Problèmes de documentation en matières d'énergie atomique
Les établissements consacrés à l'énergie atomique n'échappent pas aux problèmes actuels de documentation. Ils n'en posent pas, je crois, de spécifiquement nouveaux, mais accumulent les difficultés courantes pour diverses raisons qu'il est peut-être instructif d'énumérer.
A. Raisons de dimension.
1° Dimension du champ. - Sans être universel, le champ couvert par l'énergie atomique est particulièrement vaste. En dehors de la physique théorique et de la nucléonique proprement dite, il comprend toutes les sciences physiques, du fait des problèmes de matériaux et de métrologie dont l'importance, dans cette technique nouvelle, est primordiale. Les applications et les dangers des rayonnements y font inclure de vastes morceaux de la biologie, de la physiologie (végétale comme animale) et de la médecine. Les sciences de la terre interviennent par les matières premières nouvelles et par la « géologie isotopique », spécialité toute jeune et en développement rapide.
Avec les méthodes de production d'énergie s'introduisent : une grande part de l'industrie mécanique; des études économiques générales - et des problèmes de recherche opérationnelle - que suffiraient d'ailleurs à poser la construction de grands ouvrages et la gestion de vastes établissements.
Nul autre ensemble centralisé - industriel, scientifique ou universitaire - n'embrasse donc un domaine aussi vaste.
2° Dimension des établissements. - L'ampleur du champ et la rapidité du développement font que « la clientèle » des documentations atomiques est fort nombreuse et qu'une diffusion systématique des informations est nécessaire. Le problème de distribution des informations ne le cède en rien - en urgence - à celui de leur récolte.
B. Raisons d'inorganisation essentielle.
L'information atomique est chaotique; pas autrement, mais plus, que celle de tout autre domaine technico-scientifique.
La masse des faits est fractionnée de façon compréhensible, mais artificielle. Le secret dans lequel est née cette nouvelle technique a provoqué, d'abord un fractionnement national, aggravé dans chaque pays de fractionnements institutionnels partout où le compartimentage des activités a été jugé nécessaire pour préserver la sécurité des nations (ou celle de services « impérialistes » et mégalomanes) 1.
Aussi toute donnée « atomique » est-elle publiée un nombre inouï de fois lorsqu'enfin elle se trouve, comme on dit, « déclassée ». Viennent d'abord des rumeurs; puis des nombres, ou des énoncés de propriétés, non motivés; la motivation suit, plus ou moins complète. Il existe des rapports ronéotés en tirages limités; des articles généraux, des articles scientifiques courants; des manuels; des cours; des revues annuelles; des actes de congrès nationaux et internationaux. Tout ceci est multiplié par le nombre des pays dans la course, voire par le nombre des grands laboratoires de chaque pays (car il est naturel que tous ceux qui ont travaillé cherchent à le faire savoir), sans parler du nombre des éditeurs alléchés par le prestige du sujet et la sécurité d'une clientèle fort ample et presque automatique.
Et nul responsable n'a le droit de monter dans Sirius et de dire que tout cela finira bien par se décanter. Il est légitime que chacun de ceux qui étudient, cherchent ou construisent, veuille revoir ses calculs, vérifier ses résultats, s'éviter des mois d'expérimentation, en ayant la dernière décimale de telle section efficace, de telle constante d'équilibre, ou l'ordre de grandeur de telle production ou de tel prix de revient, même si l'état des mesures, des calculs ou des évaluations en jeu ne permet pas leur publication sous la forme traditionnelle, qui les suppose - relativement, bien sûr - définitives.
Il faut donc tout dépouiller, de la « lettre » d'information (?) politique aux périodiques les plus graves en passant par les journaux, les magazines, les revues et les livres. Et les « communications personnelles », comme les rapports périodiques d'activité des diverses institutions, prennent beaucoup plus d'importance qu'auparavant.
Je ne me suis pas donné la peine de chercher à évaluer combien de centaines de milliers de pages « d'informations atomiques » ont été publiées, chacune de 100 à 10.000 exemplaires 2, ni combien de fois en moyenne a été réimprimée chaque donnée trouvée depuis quinze ans, à ses divers stades d'approximation. Il me surprendrait beaucoup que le facteur moyen de répétition atomique fût très inférieur à 10.
Tout cela est donc à bien des égards légitime, mais c'est pourquoi notre fille est muette... ou plutôt notre fichier.
Car nul « fichier matières » classique ne peut digérer les quelques centaines de milliers de références qui constituent sa ration atomique annuelle. A supposer même qu'il puisse les absorber.
L'excès de matière classable engendre alors une pénurie d'information; chaque groupe, ou chaque individu, tentant à sa manière d'éviter la noyade, effectue des exclusions systématiques. Certaines d'entre elles risquent évidemment d'engendrer de nouvelles duplications inintentionnelles qui, à leur tour, provoqueront des publications explétives.
Les institutions d'énergie atomique ont donc besoin, autant et plus que quiconque, de mécaniser leur documentation.
Ceci comporte deux genres d'opération.
A. - 1° Il faut créer des machines capables de recevoir, de classer selon des codes 3, de trier les informations et de les restituer en clair.
De telles machines permettront de multiplier sans grave dommage le nombre de points de classement tant d'un renseignement isolé, que des renseignements multiples groupés dans une seule référence bibliographique.
De ce fait elles demanderont moins de perfection dans le travail de répartition que doit faire, d'abord, un documentaliste (en attendant que des machines apparentées aux machines à traduire se chargent à leur tour de ce travail).
Réciproquement, à toute question posée, elles tendront à répondre de façon plutôt prolixe : l'information sera complète au prix de redondances et de l'inclusion d'une bande marginale qui peut être assez large.
2° Il paraît probable que les processus les plus lents, dans ces machines, seront ceux d'entrée et de sortie (ou de passage de notre langage à celui de la machine), plutôt que ceux de sélection.
Sans doute la machine devra-t-elle conserver constamment en elle-même tout son stock d'information, car une extraction partielle serait d'autant plus gênante pour les opérations immédiatement suivantes que la multiplicité de classement sera plus grande.
Peut-être l'information stockée pourrait-elle, après sélection, être transcrite et livrée sous la forme « intérieure » à la machine (sur bande magnétique par exemple) et traduite dans un sous-ensemble séparé. Car je n'ose espérer que, dans un délai de peu d'années, on réalise non seulement un tri, mais une digestion intellectuelle de l'information stockée après codage 4.
B. - 1° Les machines que nous pouvons espérer posséder dans moins d'un lustre sauront donc - travaillant nuit et jour - nous donner des bibliographies complètes.
Mais ce seront diamants bruts qu'il nous faudra tailler.
2° Là se trouve la question de déterminer la frontière entre ce que le spécialiste peut demander au documentaliste, et le travail qu'il doit faire lui-même.
Il ne faut pas trop espérer du documentaliste, mais je pense aussi qu'il faut prendre soin de l'armer de façon à pouvoir obtenir de lui toujours plus de services.
Il est important de savoir déceler parmi les techniciens - à tous niveaux - ceux qui ont le goût de la documentation (surtout s'il est allié à la clarté d'expression). Pour qu'ils cultivent ce goût et le mettent en pratique il faut également anoblir la fonction de documentaliste, ce qui ne devrait pas être difficile au moment où le travail d'équipe est à l'honneur : une équipe, ou un groupe d'équipes, peut légitimement comprendre une personne assez instruite et assez intelligente pour participer pleinement au travail, avec la tâche de documentation.
Mais c'est pur gaspillage que de penser déléguer cette fonction à une sorte de femme de ménage de haute qualité.
3° L'avènement de la machine à documenter n'exclut pas au contraire, l'usage de moyens classiques et souvent négligés des demandeurs, ou mal maniés par eux.
Il serait inexcusable de charger les machines par la répétition, à tout propos, de travail déjà fait. Les périodiques d'extraits, avec leurs tables annuelles et décennales; - les tables de constantes; - les revues annuelles, garderont tout leur prix. Les machines aideront à les confectionner, et sans doute changeront-elles ces documents dont, inversement, il faudra se servir.
Là encore, c'est avant tout affaire d'enseignement, et de juste appréciation des valeurs.
Trop de chercheurs ne connaissent pas le moyen - et par suite, déclarent indigne d'eux - la tâche de faire une bibliographie sommaire systématique, complète, et rapide (quelques heures à quelques jours suivant l'ampleur du sujet), en se servant convenablement d'une bibliothèque.
Trop de services de documentations vivent sur eux-mêmes et, ne sachant pas exploiter les documentations universelles, en créent de locales, à grand'peine, à grands frais, et mal.
Il faut leur trouver des conseillers efficaces, et des professeurs bienveillants. Mais développer ce point nous ferait vraiment sortir du domaine de l'énergie atomique, dont nous nous sommes déjà fort écartés.