La résurrection de la Bibliothèque universitaire de Caen
La Bibliothèque universitaire de Caen a été anéantie, en même temps que la Bibliothèque municipale et la presque totalité de la ville, dans la nuit du 7 au 8 juillet 1944, par les bombardements qui soutenaient le débarquement sur les côtes normandes. Aucun de ceux à qui il fut donné de se rendre à Caen, dans les mois qui suivirent, ne peut oublier le spectacle qu'offraient alors les quartiers jadis populeux de la gare et du centre. A leur place on ne voyait plus qu'un immense champ de ferrailles et des pierres calcinées. La tour de Saint-Pierre, découronnée de sa flèche, la silhouette de l'Abbaye aux Hommes et de l'Abbaye aux Dames formaient la toile de fond du mince liseré de vie humaine réfugié à l'extrémité de la ville.
C'est là, dans l'ancienne Ecole normale, épargnée grâce à sa situation excentrique et affectée à l'Université, que la Bibliothèque universitaire va renaître, sous la forme la plus humble au début, pour prendre très vite une large extension et, dix ans plus tard, être reconstruite dans des proportions imposantes au coeur de la nouvelle Université.
Avant de retracer les étapes de cette évolution si rapide, nous avons le devoir de souligner qu'elle est due, avant tout, à l'impulsion que lui imprima M. Daure, préfet du Calvados au lendemain de la Libération et recteur de l'Académie de Caen depuis 1946. En liaison étroite avec M. Julien Cain, directeur des Bibliothèques de France, il poursuivit une action très vive auprès du Ministère de la reconstruction et de la Direction de l'enseignement supérieur pour obtenir de larges crédits dans la double perspective d'une prévision des besoins de l'avenir et d'une stricte économie fonctionnelle.
Mais les résultats obtenus à la Bibliothèque universitaire de Caen ne l'auraient pas été si la bibliothécaire, promue par les circonstances de guerre à un rôle exceptionnellement difficile, n'avait fait preuve d'un sens de l'organisation tout à fait remarquable, aussi bien pour tirer parti au début de ressources précaires, que pour gérer par la suite des fonds considérables.
D'abord requise comme infirmière à Bayeux, lors du débarquement, c'est à la mi-août 1944 que Mlle Dupasquier put rejoindre son poste. Sur l'emplacement de l'ancienne bibliothèque, elle ne trouve que des ruines. Pas un livre, pas une fiche, pas une pièce d'archives. Au début de septembre un premier don de vingt volumes, qui sont, au sens étymologique, les incunables de la nouvelle bibliothèque, est offert par la femme d'un médecin de Caen mort en déportation, Madame Desbouis. Pour mettre à l'abri ces vingt volumes, une pancarte « Bibliothèque. Réservé » est apposée à la porte d'une salle de l'infirmerie de l'Ecole normale, qui abrite privisoirement quelques éléments de l'Université.
Lorsque cette affectation devient officielle, on offre à la bibliothécaire l'ancienne salle de bibliothèque de l'Ecole normale, qui a l'inconvénient d'être située au dernier étage, sans extensions possibles. Mlle Dupasquier fait valoir que, dans une Université, la bibliothèque joue un rôle relativement plus important que dans une Ecole normale et mérite un emplacement central, au rez-de-chaussée. On lui attribue, sur ses vives instances, un amphithéâtre et une salle de cours, qui vont devenir le point de départ d'une série d'annexions, au fur et à mesure de l'arrivée des livres et de l'augmentation du nombre des étudiants : d'abord le grand hall qui se prête à l'aménagement d'une salle de lecture presque décente, puis des sous-sols et les couloirs donnant accès au grand préau que l'on transformera en magasin pouvant contenir cent mille volumes.
Pendant l'hiver 1944-45, le combustible manque partout en France. A Caen, il n'y a pas même de carreaux aux fenêtres, ce qui n'empêche pas les étudiants de venir nombreux dans la salle de lecture, lorsqu'elle ouvre ses portes au mois de novembre, avec, pour sièges, des prie-Dieu prêtés par une église sinistrée. Mais comment se procurer des livres et comment les équiper dans cette ville, coupée du monde extérieur par les ravages de la guerre?
La solution est apportée initialement par l'aide spontanée de la Sorbonne, où une équipe de volontaires, dirigée par M. Bonnerot, se charge de toutes les opérations de commande et d'enregistrement et prépare l'expédition des livres tout étiquetés, avec les fiches correspondantes glissées dans chaque volume 1.
Le premier lot de livres ainsi préparés est envoyé par camion dès le mois d'octobre 1944 et une liaison hebdomadaire s'établit, transportant les dons collectés de toutes parts : la Bibliothèque nationale offre les 167 volumes de son Catalogue général, l'Académie des sciences, l'Ecole normale supérieure, l'Académie de médecine, le Bureau des longitudes, l'Observatoire, donnent leurs publications ou leurs doubles, les Facultés de province, leurs thèses et il est des gestes particulièrement touchants, tels celui des élèves d'un collège de jeunes filles de l'Académie de Toulouse qui expédièrent le Dictionnaire Larousse du xxe siècle.
La Direction des bibliothèques qui, dès sa création, a inscrit les bibliothèques sinistrées au premier rang de son programme, obtient pour elles, dès décembre 1944, avant l'octroi de crédits réguliers, un secours de première urgence. Elle ouvre une enquête auprès de toutes les bibliothèques publiques afin de dresser la liste de leurs doubles et de les répartir au mieux des intérêts des bibliothèques en voie de reconstitution. Dans ces attributions, la part de Caen est importante et elle bénéficie, dès 1945 et au cours des années suivantes, de bibliothèques privées de haute valeur scientifique, achetées par la Direction des bibliothèques à son intention : le fonds byzantin de Charles Diehl, les travaux de critique littéraire réunis par Abel Lefranc, les livres d'art d'Etienne Michon et les ouvrages d'orientalisme de Charles Autran.
Un appel est lancé à l'étranger et les dons affluent de toutes part. En première ligne, un comité américain d'aide à la bibliothèque de Caen, présidé par M. Horatio Smith, professeur à l'Université de Columbia, diffuse un bulletin de souscription illustré de vues de la bibliothèque en ruines. Au Canada, le Très Honorable Thibaudeau-Rinfret, juge en chef de la Cour suprême, crée un comité canadien et réunit les dons importants offerts par nos amis canadiens. En Suisse, en Suède, au Danemark, en Belgique, d'autres comités analogues se fondent. En Grande-Bretagne, un groupe d'Ecossais crée l' « Edinburgh-Caen fellowship » dont le colonel Usher et le professeur John Orr seront les animateurs infatigables. Les universités d'Oxford, de Cambridge, de Bristol, le collège d'Eton, les universités de Lausanne, de Gand, de Liège, diverses associations, de nombreux particuliers organisent d'importantes collectes de livres.
De 1945 à 1947 plus de 80.000 volumes sont ainsi réunis, comprenant, à côté des traités et manuels indispensables aux étudiants, une masse de livres étrangers dont la composition se ressent quelque peu de la variété des provenances.
Quelque réconfortantes que soient de telles générosités, une œuvre aussi importante que la reconstitution complète des fonds de livres, des périodiques et des thèses d'une bibliothèque universitaire ne peut être menée à bien sans un programme d'acquisitions appuyé sur l'attribution de crédits massifs.
Les obtenir sera le rôle de la Direction des bibliothèques qui, à partir de 1948, fait inscrire sur le plan de priorité nationale, pour chacune des bibliothèques sinistrées, des sommes proportionnelles à l'importance des pertes subies, renouvelées d'année en année. Toutefois, ce ne sont pas des ouvertures de crédits que consent le Ministère de la Reconstruction, mais des autorisations de remboursement, selon un système logique et très clair sur le papier : A l'aide du « quart à découvert » le délégué départemental de la reconstruction consent une avance à la bibliothèque, en principe égale au quart des sommes inscrites sur le plan de priorité. Sur cette avance, le bibliothécaire engage des acquisitions et se fait rembourser par la reconstruction après vérification des mémoires par un expert et les remboursements alimentent la trésorerie pour de nouvelles commandes.
Tous les bibliothécaires de villes sinistrées savent combien une telle procédure expose à des atermoiements à l'un des échelons de la machine administrative. Il a fallu à Caen toute l'activité de la bibliothécaire et l'appui constant du Recteur pour hâter les opérations et débloquer des crédits considérables dans les plus courts délais. Sept millions en 1948, dix-sept en 1949 et depuis 1950 une vingtaine de millions par an représentent un rythme d'acquisitions impressionnant pour un établissement dont le personnel scientifique se composait d'une seule bibliothécaire jusqu'à 1947, renforcée par une adjointe, Mlle Maurin, depuis cette date.
Quelques auxiliaires payés sur vacations assurent initialement les besognes matérielles d'inventaire et de dactylographie. Puis, en 1952, au cours des négociations sur le barême d'évaluation des livres détruits, la Direction des bibliothèques réussit à faire admettre que, dans une bibliothèque, la valeur de remplacement du livre n'est pas uniquement déterminée par le prix d'achat en librairie, mais par le prix de revient du livre prêt à être mis à la disposition du lecteur, après une série d'opérations d'inventaire, d'équipement et de catalogue. La rétribution du personnel auxiliaire affecté à ces travaux sera remboursée par le Ministère de la reconstruction en supplément de l'indemnité de dommages de guerre. Autre avantage non moins important, les bibliothèques universitaires sinistrées, c'est-à-dire Caen et Strasbourg, sont exclues de certaines dispositions restrictives du barême d'évaluation frappant les fonds anciens des bibliothèques municipales.
Pendant que la reconstitution des fonds de livres se poursuit à une cadence accélérée, les plans de reconstruction des bâtiments sont mis à l'étude. Le projet initial consistait à fondre la Bibliothèque universitaire et la Bibliothèque municipale en un seul établissement et à l'installer dans les bâtiments de l'ancienne Abbaye aux Hommes qui avaient échappé au désastre. Le décor de ce beau palais du XVIIIe siècle se prête à la mise en valeur des manuscrits et des livres précieux de la Bibliothèque municipale mis à l'abri pendant la guerre, et la ville de Caen a d'ailleurs décidé d'y installer le musée et la bibliothèque lors du transfert du lycée qui occupe actuellement les locaux, mais les problèmes qui se posent pour la Bibliothèque universitaire sont tout autres. La solution qui a très heureusement prévalu a été de concevoir un cadre entièrement nouveau pour l'Université et de laisser leur individualité à chacune des bibliothèques qui correspondent à des besoins différents.
Les terrains au nord de l'ancien château affectés à l'Université offrent de larges espaces verts sur des hauteurs, à proximité immédiate du centre de la ville. Les architectes, MM. Bernard et Hur, ont échelonné sur les pentes gazonnées les divers bâtiments de l'Université et ceux de la Cité universitaire. Reliée par des galeries à la Faculté des sciences d'un côté, à la Faculté de droit et des lettres, de l'autre, la Bibliothèque de l'Université dresse au centre la masse imposante de son magasin à livres, conçu pour abriter un million de volumes.
Les plans, étudiés par les architectes en liaison avec le Service technique de la Direction des bibliothèques, doivent tenir compte de certaines servitudes de liaison avec les bâtiments des Facultés dont ceux de la bibliothèque font partie intégrante. Ni la tour à livres, ni le plan en T, préconisés lorsque l'on a toute liberté d'action, ne pouvaient s'harmoniser avec le reste des constructions. L'on a été conduit à répartir les magasins de livres moitié sous l'étage du public, moitié au dessus et par conséquent à soutenir les étages supérieurs par de fortes colonnes qui traversent les salles de lecture. En revanche les très importantes surfaces dont on disposait à l'étage du public (56 X 30 mètres) ont permis de donner beaucoup d'ampleur à la salle des étudiants, à la salle des professeurs et aux salles de bibliographie. Ces dernières, séparées de la salle de lecture par une simple cloison mobile, permettront d'augmenter le nombre de places réservées aux étudiants, si le besoin s'en faisait sentir. Par surcroît, la salle des périodiques placée au-dessus de la salle de lecture est conçue de manière à pouvoir se transformer elle-même en salle de lecture annexe, en sorte que les réserves de place sont pratiquement indéfinies et répondent pleinement aux vues d'avenir sur le développement de l' Université.
Depuis le mois d'octobre 1955, la bibliothèque est ouverte aux étudiants et aux professeurs et déjà la démonstration est faite que des prévisions qui semblaient ambitieuses, lorsque les plans ont été tracés en 1950, répondent bien aux besoins actuels. Le nombre des étudiants qui était de 600 en 1939 est passé à 3.550 en 1955. Les nombreuses facilités de travail données aux étudiants, la parfaite installation des laboratoires, la construction des pavillons de la Cité universitaire vont attirer des étudiants de plus en plus nombreux au cours des prochaines années.
La bibliothèque de Caen est aujourd'hui la plus spacieuse et l'une des mieux organisées des bibliothèques universitaires de province. Les larges crédits dont elle dispose pour ses achats de livres lui permettent non seulement de reconstituer méthodiquement livres de base et collections de périodiques, mais encore de réserver une part importante à des acquisitions orientées dans le sens de la spécialisation anglo-saxonne de l'Université de Caen, comme le fera, pour les études germaniques, la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg. Dans notre pays qui souffre d'une excessive concentration parisienne, la résurrection de la Bibliothèque universitaire de Caen offre donc l'un des éléments actifs d'une politique de décentralisation intellectuelle.