque d'autre part que « certains événements locaux éveillent la curiosité du public plus encore que les événements mondiaux. A Montreux-Vieux, par exemple, un jeune homme de la commune ayant été désigné pour prendre part à l'actuelle expédition de Paul-Émile Victor, il y a eu des demandes répétées d'ouvrages sur les explorations polaires et particulièrement sur la Terre-Adélie. Ailleurs le départ de deux enfants du pays pour le Canada a suscité beaucoup d'intérêt pour ce pays ». Ces constatations sont confirmées par celles auxquelles s'est livrée Mme Philippe-Levatois lorsqu'elle écrit que la lecture est « canalisée par toutes les incidences de vie qu'il n'est pas très difficile de cerner : la vie personnelle de la famille, du clan. Les événements qui la traversent influent sur les lectures des membres. Un enfant s'en va vivre à l'étranger, lui-même et sa famille cherchent à lire les livres qui leur donnent la clé de ce pays ».
L'une des tâches du bibliothécaire - et la presse, la radiodiffusion, la télévision ne pourraient-elles pas lui apporter un concours efficace? - devrait être précisément, compte tenu des divers centres d'intérêt, d'inciter les lecteurs à se dégager du cadre étroit de leurs préoccupations personnelles et à les faire participer aux activités d'un cercle moins restreint que celui qui se limite à leur famille, leur village ou leur canton. Ses effets en ce sens sont très souvent payés de succès.
Quant à l'actualité littéraire, elle n'atteint, elle aussi, le public « que dans la mesure où elle devient actualité tout court (titres de journaux et radio) » 28, aussi se restreint-elle le plus souvent à cette période de fin novembre-début décembre au cours de laquelle sont distribués les grands prix destinés en principe à couronner les meilleurs romans parus dans l'année. En raison de la publicité qui leur est faite, les oeuvres primées sont l'objet d'une assez forte demande dans les dépôts et les bibliothèques, bien qu'en réalité la proportion des lecteurs touchés soit infime : « elle ne dépasse pas la couche socialement la plus aisée » 29 ou à tout le moins la plus cultivée. Dans les campagnes, ce sont essentiellement les instituteurs, les responsables des dépôts et les « notabilités » qui les réclament, mais la masse des lecteurs ignore leur existence.
L'influence des prix littéraires, si elle est réelle, est néanmoins très passagère : moins de quatre ou cinq mois après l'attribution des prix, les ouvrages couronnés rentrent « dans le rang et dans l'oubli » selon l'expression de M. Granet. Elle est peut-être plus durable dans les dépôts desservis par bibliobus, qu'il est en effet impossible de ravitailler tous en même temps en romans primés et dont les habitués se montrent plus patients.
Il existe d'ailleurs une hiérarchie des prix : le Goncourt et le Fémina viennent au premier rang, ensuite le Renaudot et l'Interallié. Le grand prix du roman de l'Académie française est aussi ignoré que le prix Nobel et les autres prix étrangers 1.
Il faut, pour que le succès d'un roman couronné persiste, ou bien que l'œuvre présente un réel mérite, ou qu'il entre en jeu des considérations particulières : à Nantes, par exemple, Week-end à Zuydcoote continue à jouir de la faveur du public nantais en raison de la personnalité de son auteur, Robert Merle, qui était professeur à la Faculté des lettres de Rennes. Au Havre, le Rivage des Syrtes de Julien Gracq et les Mandarins de Simone de Beauvoir continuent à être demandés, tandis qu'à Mulhouse le même Julien Gracq est rangé avec Pierre Gascar et Béatrix Beck parmi les écrivains dont la cote a sensiblement baissé auprès des lecteurs.
S'il n'est pas douteux qu'il entre du « snobisme » dans l'engouement passager dont bénéficient les prix littéraires, il serait exagéré de dire qu'il n'y entre que du « snobisme ». Les prix n'auraient-ils pour utilité que d'attirer l'attention du public sur un aspect - sans doute le plus factice - de la vie littéraire que leur existence se trouverait justifiée : « ils demeurent pour beaucoup l'occasion d'un contact presque unique avec la littérature française actuelle 30 ».
Cet engouement est dû surtout à un sentiment de curiosité pour le livre dont tout le monde parle et également à un reste de confiance à l'égard des arrêts des jurys littéraires. Cette confiance tend d'ailleurs à être ébranlée un peu plus chaque année tant en raison de la multiplicité des prix que de la qualité contestée des ouvrages couronnés.
Il est significatif que deux bibliothécaires signalent en même temps une désaffection croissante depuis deux ans pour les prix littéraires. Cette désaffection peut d'ailleurs aboutir à de la méfiance, voire de l'hostilité. Certains lecteurs sont irrités par le « battage » qui est fait autour des prix; d'autres en viennent à poser des questions nettement insidieuses sur « la composition des jurys, le choix des dits jurys et les critères qui les guident 31 ». Un dépositaire du bibliobus de la Charente écrit : « les prix littéraires n'ont aucune influence dans notre région où, heureusement, on les ignore complètement ». Citons encore quelques réflexions de lecteurs : « Les prix récompensent beaucoup l'éditeur, un peu l'auteur et punissent le lecteur ». « Du moment que c'est un prix, c'est zéro ».
C'est là un état d'esprit qui ne devrait pas laisser indifférents les membres des jurys littéraires s'ils ne veulent pas compromettre l'utilité - et en fin de compte - l'existence même des prix.
Quant aux prix littéraires décernés aux livres pour enfants, ils sont la plupart du temps ignorés, ce qui est assez compréhensible du fait que c'est l'enfant lui-même qui choisit le plus souvent le livre sur les rayons et qu'il ne se soucie guère de savoir s'il a reçu ou non un prix. Ces prix pourraient à la rigueur avoir une influence sur les parents, mais la publicité faite autour des prix de livres pour enfants n'est pas assez importante pour atteindre le grand public.
L'attribution d'un prix n'est pas la seule raison qui contribue à la vogue d'un livre auprès des lecteurs d'une bibliothèque. Citons, parmi les livres qui sont particulièrement demandés par le public, les romans cycliques du genre de ceux d'Henri Troyat ainsi que les ouvrages en plusieurs volumes, ceux-ci fussent-ils aussi nombreux que les 27 tomes des Hommes de bonne volonté, et, pour une tout autre cause, les oeuvres qui ont bénéficié d'un quelconque succès de scandale, qu'il s'agisse de celles de Roger Peyrefitte, ou a fortiori, de celles du marquis de Sade. « Dans la semaine qui a suivi la condamnation de l'éditeur J.-J. Pauvert, écrit M. Simonnet, j'ai enregistré à la Bibliothèque municipale de Soissons trois demandes de livres de Sade auxquelles il m'a été impossible de donner suite ».
Il est d'ailleurs des vogues mystérieuses, comme le souligne Mlle Blum, « telle celle de Slaughter, qui a atteint successivement toutes les bibliothèques centrales de prêt et dont les bibliothécaires ignoraient généralement jusqu'au nom. Telle également celle des Hommes en blanc qui persiste après plusieurs années. Il est difficile de savoir à quoi attribuer ces engouements qui atteignent successivement les différents départements : ces livres étaient en pleine vogue dans l'Isère en 1951; j'ai vu leur succès gagner l'Indre-et-Loire en 1953, et quelques mois plus tard, le Loir-et-Cher ». Mais, en l'occurrence, ne faut-il pas chercher la raison de ce succès dans l'intérêt que suscite actuellement sur les lecteurs les ouvrages qui touchent au milieu médical, comme c'est le cas pour les Hommes en blanc et la plupart des romans de Slaughter?
Il y a donc un certain nombre d'influences qui, pour être moins facilement perceptibles au bibliothécaire que celles de la presse, de la radio, du cinéma, des prix littéraires, existent néanmoins et décident bien souvent du succès d'un livre, entre autres l'influence réciproque des lecteurs les uns sur les autres : « Dans un dépôt rural, écrit Mlle Bernard, bibliothécaire à la Bibliothèque centrale du Rhône, la carrière d'un livre dépend presque essentiellement de l'opinion du premier lecteur; s'il lui plaît, il sera lu par tout le village; s'il a le malheur de déplaire, il dormira au fond de la caisse pendant six mois ». Cette observation est confirmée par les réponses de la plupart des bibliothécaires qui soulignent l'importance d'une publicité orale qui n'a d'effet sans doute qu'à l'intérieur d'un cercle restreint, mais qui n'en est pas moins efficace. L'opinion formulée par un lecteur au moment où il restitue un ouvrage à la bibliothèque ou au dépôt, la recommandation d'un ami, d'un parent ou même d'un inconnu, autant de facteurs déterminants du succès d'un livre parmi la population d'un village ou les habitués d'une bibliothèque. « De leur propre aveu, ainsi que l'a noté Mme de la Motte, conservateur de la Bibliothèque municipale de Périgueux, directrice de la Bibliothèque centrale de prêt de la Dordogne, les lecteurs sont très sensibles à la critique parlée... A la Bibliothèque municipale de Périgueux, nous avons constaté que de nombreux lecteurs non seulement étaient sensibles aux avis qui leur étaient donnés, mais encore sollicitaient volontiers les conseils des personnes dont ils reconnaissent la compétence ou dont ils partagent les goûts ». Il est donc évident que beaucoup de livres ne sont lus que parce qu'ils ont fait l'objet de cette propagande orale, dont l'efficacité est démontrée par le rôle que peuvent jouer, à l'intérieur d'une bibliothèque ou d'un dépôt, les associations de lecteurs. Si leurs débats sont à l'origine de nombreuses demandes de livres, en revanche l'influence des sociétés littéraires provinciales n'atteint pas le grand public et ne s'exerce qu'en cercle fermé.
Il existe cependant des sociétés de conférences ou d'autres sociétés groupant des amateurs de spéléologie, de photographie, etc... qui peuvent contribuer à orienter la lecture d'un public plus vaste que celui de leurs membres. Si à Albi et dans le Tarn, les conférences des Jeunesses musicales sont sans effet sur la lecture, dans les Deux-Sèvres et à Niort, au contraire, elles sont à l'origine de demandes de biographies musicales; d'autres conférences qui sont illustrées par la projection de vues fixes ou de films documentaires, semblent, selon Mlle Masson, « épuiser les curiosités sur un sujet donné par la juxtaposition de la conférence et de l'image et elles ne provoquent aucune demande de livres ».
Signalons enfin l'attrait qu'exercent, sur de nombreux habitués des bibliothèques, les vitrines des libraires. Celles-ci, comme l'indique Mme Gauthier, bibliothécaire de la Bibliothèque municipale de Limoges, ont « sur tous les lecteurs une influence considérable que la bibliothèque peut tenir pour bénéfique; les vitrines offrent une compensation au désavantage que nous trouvons à présenter au lecteur l'indispensable reliure de toile, d'aspect anonyme ».
Mais, ainsi que le souligne très justement M. Lemaire, bibliothécaire de la Bibliothèque municipale de Beauvais, la plupart des lecteurs qui pénètrent dans une salle de prêt n'ont pas en général une idée bien définie du livre qu'ils sont venus y chercher. « Sur 14 lecteurs, 3 seulement connaissent le titre du livre qu'ils demandent et encore parce qu'il s'agit d'une suite à un ouvrage qu'ils ont déjà lu. Les 11 autres sont vacants, non pas l'esprit vide, mais disponible... Vacance d'esprit, ils entrent sans savoir avec quoi ils ressortiront ».
Nombreux sont les lecteurs qui s'attardent devant les rayonnages d'une bibliothèque, lorsque celle-ci leur offre l'accès libre, afin d'y prolonger le plaisir de la flânerie au milieu des livres. N'est-il pas souvent pour beaucoup l'occasion d'heureuses découvertes ainsi que le déclare une habituée de la Bibliothèque municipale de La Rochelle, vendeuse dans un grand magasin : « Je ne parlerai pas exactement du hasard des rencontres sur les rayons, mais j'aime avoir l'impression de découvrir des auteurs ».
Dans une telle disposition d'esprit, il n'est pas étonnant que le choix d'un livre soit influencé par des considérations toutes matérielles, l'emplacement du volume sur le rayon notamment, son exposition à la lumière, la hauteur de la tablette sur laquelle il se trouve rangé.
La présentation matérielle du volume n'exerce pas une moindre attirance. Un papier de bonne qualité, une typographie claire et aérée, une reliure aux couleurs vives retiennent l'attention des lecteurs. Sans doute, tous ces facteurs ne suffiront pas à déterminer leur choix s'ils pressentent que le contenu de l'ouvrage ne les intéressera pas, mais il faut en tenir compte 32. Le principal, d'ailleurs, paraît être le corps de l'impression. « Des caractères assez gros et visibles sont recherchés, à priori, avant toute considération de texte, par nombre de personnes âgées et même de plus jeunes, dont la vue est fatiguée 33 ». « La plupart des lecteurs de la commune refusent tout livre écrit fin que je leur propose », écrit un dépositaire du bibliobus de la Dordogne.
Les dimensions du livre constituent également un élément appréciable. Le livre doit être ni trop épais, ni trop mince, encore que la grosseur fasse souvent prime 3. Les formats quarto, trop lourds ou trop encombrants, sont délaissés 34. Ce qu'il faut avant tout, c'est que le livre reste maniable, aisé à transporter.
Plusieurs bibliothécaires s'accordent à constater la préférence très marquée que manifestent les lecteurs pour les livres brochés. Les livres brochés sont en effet considérés par les usagers comme des nouveautés 2, alors qu'un livre relié est, pour certains, un livre vieux 35. L'habitude qu'ont prise un certain nombre d'éditeurs de recouvrir leurs nouveautés d'une jaquette illustrée entre pour beaucoup dans cette préférence du public. Aussi certains bibliothécaires ont-ils soin, en faisant relier un volume, de conserver la jaquette et de la coller sur la reliure.
Une présentation originale sera également vivement appréciée. Le succès remporté dans les bibliothèques publiques par les reliures des clubs du livre ainsi que par les imitations qu'en ont fait de nombreux éditeurs n'est plus à démontrer; mais aussi toute présentation nouvelle, qui rajeunit un texte, contribue efficacement à sa diffusion parmi les lecteurs. « C'est ainsi que le même titre sort 90 fois dans l'Idéal-bibliothèque et 10 fois dans la Bibliothèque verte à cause de la typographie aérée, du beau papier, de l'illustration en couleur de la première 36 ».
Ce qui est valable pour les romans ne l'est pas moins pour les documentaires, mais il semble que, pour cette dernière catégorie d'ouvrages, ce soit l'illustration qui joue un rôle prépondérant : « les documentaires non illustrés rebutent 37 ». Le succès croissant des livres de voyage et des livres sur les animaux est ainsi dû en grande partie et de l'aveu de tous à la qualité de leurs photographies ou de leurs illustrations en couleur 38.
Enfin, il est évident que, si certains lecteurs sont en partie guidés, dans leur choix, par la fréquence de sortie d'un livre, celui-ci, pour être emprunté, ne doit pas présenter des signes trop manifestes d'usure et de délabrement.
Le titre d'un livre suffit parfois à lui seul à déterminer le lecteur. L'auteur n'intervient que rarement. Il est d'ailleurs à noter que certains dépositaires ruraux ignorent eux-mêmes les noms de grands écrivains contemporains.
Cependant, lorsqu'un lecteur a apprécié un livre, il retiendra plus facilement le nom de son auteur et demandera d'autres ouvrages du même écrivain. M. Pons signale, à cet égard « l'importance, dans un livre, du rappel de la Liste des œuvres du même auteur, car très souvent le lecteur l'examine. Elle exerce sur lui une influence indiscutable, car, du moment qu'un premier livre lui a plu, il est en droit de supposer que les autres sont de la même veine. C'est le cas pour les romans de Frison-Roche. N'importe quel lecteur qui en a lu un retient aussitôt les titres des autres et les demande un jour ou l'autre, au besoin en les déformant ». Les ouvrages parus dans la même collection qu'un livre déjà apprécié bénéficient également d'un préjugé favorable. Le succès qu'ont rencontré notamment celles qui regroupent des romans étrangers (Feux croisés, Pavillons, etc.) a incité les éditeurs à multiplier les collections, offrant, pour tous les volumes publiés, une présentaton matérielle identique qui permet de les faire facilement reconnaître.
Enfin, il est indéniable que, lorsque le lecteur éprouve une certaine difficulté à effectuer un choix personnel, les avis du dépositaire dans les campagnes ont pour lui une très grande importance. Ceux-ci suffisent à assurer le succès d'un livre dans un dépôt de bibliobus : « Les lecteurs, écrit une dépositaire du bibliobus de l'Hérault, se fient en grande majorité aux conseils de la dépositaire. Celle-ci exerçant depuis plus de dix ans son rôle de distributrice de livres, connaît ses lecteurs et essaie de donner à chacun ce qui peut l'intéresser. » On conçoit néanmoins l'embarras d'un dépositaire devant un lot de livres qui lui sont pour une bonne part inconnus. Les conseils du bibliothécaire à l'occasion du passage du bibliobus, les fiches critiques insérées à l'intérieur du livre, les analyses et comptes rendus publiés dans les bulletins de liaison à l'intention des responsables lui permettront d'orienter le choix de ses lecteurs.
Dans les bibliothèques de lecture publique, également, les avis de la personne qui est en contact avec les lecteurs sont très écoutés. De là l'importance que les habitués attachent à sa « permanence », son remplacement par un bibliothécaire moins au courant de leurs goûts et de leurs désirs pouvant entraîner une baisse sensible des prêts et une désaffection à l'égard de la bibliothèque.
L'influence du bibliothécaire, qu'elle s'exerce directement ou indirectement - par l'intermédiaire des dépositaires - ne saurait donc être sous-estimée. Bien souvent, l'existence même d'une bibliothèque à un endroit passager ou la création d'un dépôt dans les campagnes, à condition que l'une et l'autre bénéficient de la publicité convenable, suffisent à faire naître un besoin de lecture, mais dans la plupart des cas, c'est l'action du bibliothécaire qui reste déterminante. Dans la mesure, en effet, où le lecteur a tendance à se laisser entraîner par une certaine routine, où il se montre incapable de fixer son choix, dans la mesure également où il est sensible à des formes de propagande qui éveillent son intérêt pour des œuvres dont la valeur et le mérite sont contestables, les conseils et les avis du bibliothécaire peuvent utilement contribuer aussi bien à diriger qu'à rectifier son jugement. Même lorsqu'il n'a pas de contact direct avec le public, l'orientation qu'il donnera à sa politique d'achats de livres, la composition du fonds de la bibliothèque ou celle du dépôt du bibliobus, l'insistance qu'il mettra à recommander une série d'ouvrages, soit dans ses entretiens avec les dépositaires, soit dans les comptes rendus publiés par le bulletin de liaison du bibliobus, sont pour lui autant de moyens de susciter l'intérêt du public non seulement pour quelques livres en particulier, mais pour la lecture en général.
Si parfois ses efforts se heurtent à des préventions ou même à un refus systématique, il lui apparaîtra d'autant plus nécessaire de faire naître une habitude, un besoin de lecture dès le plus jeune âge. Les lecteurs les plus assidus sont sans doute ceux qui ont été initiés à la lecture très jeunes. Lorsqu'il eut connaissance de la question posée par la Société des lecteurs : « Pourquoi lisez-vous? », M. André Billy a répondu dans sa chronique hebdomadaire du Figaro littéraire 39 : « Mon Dieu, je lis parce que j'en ai pris l'habitude dès l'âge de quatre ou cinq ans ».
L'enfant se montre en général docile à ces incitations à la lecture. « Dans l'ensemble, écrit Mlle Blum, les enfants sont presque partout des lecteurs assidus et enthousiastes... Ce qui est inquiétant, c'est que presque tous, une fois sortis de l'école, semblent abandonner la lecture, pour plusieurs années du moins. Il est rare, dans un village de 300 ou 350 habitants, que l'instituteur ait plus de 3 ou 4 anciens élèves continuant à fréquenter la bibliothèque. Il semble que la majorité préfère acquérir un vélo-moteur et aller dans les bals des environs, ou jouer au football, ou même échouer au café, plutôt que de s'occuper à quelque chose qui rappelle l'école ».
Il ne suffit pas, on le voit, de donner l'habitude de la lecture, il faut aussi en donner le goût. Ce goût ne peut guère se développer parmi les adolescents que dans la mesure où la lecture n'apparaîtra pas comme une obligation imposée par le maître, une survivance de l'époque de la scolarité, mais comme un véritable délassement autant qu'un moyen d'instruction.