Les étapes de la Bibliographie
Mlle L.-N. Malclès fait actuellement paraître aux Presses Universitaires de France un ouvrage intitulé : La Bibliographie (Coll. : Que sais-je? n° 708).
Mlle Malclès a bien voulu retracer, pour le Bulletin des bibliothèques de France, Les Étapes de la bibliographie telles que ses recherches récentes, pour l'élaboration de l'ouvrage indiqué ci-dessus, lui ont permis de les fixer.
Époque humanistique (le XVIe siècle)
De toute évidence, les humanistes promoteurs de la bibliographie au XVIe siècle sont des bibliographes qui s'ignorent. Or, constatation surprenante, ils donnent d'emblée à la discipline ses traits génériques. En effet, les trois grandes perspectives qui lui sont alors spontanément ouvertes, à savoir : bibliographie spécialisée, d'une part et, d'autre part, bibliographie générale soit universelle, soit nationale, sont les siennes aujourd'hui encore. Bien plus, parmi les répertoires spécialisés, les premiers en date, presque toutes les sciences sont représentées : théologie, médecine, chirurgie, droit, botanique, agronomie, philosophie, philologie; toutes les formes de présentation inaugurées : signalétique, analytique, critique; tous les modes de classement adoptés : alphabétique par auteurs ou matières, systématique, chronologique. En bref, la bibliographie est constituée, bien qu'à l'état d'ébauche, du premier coup; sa rédaction peut laisser à désirer sous le rapport technique, ses systèmes de classification être rudimentaires ou peu pratiques, ses descriptions de livres sommaires ou imparfaites, par contre, elle informe admirablement sur les auteurs et leur pensée.
En vérité, les premiers répertoires imprimés ressemblent davantage à des dictionnaires biographiques qu'à nos actuelles bibliographies où les auteurs sont entièrement sacrifiés à la description complète et technique des livres. Les Bibliotheca, Catalogus scriptorum, Inventarium, Index, Nomenclator, au contraire, font d'abord connaître les hommes et la substance de leurs œuvres, mais le support de la pensée et de l'écriture n'est considéré qu'accessoirement. L'idée de traiter un livre pour lui-même, d'en donner le signalement exact avec collation rigoureuse ne vient pas encore à l'esprit, preuve indéniable que la curiosité ou mieux la passion scientifique anime seule les premiers compilateurs qui se révèlent avant tout des historiens de la culture.
Que sont-ils au juste? à coup sûr tout le contraire de gens organisés et disciplinés, obéissant à des consignes et à des règles. Certes leur méthode existe, mais elle est individuelle et c'est le plus lucide, le mieux ordonné qui découvre la meilleure. Théologiens, médecins et naturalistes, juristes, philosophes et philologues font de la recherche des textes imprimés le prolongement de leurs études personnelles. La bibliographie est bien au XVIe siècle un rejeton de l'humanisme.
Les premières nomenclatures de livres imprimés portent sur une discipline choisie. Johann Tritheim (1462-1516), abbé du monastère de Spannheim, diocèse de Mayence, ouvre la voie en publiant à Bâle, en 1494, chez le célèbre Amerbach, un Liber de scriptoribus ecclesiasticis imprimé ensuite à Paris en 1512, puis à Cologne en 1531 et 1546.
Le Lyonnais Symphorien Champier (1472-1533), thérapeute et botaniste, astrologue et philosophe, moraliste, théologien, poète, entre le premier, en France, dans la carrière de bibliographe, en publiant en 1506 le De medicine claris scriptoribus, premier recueil consacré aux grands médecins et à leurs écrits. Le juriste piémontais Giovanni Nevizzano († 1540) s'intéresse le premier aux livres de jurisprudence et donne, à Lyon également, en 1522, l'Inventarium librorum in utroque jure hactenus impressorum qui est imprimé un grand nombre de fois jusqu'en 1596. En 1530, Otto Brunfels (1488-1534), professeur de botanique et de médecine à Strasbourg, publie dans cette ville un Catalogus illustrium medicorum sive de primis medicinae scriptoribus semblable d'aspect au célèbre traité de Champier. Le premier essai de bibliographie agronomique a pour auteur un médecin de Nuremberg, Joachim Liebhard, dit Camerarius (1534-1598) et paraît en 1577 sous le titre De re rustica opuscula nonnulla. Puis viennent les premiers répertoires d'ouvrages philosophiques et philologiques : la Bibliotheca philosophorum classicorum authorum chronologica, publiée en 1592 par Hans Jacob Fries (1541-1611), professeur de philosophie et de théologie à Zurich et le Nomenclator scriptorum philosophorum atque philologicorum, d'Israel Spach (1560-1610), médecin et professeur d'hébreu à Strasbourg, publié dans cette ville en 1598.
La première bibliographie de caractère général est due au philologue et naturaliste suisse, Conrad Gesner (1516-1565), l'un des esprits les mieux organisés de son temps. Né à Zurich, Gesner fréquente de 1532 à 1534 les universités de Bourges et de Paris, il fait ses études de médecine à Bâle, occupe de 1537 à 1540 une chaire de grec à l'Académie de Lausanne, puis devient en 1541 professeur d'histoire naturelle à Zurich. De bonne heure se déclare sa vocation de bibliographe; il lit, traduit ou collationne tous les livres imprimés de son temps, correspond avec les érudits de tous les pays, voyage et travaille dans les bibliothèques les plus célèbres : la Vaticane, la bibliothèque Saint-Sauveur de Bologne, la Laurentienne de Florence, la Marciana de Venise, la Palatine de Heidelberg. Il a vingt-cinq ans lorsqu'il envisage une mise en ordre de toutes les connaissances acquises à son époque et décide d'en faire le point selon un plan ordonné; tous les titres plus ou moins juxtaposés dans les inventaires existant alors, il veut les ajuster afin de composer un ensemble cohérent et il n'a de repos qu'il n'ait consigné en un seul répertoire tous les livres imprimés dont il a retrouvé la trace, y compris nombre de manuscrits. Son œuvre bibliographique se situe entre ses publications philologiques et scientifiques : traduction de Michel d'Éphèse (Bâle, 1541), édition et traduction de Stobée (Zurich, 1543), traduction de Martial (Zurich, 1544), édition de Claude Galien (Bâle, 1549), d'une part et, d'autre part, Historia animalium (Zurich, 1551-1587), Rei herbariae scriptorum catalogus (1552), De chirurgia scriptorum (1555).
La Bibliotheca universalis sive Catalogus omnium scriptorum locupletissimus in tribus linguis latina, graeca et hebraica, de Gesner paraît en 1545, à Zurich, chez Froschover et est suivie, en 1555, d'un Appendix. Les deux ouvrages décrivent au total quinze mille livres en langues mortes, de trois mille auteurs environ, en donnant souvent des extraits de texte. Gesner dit s'être servi de Tritheim, Champier, Nevizzano, de Pierre Critinus (De poetis latinis libri V, 1505), de Lilio Gregorio Giraldi (Historia poetarum, 1545 et Dialogi duo de poetis nostrorum temporum, 1551) et avoir lu ou vu tous les livres qu'il cite. Quoi qu'il en soit, sa Bibliotheca n'est pas absolument universelle puisqu'elle se limite aux textes en langues mortes; elle contient en réalité le quart ou le cinquième de la production typographique européenne en 1555. Ce qui lui confère un caractère d'universalité, c'est qu'elle embrasse toutes les connaissances sans exclusion et relève les livres de toute origine. Et si elle vaut par sa richesse, remarquable pour l'époque, eu égard à la dispersion des livres et aux difficultés des relations, elle vaut plus encore par son esprit. Gesner avait été frappé en sa jeunesse, en 1527, par l'incendie et le pillage, par les Turcs, de la bibliothèque du roi de Hongrie, Mathias Corvin, à Bude. Cet événement a exercé une influence déterminante sur lui et l'a plus tard engagé à se mettre au travail afin de sauvegarder les témoins de la pensée pour le cas où les livres viendraient à disparaître. Ce mobile l'a sans cesse animé et sa conviction ardente de l'utilité de ses recherches tout autant que son grand savoir lui ont permis, dans un temps très court, d'atteindre à son but. Gesner enfin, et il convient d'y insister, est le premier bibliographe qui s'intéresse aux livres pour eux-mêmes, alors que tous ses devanciers, sans exception, ont fait de leurs compilations le prolongement de leurs études personnelles en considérant leur activité en ce sens comme secondaire ou mineure. Pour Gesner, c'est une activité principale, aussi peut-il être considéré comme le véritable fondateur de la bibliographie moderne.
Les Pandectarum sive partitionum universalium libri XXI, de 1548, forment la table systématique de la Bibliotheca universalis ; il s'agit là d'une création originale de Gesner qui rompt avec les sept divisions des artes liberales du Moyen âge; elle inspirera, en 1587, Christophe de Savigny dans ses Tableaux accomplis de tous les arts libéraux qui en est une adaptation amplifiée.
Des dates 1494 et 1545 des deux premières bibliographies imprimées, l'une spécialisée l'autre générale doit être rapprochée 1548 qui est celle du premier répertoire consacré aux écrivains d'une nation. Le développement des études sur les littératures nationales se confond à l'origine avec celui des bio-bibliographies d'écrivains. Les multiples recueils qui sous le titre de Bibliotheca vont s'échelonner sur plus de deux siècles, lorsqu'ils se réservent la production des hommes de lettres d'un territoire, préfigurent sans conteste nos actuelles bibliographies nationales. Disons en outre qu'ils reflètent les controverses religieuses des temps et témoignent d'un esprit plus ou moins partisan.
Les Commentarii de scriptoribus britannicis, de John Leland († 1552) chapelain de Henri VIII, ne seront publiés qu'en 1709, à Oxford par Anthony Hall. En Grande-Bretagne deux autres essais, sur le plan national, tendancieux chacun, sont dus l'un au protestant John Bale, le second au catholique John Pits.
John Bale (1495-1565), chroniqueur et le plus ancien des auteurs dramatiques de langue anglaise, fait ses premières études chez les Carmes, puis embrasse la religion réformée. Il est évêque d'Ossory en Irlande, ensuite archevêque de Dublin. Son zèle de réformateur le rend impopulaire dans son diocèse fortement attaché à l'Église romaine et le contraint à s'expatrier; à son retour en Angleterre, à l'avènement d'Elizabeth, il reçoit un bénéfice dans l'église de Canterbury. L'œuvre bibliographique de Bale paraît être une tentative consciente de sauver de l'oubli les trésors des bibliothèques monastiques supprimées ou en partie détruites. Il suit, et à la même époque que Gesner, la même tactique que le bibliographe suisse, explorant les bibliothèques (Cambridge, Oxford, Dublin, Londres, Francfort, Paris), correspondant avec les savants, recherchant chez les libraires et les relieurs les livres anciens. Ainsi en arrive-t-il à publier en 1548 Illustrium majoris Britanniae scriptorum hoc est Angliae, Cambriae ac Scotiae summarium, réimprimé en 1549, et 1557-59.
L'œuvre de l'érudit John Pits (1560-1615) qui étudie à Oxford puis au Collège des Anglais à Reims, reçoit la prêtrise à Rome et enseigne la rhétorique et la langue grecque à Reims, est une sorte de réplique catholique à celle de Bale. Le De illustribus Angliae scriptoribus n'est pas imprimé du vivant de son auteur et attendra 1619 pour voir le jour.
La Libreria de Antoine François Doni (1513-1574), prêtre et littérateur, né à Florence, est imprimée à Venise en 1550 et a beaucoup de succès si l'on en juge par ses nombreuses éditions jusqu'en 1557. C'est le premier ouvrage du genre en langue vulgaire, mais qui n'offre rien de comparable avec les savants travaux qui précèdent.
Corneille Loos dit Callidius (1546-1595), docteur en théologie de Mayence, fait paraître dans cette ville, en 1582, Illustrium Germaniae scriptorum catalogus, ouvrage qui intéresse la période 1500-1581 et traite d'une centaine d'écrivains allemands et belges et d'un millier de leurs ouvrages.
Le premier monument élevé à la gloire de la littérature française est dû à deux doctes collectionneurs de documents et de livres, François de La Croix du Maine (1552-1592) et Antoine du Verdier (1544-1600) qui, sans se connaître, conçoivent le même projet et se disputent le mérite et l'honneur de l'initiative. Les deux répertoires qu'ils composent séparément portent le même nom de Bibliothèque françoise et paraissent l'un à Paris en 1584, l'autre à Lyon en 1585. Une édition corrigée et augmentée en sera donnée de 1772 à 1773, en six volumes par l'avocat au Parlement de Paris, Antoine Rigoley de Juvigny († 1788).
La première bibliographie de type réellement national élaborée par un homme qui, bien que cultivé, n'est pas un savant, mais un ancien drapier de Londres, devenu libraire par goût des livres, est celle de André Maunsell († 1595). Dans le Catalogue of English printed books dont trois parties paraissent en 1595 à Londres et concernent la théologie, les sciences exactes et la musique, Maunsell consigne dans un ordre systématique tous les livres publiés dans son pays, innovant une véritable technique de rédaction : livres classés aux noms et non plus aux prénoms comme il était d'usage, titres transcrits en entier, noms d'imprimeurs et de libraires, datation, format. On peut dire de lui qu'il est le créateur en Angleterre de la bibliographie commerciale, technique et pratique et pour tout dire de métier; les autres pays ne suivront son exemple que beaucoup plus tard.
Quelle déduction tirer de ce raccourci de l'érudition bibliographique au XVIe siècle, si ce n'est que les transcripteurs de titres, d'une classe intellectuelle et sociale supérieure, s'intéressent alors à la science bien plus qu'au livre qui la détient? Le goût de la bibliophilie n'est pas encore né, le progrès de la typographie n'apparaît pas comme un phénomène révélateur de la marche des idées. C'est donc au génie propre d'historiens et de lettrés laborieux, à leur avidité de connaissances, à leurs immenses lectures surtout que la bibliographie prend racine, perce dans chaque pays avec ses caractéristiques originales, puis pleine de sève prend un essor brillant qui jusqu'à la fin du XVIIIe siècle va s'accentuer sans rencontrer d'obstacles.
Époque historique (Le XVIIe siècle)
Le XVIe siècle a imprimé à l'activité bibliographique la direction qu'elle va suivre sans dévier pendant près de deux siècles, celle de l'histoire et de l'érudition.
Depuis l'invention de l'imprimerie le commerce du livre a beaucoup prospéré; l'imprimé a droit de cité chez les gens de goût qui jadis n'eussent point acquis de coûteux manuscrits; les plus cultivés forment de belles collections de livres à côté de leur cabinet de raretés.
En même temps que le livre se vulgarise, l'esprit scientifique moderne se fait jour; la représentation du monde physique subit de profondes transformations grâce à l'avènement de la méthode expérimentale et à l'observation; les sciences positives précisent leurs frontières dans tous les domaines tandis que décline la philologie classique.
La nouvelle orientation des esprits se manifeste d'abord chez les historiens qui sont les premiers à faire œuvre utile; il leur apparaît indispensable de donner à l'érudition historique des bases solides sans lesquelles tout essai de généralisation est prématuré et ils s'attachent à la publication de textes éclairés par une critique minutieuse. Le clergé régulier de son côté dont la règle range les travaux de l'esprit parmi les devoirs religieux et dont les couvents conservent, accumulées par les siècles, d'immenses richesses manuscrites, entreprend pour la première fois de longs et arides dépouillements des chartes et documents médiévaux : jésuites et jansénistes, bénédictins, oratoriens rivalisent d'activité.
Dans le même temps où s'acharnent ceux que Langlois nomme les « remueurs de documents », la science laïque ne demeure pas oisive. Les centres de ralliement, en France, ne sont pas, au XVIIe siècle, les universités, mais d'abord des salons, puis des collèges, ensuite des académies, où comme dans les congrégations religieuses les efforts sont coordonnés en vue de grands travaux collectifs. A l'exemple des lettrés, les hommes de science se réunissent en petits cénacles pour discuter de l'étude raisonnée des faits qu'il est possible de soumettre au contrôle de l'expérience.
A la suite des personnages de premier plan, religieux et laïcs, qui créent la science par la force de la pensée et de la réflexion, se place une foule d'autres hommes cultivés, « dépourvus parfois de la pénétration qui distingue le savant du compilateur », mais qui, dans un siècle où toutes les sciences sont en gestation, contribuent dans une large mesure, par d'inlassables recherches, à propager le goût du livre et à le sauver de l'oubli. Ces hommes passent leur vie à recréer celle des écrivains du passé qui se sont fait un nom, à analyser leurs œuvres et tout le XVIIIe siècle, le XIXe même, puiseront à leurs sources. C'est donc à ces pionniers très connus de leur temps, aujourd'hui tombés dans l'effacement, qu'il convient de s'adresser si l'on désire suivre l'évolution bibliographique. Qui étaient-ils? à quels milieux appartenaient-ils? quelles étaient leur formation et leurs fonctions ? Répondre à ces questions, c'est définir la bibliographie au XVIIe siècle.
Or, il est possible de se faire une idée de la qualité des auteurs de quelques répertoires parmi les plus renommés de l'époque : théologiens, religieux et gens d'église comme Philippe Alegambe, Philippe Labbé, Antoine Possevin, le Cardinal Bellarmin, Antoine Sanders, Louis Jacob, Nicolas Antonio, J. H. Hottinger; historiens et géographes comme André Duchesne, François Sweerts, Martin Zeiller; écrivains, professeurs, bibliothécaires comme Jan de Meurs, Léon Allaci, Valère André, Gabriel Naudé, Martin Lipen, Vincent Placcius, Adrien Baillet; médecins, botanistes, chimistes comme Montalbani, Van der Liden, Pierre Borel, etc., etc., tous démontrent que la bibliographie est pratiquée au XVIIe siècle comme au XVIe par des hommes de large culture, passionnément épris du passé. De l'examen de leurs compilations, il apparaît encore que la forme des répertoires n'a guère changé, la notice biographique sur les auteurs et l'analyse des œuvres l'emportent encore sur la description des livres presque toujours, sauf exception, esquissée.
La bibliographie de caractère général est représentée, à la même époque, par deux gros recueils dont on sait qu'ils ont été élaborés à l'aide des catalogues de foires de livres de Francfort et de Leipzig. Ces ouvrages dont on connaît mal les auteurs, Johann Cless et Georg Draud, tous les deux Allemands, paraissent à Francfort en 1602, 1610 et 1625 et gardent tout leur intérêt en tant que tableaux de la librairie au XVIIe siècle.
Les bio-bibliographies d'écrivains sont alors florissantes principalement aux Pays-Bas, en Espagne et en Italie avec Bibliotheca Belgica, de Valère André en 1623, De scriptoribus Flandriae, De Gandavensibus eruditionis fama claris et De Brugensibus eruditionis fama claris, de Antoine Sanders, en 1624, Athenae Batavae de l'humaniste néerlandais Jan de Meurs, en 1625, Bibliotheca hispana nova et Bibliotheca hispana vetus, du chanoine de Séville, Nicolas Antonio, en 1672 et 1696. En Italie triomphent les bio-bibliographies régionales. Après les écrivains de Padoue, Florence, Venise, ceux du Piémont, de l'Ombrie, de Bergame, de la Ligurie, de Milan, sont honorés ceux de Naples, avec la célèbre Bibliotheca Napoletana, de Nicola Toppi, en 1678 et 1683.
En France, le Carme Louis Jacob de Saint-Charles (1608-1670), de Chalon-sur-Saône, bibliothécaire du Cardinal de Retz, puis de Achille de Harlay, premier président du Parlement, est le fondateur, en 1643, des premières bibliographies nationales courantes, consacrées par conséquent aux nouveaux livres français. La Bibliographia Parisina, 1643-1650, et la Bibliographia Gallica, 1643-1653, doivent faire date dans notre pays.
En 1652, le P. Jacob recueille les écrits des écrivains de sa ville natale dans le De claris scriptoribus Cabilonensibus, paru à Lyon et de son côté, le conseiller au Parlement de Grenoble, Gui Allard (1645-1716). donne en 1680 la Bibliothèque du Dauphiné.
Quant à la Grande-Bretagne, elle progresse avec décision dans la voie ouverte en 1595 par Maunsell. En 1667, le libraire William London fonde le Catalogue of the vendible books in England, réédité l'année suivante avec un supplément et qui énumère plus de trois mille titres soigneusement classés. L'entreprise de London, abandonnée puis reprise plusieurs fois n'a cependant jamais été complètement délaissée et la série en est décrite par T. Besterman dans sa World bibliography of bibliographies, 1940, 1945 et 1955.
La bibliographie est donc bien au XVIIe siècle presque entièrement aux mains des savants; ceux-ci mettent leur érudition au service de l'histoire d'une discipline de leur choix, de celle d'un pays, d'une province ou d'une ville, mais ne semblent pas conscients du potentiel de puissance que le livre détient en tant qu'expression de la pensée universelle; ils absorbent les écrits qui les intéressent, et passent à côté des autres.
A l'écart des historiens, les premiers nomenclateurs s'appliquent à jeter les bases de la production typographique universelle ou nationale; ils élargissent la voie de la bibliographie pure en s'intéressant au recensement des livres sans tenir compte de leur préférence. Les libraires anglais sont en tête du mouvement, l'Allemagne avec Cless et Draud, puis la France avec L. Jacob les imitent. Ainsi, la bibliographie est sur le point de marquer un tournant décisif; pratiquée jusqu'ici par des hommes irrésistiblement tournés vers le passé elle va jeter son dévolu sur la production naissante et se métamorphoser peu à peu en activité professionnelle.
Époque scientifique (Le XVIIIe siècle jusqu'en 1789)
Si le XVIIe siècle a commencé à refaire patiemment l'histoire par le moyen de l'érudition, le XVIIIe s'efforce davantage de rattacher les faits découverts à des idées générales et de comprendre le développement de la civilisation et ses lois. Le goût des voyages qui peu à peu remplacent les correspondances provoquent les comparaisons entre les mœurs, les habitudes et les façons de penser, tandis que l'esprit de non conformisme et de libre arbitre qui prend naissance en France crée des courants d'opinion en philosophie comme en politique, en morale comme en religion, en science surtout, laquelle est exaltée.
En 1777, « un phénomène de diffusion sans égal », écrit Paul Hazard, donne à ces divers mouvements une ampleur et une force considérables. Il explique, sur le plan strictement livresque, l'importance conférée au dictionnaire désigné pour rendre aisément accessibles les spéculations et les découvertes scientifiques les plus récentes.
Le Dictionnaire historique et critique, de Pierre Bayle (Rotterdam, 1697) ouvre le siècle et peut-être le domine, il s'oppose au Grand dictionnaire historique, de Louis Moréri (Lyon, 1674) ; l'Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1780), de Diderot, l'oriente à mi-chemin et il se ferme sur l'une des plus vastes entreprises de libraire qui fût jamais conçue, l'Encyclopédie méthodique (1782-1832) de l'éditeur Charles-Joseph Panckoucke.
Tout ce qui touche à la langue prend également une importance énorme; après les dictionnaires de Richelet (1680), de Furetière (1687), de l'Académie française (1694), les Jésuites lancent le Dictionnaire universel français et latin appelé Dictionnaire de Trévoux (1704).
Par ailleurs, le succès du Dictionnaire philosophique portatif de Voltaire est attesté par ses dix-sept éditions de 1764 à 1776; les défenseurs de la tradition, Dom Chaudon, le P. Paulian ripostent par des anti-dictionnaires. Enfin, pendant que se succèdent les éditions améliorées de Bayle et de Moréri, se multiplient les bio-bibliographies d'écrivains. L'une des plus importantes a pour auteur le Barnabite Jean-Pierre Niceron (1685-1738), ses Mémoires pour servir à l'histoire des hommes illustres de la République des Lettres avec un catalogue de leurs ouvrages paraissent de 1727 à 1743, en 43 volumes. On peut en rapprocher, à l'étranger, l'Allgemeines Gelehrten Lexikon, de C. J. Jöcher (1750-51) et l'Onomasticon litterarum, de Ch. Saxe (1775-1803).
Le public instruit est plus que jamais soucieux de vues encyclopédiques, son besoin de connaissances se manifeste dans le grand nombre de bibliothèques privées dont on connaît, par Daniel Mornet, cinq cents catalogues imprimés de 1708 à 1782. La presse périodique enfin suit le mouvement général d'extension et Voltaire, dans la préface à l'Ecossaise (1760), parle de cent soixante-treize journaux paraissant alors en Europe.
C'est dans cette atmosphère stimulante que la bibliographie poursuit sa route. Au début du siècle, c'est encore le règne des dictionnaires bio-bibliographiques; puis une nouvelle génération de chercheurs se met à l'œuvre pour lesquels le livre est un objet précieux digne tout autant que son auteur de tous les égards. Les deux espèces de compilateurs travaillent parallèlement, mais tandis que les savants auteurs de « bibliothèques » voient leurs rangs diminuer, les nouveaux venus en s'organisant, en créant des systèmes de classement, en fixant des règles de catalogage, en ébauchant enfin une doctrine bibliographique qui n'avait jamais existé, imposent autour d'eux une mentalité neuve. Leur influence est déterminante et pousse la bibliographie vers une voie inaccoutumée où, libérée en grande partie de l'histoire, elle vit désormais sa vie propre.
Le nombre de répertoires consacrés aux écrivains des congrégations religieuses et des ordres monastiques, rédigés selon la tradition des deux siècles précédents est très élevé; on pourrait en énumérer une quinzaine publiés entre 1716 et 1780 aussi bien en Allemagne qu'en Autriche, aux Pays-Bas qu'en Belgique, en Italie, en Espagne, en France et relatifs aux Augustins, Bénédictins, Capucins, Carmes, Dominicains, Théatins. Aux premiers rangs des bibliographes du XVIIIe siècle se placent ensuite, en France, l'abbé Nicolas Lenglet-Dufresnoy (1674-1755) avec Méthode pour étudier l'histoire avec un catalogue des principaux historiens et des remarques sur la bonté de leurs ouvrages et sur le choix des meilleures éditions : 1713, 1728, 1729, 1772 en 15 volumes et De l'usage des romans avec une bibliothéque des romans, 1734; l'Oratorien Jacques Lelong (1665-1721), avec la Bibliothèque historique de la France (1719); le député aux États-généraux et à la Convention, membre du Conseil des Cinq-Cents et de l'Institut, Armand-Gaston Camus (1740-1804), avec Lettres sur la profession d'avocat et catalogue raisonné des livres utiles à un avocat (1772) ; Jean-François Séguier (1703-1784), archéologue et botaniste de Nîmes avec Bibliotheca botanica (1740); en Allemagne, Jean-Albert Fabricius (1668-1736), professeur d'éloquence, de poésie et de théologie à Hambourg qui met en ordre et en valeur tout ce qu'il a amassé de connaissances en philologie et en histoire dans une œuvre bibliographique longtemps classique : Bibliotheca latina (1697), Bibliotheca graeca (1705) et Bibliotheca latina mediae et infimae aetatis (1734); B. G. Struve, professeur d'histoire et de droit à l'université de Iena, avec Bibliotheca juris selecta (1703), Bibliotheca philosophica (1704), Bibliotheca historica (1705) et Bibliotheca historiae litterariae (1704); en Suisse, Albert von Haller (1708-1777), docteur en médecine, professeur d'anatomie, de chirurgie et de botanique à l'université de Göttingen, l'un des esprits les plus universels depuis Leibniz, qui fonde sa réputation de bibliographe sur quatre « bibliothèques » célèbres : Bibliotheca botanica (1771-72), Bibliotheca chirurgica (1774-75), Bibliotheca anatomica (1774-77) et Bibliotheca medicinae practicae (1776-88); en Suède, le grand savant Linné, avec Bibliotheca botanica (1738); en Italie, enfin, Marco Lastri, avec Bibliotheca georgica (1787).
Un seul essai important de répertoire général universel est tenté au XVIIIe siècle et a pour base les catalogues de foires de livres comme ce fut le cas au siècle précédent pour les compilations de Cless et Draud. Il s'agit de l'Allgemeines europäisches Bücher-Lexikon, du libraire de Leipzig, Th. Georgi, publié de 1742 à 1758.
Mais bientôt en certains pays, en France notamment, des libraires instruits, faisant du livre ancien un objet d'art autant que de connaissance, donnent à la bibliophilie et par contre-coup à la bibliographie universelle une impulsion aussi forte que subite, laquelle va s'exercer pendant plus d'un siècle. Le libraire parisien Guill.-Fr. De Bure (1731-1782) publie, de 1763 à 1768, la première sélection vraiment remarquable d'ouvrages de toutes sciences et de toutes langues, sa Bibliographie instructive ou traité de la connaissance des livres rares et singuliers, se compose de neuf volumes parus de 1769 à 1782. Le Dictionnaire typographique, historique et critique des livres rares, de 1768, est l'œuvre du libraire J.-B. Osmont. En Allemagne, Johann Vogt, David Clement, J. J. Bauer sont les auteurs de sélections comparables. La période suivante sera celle de leur plus grand éclat.
Les travaux d'érudition consacrés aux hommes de lettres d'un territoire continuent à drainer une notable portion de la production intellectuelle nationale rétrospective, pendant que les promoteurs de la bibliographie nouvelle portent tout leur intérêt vers la production naissante. Les deux démarches sont également apparentes partout : l'une historique et littéraire, la seconde franchement moderne.
En France, l'Histoire littéraire de la France publiée de 1733 à 1763 par les religieux bénédictins de la Congrégation de Saint-Maur, et la Bibliothèque françoise de l'Oratorien Cl.-P. Goujet (1697-1767) sont immédiatement suivies par les Annales typographiques ou notice des progrès des connaissances humaines, publiées de 1758 à 1763 en onze volumes et par le Catalogue hebdomadaire ou liste des livres qui sont mis en vente tant en France qu'en pays étrangers, 1763-1781, dix-neuf volumes, lequel devient de 1782 à 1789 le Journal de la librairie ou catalogue hebdomadaire contenant les livres tant nationaux qu'étrangers.
Aux Pays-Bas, J.-F. Foppens (1689-1761) chanoine de la cathédrale de Bruges et professeur de théologie de Louvain refond et augmente les travaux de Aubert Le Mire, François Sweert et Valère André dans la Bibliotheca Belgica (1739), pendant qu'un libraire de Leyde, Johan Van Abkoude (1726-1761) produit la première bibliographie nationale néerlandaise de caractère commercial, le Naamregister of verzaameling van Nederduytsche boeken (1743).
En Grande-Bretagne, toutes les découvertes des Leland, Bale, Pits et autres sont fondues et augmentées dans la Bibliotheca britannico-hibernica, de Thomas Tanner (1674-1735), chanoine d'Ely et d'Oxford, publiée en 1748, après la mort de l'auteur, alors que les libraires londoniens William et Robert Bent, puis Thomas Hodgson publient à partir de 1773 plus de quarante catalogues de livres anglais.
Nous voici à la fin du XVIIIe siècle sans que la bibliographie ait encore été définie, le mot ne figure pas dans l'Encyclopédie de Diderot en 1751; cependant on a pu suivre sa marche et ses progrès. C'est alors l'apogée des répertoires spécialisés auxquels de grands esprits comme Fabricius, Haller ou Linné ne dédaignent pas de consacrer leur temps. Alors que la bibliographie savante atteint son plus haut sommet et que la bibliophilie est en pleine expansion, la bibliographie professionnelle s'impose de plus en plus et le moment est venu où dans tous les pays ses tenants vont se manifester d'une façon exemplaire.
Époque littéraire et bibliophilique (1789-1810)
Vingt années vont suffire pour que la bibliographie par un bond subit fasse éclater les cadres où elle se trouve maintenue. Les circonstances la portent, en France, au-devant de la scène et soudain on la découvre. Ce brusque engouement a même pour effet singulier de la défigurer et de la fourvoyer pour plus d'un siècle.
La bibliophilie après 1789 s'étend à de nouvelles classes sociales; la dispersion par ventes publiques de belles bibliothèques privées attire un grand nombre d'amateurs, tandis que les libraires experts par leurs catalogues savamment rédigés et classés attirent l'attention sur la nécessité d'une doctrine de transcription.
D'autre part, la Révolution de 1789 en nationalisant les biens des ordres religieux et des corporations universitaires, en confisquant au profit de la nation ceux des émigrés, met l'État en possession d'une masse énorme d'imprimés et de manuscrits. C'est dans ce vaste transfert de propriété que consiste ce que l'on a pu nommer la grande révolution bibliographique. Mais, en bouleversant l'ordre séculaire des livres, en les arrachant à leurs refuges pour les jeter en vrac dans des dépôts provisoires, les événements contraignent les responsables au pouvoir à trouver des solutions pour préserver leur sort menacé. Ceux-ci fondent des bibliothèques centrales pour les y recevoir, édictent des règlements pour les protéger, les ranger et les cataloguer. « Bibliographie » équivaut dès lors à « science du livre » sous tous ses aspects et cette conception prévaudra théoriquement, sinon en fait, jusqu'à notre époque.
Toutefois, la déviation du sens primitif de bibliographie n'est pas imputable, si on lit leurs textes, à ces quelques personnalités qui, aux heures de la Révolution, firent beaucoup pour empêcher la destruction des livres et organiser les premières bibliothèques publiques; elle l'est plutôt à l'interprétation abusive de leurs idées et directives.
L'évêque constitutionnel de Blois, Henri Grégoire (1750-1831), député à la Convention, membre du Conseil des Cinq-Cents, puis de l'Institut, le jurisconsulte A.-G. Camus, déjà nommé, Napoléon Ier lui-même, dans une lettre datée du 19 avril 1807, s'expriment avec une justesse de vue frappante sur la bibliographie, son utilité, sa fonction. Or, dans le même temps où agissent ces esprits éclairés, paraissent en France et à l'étranger les premiers traités théoriques sur la bibliographie dont les auteurs font, non plus la connaissance des textes imprimés et de leurs diverses éditions, mais celle des livres. Du coup, la discipline absorbe, avec l'imprimerie et son invention, l'histoire des premiers imprimeurs, celle des caractères typographiques, des marques de papier et d'imprimeurs, des formats, des systèmes de classification, des règles de catalogage, des bibliothèques même et des soins qu'elles exigent, sans oublier évidemment l'énumération des meilleures éditions des auteurs anciens et modernes. La bibliographie classique sort de ces traités défigurée, confondue avec la bibliologie tout entière. Les auteurs responsables de cette déformation sont de modestes fonctionnaires ou libraires animés d'un zèle louable mais excessif en faveur de l'instruction à donner aux bibliothécaires. Parmi eux se trouvent L. Boulard, libraire parisien qui publie en 1797 un Traité élémentaire de bibliographie et C.-F. Achard, bibliothécaire à Marseille, dont le Cours élémentaire de bibliographie ou la science du bibliothécaire paraît en 1806-07. Dans ces deux livres, au ton par ailleurs plein de conviction, il est question de tout ce qui a trait au livre jusqu'à la manière de les détacher et de les restaurer.
Le malentendu s'accroît à partir de 1847 et surtout de 1869 avec la création, à l'École des Chartes, d'un enseignement de la bibliographie lequel, d'après le premier titulaire de la chaire, Ch.-V. Mortet, comprend avec « l'étude des instruments d'information et de recherche que sont les répertoires », celle des éléments du livre et des règles techniques de la bibliothéconomie; il est à l'origine de la définition officielle de la bibliographie donnée en 1885 dans la Grande Encyclopédie par un archiviste paléographe, Daniel Grand, d'accord avec son École, mais non avec les faits. Car la publication des répertoires bibliographiques n'est affectée en rien par la confusion créée autour du mot bibliographie puisqu'elle se poursuit sans trouble selon les grandes lignes traditionnelles. Toutefois, on discerne un déplacement significatif d'intérêt : les répertoires spécialisés perdent du terrain, tandis que les nationales en gagnent ou prennent en certains pays un départ longtemps différé; les universelles sélectives atteignent au sommet de leur courbe.
Les amateurs de lettres et les bibliophiles entrent en compétition avec les savants ou spécialistes. En France, Charles Nodier, Gabriel Peignot, Paul Lacroix, Antoine-Auguste Renouard, Antoine-Alexandre Barbier, Gilles Boucher de La Richarderie, Victor-Donatien Musset s'attachent aux recherches les plus érudites. Les répertoires allemands de cette période sont presque tous consacrés aux sciences exactes, E. G. Baldinger traite de botanique (1804), A. G. Kästner, des mathématiques (1796), F.-A. Murhard, de physique (1797), G. F. C. Fuchs, de chimie (1806). En Italie, Filippo Re, professeur à l'Université de Bologne laisse un Saggio di bibliografia georgica (1802) très estimé et réédité de 1808 à 1809.
Les précurseurs du grand Brunet sont les libraires G.-F. de Bure, J.-B. Osmont déjà mentionnés, puis Ch. Cailleau et l'abbé R. Duclos dont le Dictionnaire bibliographique, historique et critique des livres rares, précieux, singuliers, estimés et recherchés paraît en 1790, en trois volumes et Fr. Schoell, libraire également, auteur du Répertoire de littérature ancienne, de 1808. L'un des bibliophiles français qui contribue le plus à rendre la bibliographie populaire en s'y consacrant de façon presque exclusive pendant près de cinquante années est Gabriel Peignot (1767-1849) avocat à Besançon, puis bibliothécaire à l'École centrale de la Haute-Saône, inspecteur de la librairie à Dijon, puis de l'Académie de cette ville ensuite. Peignot touche à peu près à tout, mais de tous ses travaux, ceux qui lui valent le plus de réputation relèvent de la bibliographie pure. Peignot correspond avec de nombreux savants français et étrangers, publie plus de cinquante ouvrages longtemps cotés dans les ventes publiques; par ses recherches ininterrompues il prépare la voie à Brunet et à Quérard dont il est l'aîné et, de ce fait, peut être regardé comme l'un des fondateurs de la bibliographie de métier en France. En effet, il fait école, est imité partout, se plaint même d'avoir été largement mis à contribution à l'étranger par des auteurs plus jeunes que lui qui trouvent leur provende dans ses livres. L'un des plus importants est le Dictionnaire raisonné de bibliologie qui paraît de 1802 à 1804 en trois volumes. Peignot est encore l'auteur du Répertoire de bibliographies spéciales (1810) et du Répertoire bibliographique universel (1812), qui énumèrent toutes les bibliographies imprimées depuis le xve siècle.
En Allemagne, les travaux bibliophiliques des Struve, Vogt, Bauer ont déjà été signalés. La Grande-Bretagne suit le mouvement avec Henry Klett : Elements of general knowledge introductory to useful books of literature and science, qui a huit éditions de 1802 à 1815, Adam Clarke : A bibliographical dictionary containing a chronological account of the most curious books, 1802-1806, six volumes, Th. Frognall Dibdin : An introduction to the knowledge of rare and valuable editions of Greek and Latin, quatre éditions de 1802 à 1827.
Les années de 1790 à 1810 pendant lesquelles le livre a acquis une si haute réputation sont décisives pour la bibliographie nationale proprement dite. Après tant de laborieux efforts en faveur des livres anciens, l'intérêt se porte enfin et définitivement vers la production nouvelle. Les tentatives faites en ce sens, en France, au milieu du XVIIIe siècle sont reprises vigoureusement et ne souffrent plus d'abandon.
G. Boucher de la Richarderie (1733-1810), qui renonce à la magistrature pour se consacrer aux lettres, est le principal rédacteur du Journal général de la littérature en France, publication mensuelle qui paraît de 1798 à 1841 et qui absorbe, en 1831, le Journal général de la littérature étrangère ; les deux bibliographies courantes forment un total de quarante volumes.
Parallèlement, le libraire parisien Pierre Roux édite deux fois par mois, du 22 septembre 1797 au 16 octobre 1810, en treize volumes, le Journal typographique et bibliographique qui devient du 4 décembre 1810 au 30 septembre 1811 le Journal général de l'imprimerie et de la librairie. Enfin, le 14 octobre 1811, Napoléon Ier signe un décret qui « autorise la direction générale de la librairie et de l'imprimerie à publier un journal d'annonces de toutes les éditions d'ouvrages imprimés ou gravés » dont le premier numéro, daté du 1er novembre 1811, s'appelle Bibliographie de l'Empire français; c'est en 1814 que le journal prend le titre de Bibliographie de la France ; sa rédaction est assurée de 1811 à 1841, par Adrien Beuchot (1773-1851), homme de lettres, poète et pamphlétaire, éditeur de Bayle en 1820 et de Voltaire en 1841.
D'autres bibliographes restent tournés vers le passé : d'abord le professeur allemand, S. Ersch, donne à Hambourg de 1797 à 1806 une France littéraire qui rassemble les imprimés français de la période 1771-1805, puis le libraire parisien, L.-N. Desessarts fait paraître en 1800, Les siècles littéraires de la France, en sept volumes. Le travail de son confrère N. Debray s'en rapproche : Tableau des écrivains français, 1809, 2e édition en 1810. Les titres donnés à ces inventaires montrent la tendance des compilateurs à s'intéresser avant tout aux travaux d'histoire et de lettres et à négliger ou sacrifier les autres écrits. Il en sera ainsi jusque vers 1840.
Tandis que, en Angleterre et aux Pays-Bas, les continuateurs des Bent et des Van Abkoude s'activent dans le relevé de la typographie nationale, un libraire de Leipzig, J. C. Hinrichs, fonde en 1797 la première bibliographie courante des livres allemands, le Verzeichnis neuer Bücher. La voie est désormais largement ouverte où la bibliographie technique va avancer d'une façon surprenante.
Époque artisanale (1810-1914)
En 1810, la bibliographie professionnelle a percé et, d'abord incertaine, se maintient à côté de la bibliographie historique, puis avance à pas de géant.
Le grand mouvement scientifique du XIXe siècle transforme totalement les conditions du travail intellectuel. La conquête de nouveaux pays par les explorations et les missions, les progrès de l'instruction publique dus aux réformes de l'enseignement et à l'organisation des universités, la création, dans tous les pays, de grandes écoles et d'instituts, la fondation des sociétés savantes provinciales, la réglementation de la librairie, la multiplication de la presse périodique, la constitution enfin des bibliothèques et centres d'archives accessibles au plus grand nombre aplanissent les difficultés, poussent les intelligences disponibles vers l'investigation dans tous les domaines et provoquent en fin de compte un nombre incalculable d'écrits qui viennent enfler démesurément et soudainement la masse imprimée.
La bibliographie prend alors une importance considérable et apparaît comme un procédé de diffusion sans égal dont il convient de tirer le plus grand parti possible. Jusqu'ici, elle a surtout servi à sauver de la perte ou de l'oubli les textes anciens, désormais, elle doit répandre au jour le jour les acquisitions de la science. A la bibliographie rétrospective qui a triomphé pendant trois siècles, succède définitivement la bibliographie courante, aussi bien spécialisée que nationale, destinée à remplir ce rôle.
En effet, on voit coexister partout deux espèces de répertoires spécialisés, l'une rétrospective, au bout de sa course, la seconde, courante, à peine née.
On pourrait énumérer une bonne centaine de bibliographies rétrospectives spéciales, d'une valeur certaine, publiées entre 1825 et 1899. Toutes les disciplines y sont représentées. On remarque seulement qu'elles s'étendent de moins en moins à de larges ensembles ou de grandes périodes, ensuite que leurs auteurs n'occupent plus comme autrefois une place de premier plan dans la vie scientifique. Ces derniers continuent d'ailleurs à travailler isolément, obéissant à leur inspiration et leur goût personnels. Leur activité un peu désordonnée commencera à s'essouffler vers 1914 et cessera presque totalement, sauf pour des sujets de plus en plus spécialisés, après cette date.
Pour la même époque, de 1822 à 1898, on peut évaluer à soixante-douze environ les bibliographies courantes spéciales nouvellement créées, dont quarante le sont en Allemagne. Au début, elles sont annexées à des périodiques, par la suite, les associations savantes les prennent en charge et les rendent indépendantes. Leur multiplication très rapide, ainsi que les conditions économiques de plus en plus dures, conduiront plus tard les centres nationaux de recherche et les organisations internationales à venir au secours des groupes savants débordés.
La bibliographie de caractère universel et bibliophilique atteint son plus haut degré de perfection en 1810, avec le Manuel du libraire et de l'amateur de livres de Jacques-Charles Brunet (1780-1867) auquel l'auteur travaillera pendant cinquante ans encore en le perfectionnant sans cesse jusqu'à la dernière édition en 1860.
Érudit, bibliophile, homme de métier et de passion, Brunet, à 22 ans, en 1802, avait donné un volume de supplément au Dictionnaire des livres rares de Cailleau et Duclos. Son grand ouvrage, classique en son genre, n'est pas une nomenclature aride, mais au contraire, respire le mouvement et la vie; les détails littéraires et techniques s'y rencontrent avec les remarques originales, les observations personnelles et les boutades imprévues; il totalise dans ces cinq volumes quelque quarante mille livres, regroupés systématiquement dans le sixième et dernier volume.
En Allemagne, Théodore Graesse (1814-1885), historien de la littérature médiévale, bibliothécaire du roi de Saxe, publie en 1859-60, en huit volumes, le Trésor des livres rares et précieux sur le modèle du Manuel de Brunet, sans table toutefois, qu'il complète pour les livres germaniques et orientaux.
Le concept de bibliographie universelle, fondé sur la valeur intrinsèque et marchande des livres, s'évanouit avec Brunet et Graesse; l'exubérante production imprimée va contraindre les bibliographes du XXe siècle à le renouveler totalement et ainsi à s'écarter d'une façon irrévocable d'une tradition longtemps défendue par les deux plus grands représentants de l'époque bibliophilique et artisanale.
La grande époque des bibliographies nationales est bien le XIXe siècle, autant dire que ce genre de répertoires prend réellement vie à ce moment. L'Angleterre et les Pays-Bas sont alors rejoints par l'Allemagne et la France et bientôt dépassés par ces deux pays et par d'autres.
Le libraire de Leipzig, Wilhelm Heinsius (1768-1817) déclenche le mouvement des rétrospectives nationales en publiant de 1793 à 1798 l'Allgemeines Bücher-Lexikon qui embrasse la production en langue allemande de 1700 à 1797. Une édition améliorée de cette bibliographie reparaît à partir de 1812, pour la période 1700-1810. A la mort de Heinsius, son œuvre est continuée par des confrères et constitue finalement une rétrospective en dix-neuf volumes recouvrant les années 1700-1894.
Le libraire de la même ville, Christian-G. Kayser (1782-1857) reprend à son compte l'entreprise de Heinsius, son Vollständiges Bücher-Lexikon, qui prend pour date de départ des relevés l'année 1750, commence à paraître en 1834. Sa continuation se poursuit après la mort du fondateur par périodes quinquennales jusqu'à nos jours. En 1915, c'est le Syndicat des libraires allemands, le Boersenverein der deutschen Buchhündler et la Deutsche Bücherei de Leipzig, bibliothèque centralisatrice fondée en 1913, qui en assurent l'exécution et la diffusion.
Joseph-Marie Quérard, de Rennes (1796-1865) nous dit que ce sont les libraires anglais et allemands qui furent ses inspirateurs et ses modèles. Commis de libraire à l'âge de onze ans, Quérard travaille à Paris en 1812 chez Bossange; ses aptitudes et son amour du métier le font désigner pour des recherches dans les librairies de l'étranger. En 1819, il se trouve en Autriche, puis en Allemagne à l'époque où les bibliographes-libraires sont en pleine activité. C'est sous leur influence qu'il entreprend sa France littéraire achevée en 1822; il la tient à jour jusqu'à son retour en France et la publie à partir de 1827. Elle contient en douze volumes la production française des années 1700-1827. Les relevés de Quérard intéressent surtout les lettres; il travaille seul, sa passion d'exactitude lui fait dépenser des jours entiers pour la vérification d'un détail; son esprit de méthode, sa patience à toute épreuve le font triompher des difficultés; mais sa franchise et son intransigeance dans l'exposé de la vérité lui valent maints déboires. En 1839, Quérard commence chez Daguin sous le titre La Littérature française contemporaine, la suite de la France littéraire pour les années 1827-1840. Il devait limiter cet ouvrage à trois volumes et l'achever en trois ans. Or, en 1843, au milieu du second volume il en est à la lettre B; il s'ensuit des démêlés avec l'éditeur qui le traduit en justice, le fait condamner aux frais et même à la prison, et le dépossède de son manuscrit. Bien qu'élargi rapidement, Quérard se voit remplacé par Charles Louandre, Félix Bourquelot et Alfred Maury qui, de 1846 à 1857, achèvent la Littérature française. En 1848, Quérard fait paraître Omissions et bévues au livre intitulé la « Littérature française contemporaine » et en 1854, dans le volume XI de la France littéraire, consacré aux écrivains pseudonymes, il écrit sous un pseudonyme transparent, Jozon d'Erquar, anagramme de son nom, son autobiographie sous le titre : Un martyr de la bibliographie.
Heinsius, Kayser, Quérard sont dès lors imités partout. De 1810 à 1900, quatorze pays d'Europe, ainsi que les États-Unis, créent leur bibliographie nationale courante, et vingt-trois, leur bibliographie nationale rétrospective, remontant généralement au début du XVIIIe siècle, quelquefois à l'origine de l'imprimerie.
Époque technique (Depuis 1914).
Après 1914, les nouvelles conditions économiques sont de moins en moins favorables aux entreprises privées qui périclitent ou disparaissent et l'artisanat bibliographique, si fécond au XIXe siècle, dès lors submergé par la profusion de l'imprimé, est impuissant à se maintenir.
A la formule traditionnelle des bibliographies spécialisées rétrospectives : recherches exhaustives, sans discrimination, effectuées par un seul et selon des procédés forcément rudimentaires et précaires, succède la formule inverse : division du travail et sa distribution entre des spécialistes capables d'écarter les travaux d'intérêt secondaire ou d'abandonner les publications de dates anciennes lorsque la substance en a été incorporée dans des mises au point récentes.
Cette nouvelle conception revient à offrir aux travailleurs des « états de question » où ne figurent que des écrits fondamentaux, livres et articles, états renouvelables à volonté et n'excluant d'ailleurs pas la possibilité, si besoin est, de remonter, de référence en référence, aux travaux les plus originaux.
On voit alors se constituer partout des groupements de spécialistes encadrés de savants désignés pour assigner à chacun sa part de travail et en diriger l'exécution. Ils entreprennent, dans chaque domaine des connaissances, des « synthèses collectives » qui drainent avec elles un apparat bibliographique énorme, bien que soigneusement passé au crible de la critique, lequel tient lieu pour chaque sujet, de bibliographie spécialisée choisie.
C'est ainsi que des centaines d'érudits s'emploient actuellement à ces sélections délicates et se substituent définitivement à l'individu devenu impuissant à rivaliser avec le groupe quelles que soient ses capacités et son énergie. La méthode coopérative, inaugurée en Allemagne à la fin du XIXe siècle, largement exploitée partout, signifie un retour au sens de l'équipe, que les religieux du XVIIe siècle avaient découvert et mis à profit avec succès.
Les spécialisées courantes qui depuis la fin du XIXe siècle font corps avec les périodiques ou vivent indépendantes aux frais d'associations scientifiques traversent de 1920 à 1930 la même période de marasme que les rétrospectives après 1914. L'abondance des écrits, la montée constante des prix rendent de plus en plus difficile à leurs dirigeants l'entretien d'équipes qui régulièrement et ponctuellement dépouillent les revues pour en sélectionner et en analyser les articles.
Cette perte de régime de plus en plus accélérée est à l'origine de la création et du développement presque soudains des centres de documentation qui, rattachés à des organisations scientifiques privées très riches, connaissent aussitôt une fortune brillante. Les centres organisent des services d'information, publient des bulletins de documentation, se multiplient, s'affilient en unions nationales et internationales.
L'avance prise par eux en 1939 sur les entreprises bibliographiques éparpillées et appauvries est si manifeste que les défenseurs de la bibliographie se doivent de réagir et de chercher à regagner le terrain perdu. C'est en fait aux centres nationaux de recherche et aux organisations internationales que celle-ci, après la seconde guerre, doit sa résurrection.
A l'heure actuelle, l'o. N. u. et toutes ses institutions produisent des bibliographies spécialisées courantes. Celle de ces institutions dont l'activité bibliographique est la plus étendue et la plus variée est l'Unesco qui favorise par ses subventions le maintien d'une trentaine de bibliographies spéciales internationales et périodiques.
Chaque discipline des sciences humaines, sociales et exactes possède aujourd'hui sa bibliographie propre, parfois il en est deux ou trois pour une seule science, publiées en différents pays et qui se complètent mutuellement. On pourrait énumérer une centaine de ces répertoires allant de l'hebdomadaire à l'annuel, très vivants de nos jours.
La bibliographie universelle telle que l'ont conçue et réalisée les libraires bibliophiles du siècle précédent est délaissée après 1860. S'il paraît encore après cette date des sélections de livres à l'échelle internationale, elles ne peuvent être considérées comme représentatives de l'inventaire universel des textes imprimés. C'est en 1895 qu'est remise sérieusement en question la bibliographie mondiale au sens strict du mot, sous l'impulsion de deux avocats belges, Paul Otlet (1868-1944) et Henri de La Fontaine (1853-1943). Un Institut international de bibliographie, subventionné par le gouvernement belge, est fondé alors à Bruxelles, destiné à être le siège de rédaction d'un répertoire sur fiches de tout ce qui a été imprimé depuis le xve siècle sur toutes les matières et dans tous les pays. Or, en 1895, la doctrine bibliographique est encore flottante, les techniques d'exécution sont variables selon les pays; les concepts de standardisation et de classification sont encore discutés. Un long travail préparatoire reste à accomplir qui consisterait à rapprocher et à confronter les expériences pour en tirer des directives et surtout les faire adopter partout. Les promoteurs de catalogue universel se heurtent à des obstacles insurmontables; leurs conceptions sont jugées utopiques et ils assistent à l'éclatement de l'organisme qu'ils ont agencé.
Après 1945, des propositions plus rationnelles sont avancées pour atteindre au même but que l'institution de Bruxelles, Elles consistent à fondre les catalogues de toutes les bibliothèques du monde, en partant du principe que tous les textes imprimés depuis le xve siècle qui ont pu subsister ont tous fini, en vertu de lois, conventions, règlements, legs, achats par échouer dans quelques dépôts publics. Il s'en suit que la fusion en un catalogue unique et dès lors mondial de tous les catalogues communs aux établissements de chaque pays conduirait à peu d'éléments près, vers la bibliographie universelle.
Ce raisonnement a d'autant plus de poids que ce premier demi-siècle a vu se déployer un effort général en faveur des catalogues imprimés de bibliothèque, et l'on a pu dire que dans ces répertoires d'un genre particulier résidait toute la puissance bibliographique. Les catalogues collectifs nationaux sont en chantier dans plusieurs pays : l'Allemagne était en tête en 1939, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, la Suisse, les États-Unis sont très avancés dans cette voie, l'Italie, le Canada viennent de s'y engager. Aussi, en 1947, l'Unesco s'intéresse au « Catalogue collectif européen », première étape vers le catalogue universel.
Quant aux bibliographies nationales, le xxe siècle est celui de leur plein épanouissement. De par leur origine, le dépôt obligatoire (dépôt légal) ou librement consenti des libraires et éditeurs dans une bibliothèque centralisatrice, elles traduisent fidèlement l'activité culturelle des États et deviennent les sources officielles de la statistique imprimée comme de l'information scientifique dans tous les domaines. Ce rôle de premier plan explique que les bibliothèques nationales, ou centrales, sièges des dépôts, les prennent en charge et les élaborent, en collaboration étroite d'ailleurs avec les syndicats de libraires qui les diffusent.
Actuellement l'enregistrement régulier de tous les imprimés nouveaux se fait presque automatiquement selon le jeu d'un mécanisme minutieusement réglé qui permet aux répertoires nationaux de sortir « à la chaîne » comme n'importe quel produit d'industrie. L'Allemagne et les États-Unis sont passés maîtres dans leur mise au point. Tous les autres pays d'ailleurs rivalisent entre eux, aux premiers rangs desquels se placent les Pays scandinaves, les Pays-Bas, la Belgique, la Suisse, la Grande-Bretagne depuis 1950. Les pays latins demeurent sensiblement en retrait. Plus de quarante bibliographies nationales courantes vivent en 1955 et une vingtaine de rétrospectives s'ajoutent à celles publiées au siècle précédent.
Bibliographies de bibliographies
La curiosité des bibliographes à l'endroit des répertoires se manifeste dès le XVIIe siècle. Le Jésuite Philippe Labbé (1607-1670) est le premier qui songe à les rassembler en un recueil particulier. Il publie en 1664 une Bibliotheca bibliothecarum de 304 pages, éditée à nouveau en 1672, 1678 et 1682 et qui servira de base à Antoine Teissier (1632-1712), écrivain français protestant émigré en Allemagne, pour son Catalogus auctorum qui librorum catalogos, indices, bibliothecas, virorum litteratorum vitas, elogia aut orationes funebres scriptis consignarunt daté de 1686 avec supplément en 1705.
Au XIXe siècle le Répertoire de bibliographies spéciales, curieuses et instructives de 1810, puis le Répertoire bibliographique universel, de 1812, l'un et l'autre de Gabriel Peignot, marquent une date dans l'histoire bibliographique. Le dernier recueil énumère en 514 pages et sous des rubriques alphabétiques de sujets, quelque deux mille bibliographies imprimées depuis le xve siècle. L'auteur dit de son ouvrage « qu'il est le premier du genre ». Il est mis à ample contribution par l'Anglais Th. H. Horne dont l'Introduction to the study of bibliography, 1814, contient Notice of principal works extant on literary history in general and on bibliography in particular et surtout par le Belge, J.-P. Namur (1804-1867), bibliothécaire successivement à Louvain, Liège et Bruxelles, dont le Manuel du bibliothécaire de 1834 se termine par une Bibliographie spéciale systématique et raisonnée des principaux ouvrages sur la bibliographie reprise, en 1838, dans la Bibliographie paléographico-diplomatico-bibliologique. Ce dernier ouvrage énumère près de deux mille cinq cents répertoires bibliographiques.
La Bibliotheca bibliographica de Julius Petzholdt (1812-1891), l'un des plus savants bibliographes du XIXe siècle, bibliothécaire des rois de Saxe de 1839 à 1873, est une œuvre de haute érudition qui cite et commente près de six mille bibliographies.
Viennent ensuite les compilations plus ternes de Joseph Sabin, New York, 1877, de Léon Vallée, Paris, 1883-1887, puis le Manuel bibliographique de l'archiviste paléographe, Henri Stein (1862-1940) qui fait date en France.
Les émules des Peignot, Petzhodt, Stein sont nombreux au xxe siècle mais ils conçoivent leurs recherches de façon très différente selon leur nationalité. Ils publient soit des sélections des meilleures bibliographies parmi les plus récentes à l'intention des services d'information dans les bibliothèques (États-Unis), soit des manuels didactiques destinés à la formation du personnel scientifique dans les bibliothèques (France, Italie, Grande-Bretagne), soit enfin des sommes sans exclusion de toutes les bibliographies connues (Allemagne). Parmi ces dernières, on ne saurait passer sous silence la World bibliography of bibliographies, de Théodore Besterman, 1940, 2e édition, 1947-1950, 3e en 1955, véritable monument élevé à la gloire de la bibliographie, riche de quatre-vingt mille titres, en quarante-cinq langues, classés sous dix mille rubriques de sujets et sous-classés chronologiquement.
Aux inventaires rétrospectifs de bibliographies se joignent enfin à notre époque les bibliographies de bibliographies courantes dont le but est de signaler les nouveaux répertoires au fur et à mesure où ils paraissent, généralement année par année.
L'Allemagne donne de 1926 à 1940 et de 1930 à 1940 deux excellentes bibliographies de ce genre dont l'auteur est le bibliothécaire berlinois Joris Vorstius; la première est l'Internationaler Bibliographie des Buch-und Bibliothekswesen, qui s'étend à tout le domaine de la bibliologie, la seconde est l'Internationaler Jahresbericht der Bibliographie qui ne relève que les bibliographies proprement dites universelles, nationales ou spéciales. Year's work in librarianship, depuis 1929 et Library science abstracts, depuis 1950, en Grande-Bretagne, Bulletin de documentation bibliographique, 1934-1955, en France, Bibliographic index, depuis 1937, aux États-Unis, bien que de conception assez différente, appartiennent au même genre.
Dans les intervalles d'attente de ces publications, ce sont les chroniques des périodiques bibliologiques qui renseignent sur l'activité des bibliographes. Aux premiers rangs de ceux-ci, il convient de placer le Centralblatt für Bibliothekswesen, Leipzig, depuis 1884, la Zeitschrift für Bibliothekswesen und Bibliographie, Francfort, depuis 1954, le Nordisk tidskrifi för bok-och bibliotheksväsen, Lund, depuis 1914, la Revue de la documentation, La Haye, depuis 1931, College and research libraries, Chicago, depuis 1939, Journal of documentation, Londres, depuis 1945, enfin le Bulletin des bibliothèques de France, depuis 1956. En Italie, la littérature bibliologique nationale est enregistrée dans Amor di libro, depuis 1953, tandis que la revue Bibliofilia s'intéresse à la production de tous les pays, de même que La Ricerca scientifica, depuis 1955, avec Note di bibliografia e documentazione.
L'Index bibliographicus couronne l'édifice bibliographique en faisant le point de toutes les bibliographies périodiques générales, nationales ou spéciales, indépendantes ou annexées à des revues. La première édition date de 1925, la seconde de 1931, la troisième de 1952.
En conclusion, tout intimement liée qu'elle soit aux diverses sciences, la bibliographie apparaît comme une discipline autonome dont l'objet propre est le recensement des textes imprimés dans leur totalité. Elle ne dispense pas pour autant de lire, mais évite de tout lire ou facilite la lecture. Examinée de plus haut, elle s'affirme comme science concrète dont on n'a pas encore exploité, ni même calculé les immenses possibilités; par les chiffres, par les groupements raisonnés de livres qu'elle accumule au cours des siècles, elle permet plus d'une déduction dont les sciences sociologiques et économiques peuvent être bénénciaires. De récentes études démontrent en effet que les données bibliographiques sont capables de conduire à la découverte des cycles de création intellectuelle et artistique et ce n'est là vraisemblablement qu'un des premiers aspects de leur pouvoir.
Et de même que le démographe recense les populations, en étudie les mouvements, les fluctuations, sans connaître chaque citoyen des pays qui l'intéressent, le bibliographe, sans avoir lu ou approfondi tous les livres, en suit la création, la teneur et la répartition. Il lui suffit, ainsi que l'a écrit récemment un historien, « que son travail soit utile, puisqu'il engendre du travail pour qu'il soit payé de sa peine ».