Les archives maçonniques de jean-Baptiste Willermoz à la Bibliothèque municipale de Lyon
Le rôle important joué par Lyon, dans l'histoire des sociétés secrètes occultistes au XVIIIe siècle, tient presque entier dans un seul nom : celui de Jean-Baptiste Willermoz. C'est à la fin du XIXe siècle seulement que Papus 1, en même temps que le personnage du mystique lyonnais, révéla l'existence d'archives abondantes : rituels, cahiers de grades, réglements de Loges, registres de séances, correspondances officielles ou intimes, conservées par Willermoz, avec le soin et la précision d'un véritable archiviste, masse de documents que l'auteur avait acquise à Lyon, en 1894. Mais les travaux de Papus 2 manquaient de rigueur critique et surtout, faits du seul point de vue ésotérique, ils ne touchèrent qu'un public confidentiel. Quant aux documents dont il s'était servi, ils furent, après sa mort en 1917, vendus par son fils à Emile Nourry, qui les garda jusqu'en 1934.
Peu avant 1900, un public encore plus restreint put apprendre que le docteur Encausse n'était pas le seul possesseur de papiers des Loges lyonnaises du XVIIIe siècle. En 1893, en effet, la publication, par livraisons périodiques, des Archives secrètes de la franc-maçonnerie, portant comme nom d'auteur les pseudonymes de Steel Maret 3 révélait qu'un lot important de documents willermosiens étaient demeurés dans la région lyonnaise. La chose éveilla si peu d'intérêt que, faute de souscripteurs, les Archives secrètes durent s'arrêter au n° 11.
Pour que l'attention fut, à nouveau, attirée sur Willermoz, il fallut attendre l'étude et la publication de textes, où, le premier, Emile Dermenghem, abordait la question, en 1926, dans un esprit scientifique 4. Peu après, Auguste Viatte soulignait l'importance des recherches ésotériques du XVIIIe siècle pour l'histoire des idées 5, Paul Vulliaud, utilisant les documents Nourry, dans ses Rose-Croix lyonnais 6, marquait surtout l'origine lyonnaise du mouvement mystique, tandis que René Le Forestier, maître en la matière, poursuivait ses travaux d'après les maigres sources publiées 7.
En dépit des extraits plus ou moins étendus qu'en donnaient ces ouvrages, le fait que les archives Willermoz restassent propriété privée, partant hors de portée des travailleurs, maintenait le problème de la franc-maçonnerie mystique dans une sorte de clair obscur, où voisinaient confusément le somnanbulisme, le baquet de Mesmer et le magnétisme animal, Saint-Martin le philosophe inconnu, Martines de Pasqually et, au centre duquel, se profilait, toujours énigmatique, « à mi-corps en son demi-secret », Jean-Baptiste Willermoz, négociant lyonnais en soieries, grand initié et non moins grand initiateur, à force de zéle méthodique et de persévérance.
Cependant, la Bibliothèque de Lyon avait acquis, en 1931 et 1932, de Gabriel Willermoz - petit-neveu de Jean-Baptiste, qu'il n'appelait jamais autrement que l'Oncle - une importante série de lettres inédites et inconnues, adressées à Willermoz par son ami Perisse-Duluc, député aux Etats-généraux et à la Constituante et par le chevalier de Grainville, fidèle disciple de Pasqually 8. Le classement de ces lettres avait déjà montré leur intérêt comme sources de première main, à la fois pour l'histoire de la franc-maçonnerie et pour celle de la Révolution française. Elle achetait également, en 1933, des pièces administratives de la Triple union de Marseille et une correspondance de Willermoz avec le vénérable de cette Loge 9.
Aussi, dès qu'un catalogue d'Emile Nourry eut mis en vente ce qu'il appelait, avec plus de pittoresque que d'exactitude, les Archives anciennes et modernes des Rose-Croix, la Bibliothèque de la ville de Lyon se porta-t-elle immédiatement acquéreur du lot entier, qui, le 1er décembre 1934, entrait au fonds général des manuscrits. En sus des documents du XVIIIe siècle, il comprenait toute une correspondance personnelle de Papus avec les martinistes de son obédience, en France, aux colonies et à l'étranger, et des lettres ou papiers d'occultistes notoires, comme Saint-Yves d'Alveydre et Stanislas de Guaita 10. Ce premier fonds d'archives de Willermoz, où le classement devait déceler une richesse documentaire plus grande encore que ne le laissait prévoir le catalogue de vente, fut assez vite connu et exploité. Il rendit possibles de nouvelles publications de textes 11 et des travaux constructifs 12 qui ont jeté, sur l'illuminisme, une lumière plus exacte et plus complète.
Enfin, en 1936, la bibliothèque acquérait les derniers documents restés en possession de Gabriel Willermoz : correspondance de Jean-Baptiste avec son frère Pierre-Jacques et une série de rituels, de diplômes et de décorations maçonniques 13.
Une grande lacune, cependant, demeurait dans ces archives. Une connaissance plus approfondie de Jean-Baptiste Willermoz le montrait en relations épistolaires abondantes, pendant plus d'un demi-siècle, avec nombre de personnages divers, français et étrangers : princes, gentilshommes, bourgeois ou aventuriers, que rapprochait un même goût du mystère. Or, les collections acquises ne contenaient que des témoignages sporadiques d'une activité aussi étendue et persévérante. Les documents qui avaient alimenté la collection interrompue des Archives secrètes de la franc-maçonnerie devaient logiquement constituer la partie complémentaire des papiers progressivement rassemblés par la Bibliothèque de la ville de Lyon. Une difficile recherche allait parvenir à situer cette considérable partie manquante au château Le Brigon, à Gières, dans l'Isère. Son propriétaire, M. E. Bon, les détenait depuis la mort du docteur Boccard, l'un des rédacteurs des Archives secrètes, sous le pseudonyme de Maret 14.
La nouvelle que les livres, les autographes et les manuscrits de ce collectionneur allaient être mis en vente publique à Amsterdam, du 23 au 25 janvier 1956, par les soins du libraire Hertzberger 15 était donc d'un intérêt primordial pour la Bibliothèque de la ville de Lyon. Mais celle-ci pouvait, à juste titre, redouter dans une vente à l'étranger le risque des surenchères, dispersant une collection qui, pour elle, ne conservait tant de prix que si la totalité lui en était acquise. C'est pourquoi elle obtint que la Bibliothèque nationale voulût bien l'assister de tout son poids, dans cette délicate négociation où, seule, il lui restait peu d'espoir d'aboutir. Ainsi s'est heureusement achevé le rassemblement des Archives maçonniques, entrepris, depuis 1931, par la Bibliothèque de la ville de Lyon.
L'apport de la collection acquise à Amsterdam est impressionnant 16.
Les autographes couvrent une période allant de 1761 à 1823 et contiennent près d'un millier de lettres de haut-gradés de la « Stricte Observance » : duc Ferdinand de Brunswick, prince Charles de Hesse-Cassel, prince Frédéric-Guillaume de Wurtemberg, baron de Hund, comte de Salm, baron de Weiler, comte de Lutzelbourg, duc d'Havré de Croy, comte de Virieu, Bacon de La Chevalerie, Savalète de Langes, chevalier de Savaron, Achard, Millanois, etc. avec les copies, faites de sa main, des lettres de Willermoz et un inventaire chronologique de sa correspondance, également tenu par lui.
Les manuscrits comportent des registres de copies de lettres d'ordre envoyées par le Chapitre provincial d'Auvergne de 1773 à 1781 et une grande quantité de projets de codes pour les Loges, de rituels des différents grades, le plus souvent de l'écriture de Willermoz, et de règlements pour « L'Ordre de la Stricte Observance ».
Les papiers que le lyonnais Jean-Baptiste Willermoz avait conservés, classés, annotés avec tant de soin, de 1761 à 1822, ont retrouvé maintenant, dans sa ville natale, l'unité qu'ils présentaient lorsque, à la veille de sa mort, il hésitait entre les détruire et les confier, en partie à son neveu Jean-Baptiste, en partie à son ami Joseph-Antoine Pont. Mais, archiviste parfait, pouvait-il renier les habitudes de toute une vie? Du précieux dépôt, une partie resta en possession de ses héritiers. Quelle voie suivit l'autre, à la mort de Pont? Récemment interrogé sur ce point, M. Justin Godart, ancien ministre, à qui rien de lyonnais n'est étranger, s'est souvenu qu'étudiant en droit, vers 1892, un étudiant en médecine de ses amis lui avait raconté que sa logeuse avait découvert, dans l'appartement de la rue Sainte-Hélène où il occupait une chambre, une grande malle pleine de documents maçonniques. Comme ce camarade était le docteur Boccard, le futur Maret des Archives secrètes, là, très probablement, est le maillon qui manquait pour relier l'enchaînement des migrations successives de ce fonds d'archives.
Il reste que la Bibliothèque de la ville de Lyon abrite un ensemble cohérent de manuscrits, que les historiens ne pourront négliger. Ils y seront gardés avec un soin égal à celui de Willermoz, sinon avec toute la discrétion et le secret qu'il eût souhaités pour eux, puisqu'ils seront désormais accessibles, non seulement aux « hommes de désir », mais encore à tous ceux qu'intéresse l'histoire des idées et des mœurs du XVIIIe siècle, celle aussi de cette recherche de l'occulte qui est le mystérieux envers du « siècle des lumières » 17.