Éditorial
Le soc de la charrue vint entailler la terre en sa partie la plus tranchante, le culter, délimitant de son sillon les zones qui seraient cultivées de celles qu’on laisserait abandonnées à l’inculture.
Ce geste ancestral, profondément populaire, vient signifier, par-delà l’histoire certes passionnante des techniques agricoles, l’acte symbolique d’investir, habiter, délimiter un territoire au sein duquel se dé-finira l’identité collective, celle qu’il conviendra d’honorer, de transmettre car devenue sacrée : entre la culture et le culte ne passe que le fil acéré du couteau, aiguisé à la façon de ces esprits humains qu’il a la charge d’aiguillonner, de ciseler… ou de rejeter.
Il y a du blé, des fruits, du papier, des livres, du sang, des bêtes, des larmes, des rêves, de la douceur, du désir, de l’amour, des prières, des convictions, des haines, des vivants et des morts, dans la culture. Il y a des arbres, et des potences.
Conjointement incluante et excluante, la culture, entendue désormais comme l’ensemble des pratiques et représentations symboliques échangées au sein d’un groupe humain dont les membres s’identifient en rapport avec cette appartenance (selon des modalités qui vont du « vivre ensemble » à l’hostilité revendiquée ou intériorisée tacitement), est devenue un enjeu majeur des discours et (parfois) des politiques publiques au XXe siècle.
La question de son appropriation réelle ou désirée (par qui ? pour quoi ?) n’a cessé de faire débat depuis notamment la fin du second conflit mondial, même si des frémissements dans ce sens étaient perceptibles bien avant le programme du Conseil national de la Résistance (songeons par exemple à l’action d’un Eugène Morel, ou encore, bien plus en amont, à cette « matrice » bibliothécaire dont le philosophe Robert Damien démontre qu’elle inaugure à la fois un mode de gouvernement éclairé et la possibilité programmatique d’une véritable lecture publique, future fabrique du citoyen).
Si l’impératif de « démocratisation culturelle » semble s’être progressivement imposé comme une évidence, la réalité qu’il recouvre est loin d’être claire : de quelle culture parle-t-on ? De quels publics ? Culture légitime, culture populaire, haute culture, basse culture, culture plurielle, culture de masse, mainstream… ? : autant de problématiques qui traversent les institutions, la société et l’ensemble de ses acteurs tandis que la révolution numérique bouleverse un paysage déjà complexe.
Pour le premier numéro de sa nouvelle formule, le BBF propose donc différents éclairages sur ces questions qui remettent aussi en cause de nombreuses pratiques professionnelles, avec quelques convictions en guise de fil d’Ariane : la culture n’est pas un simple outil de socialisation, elle n’a pas pour objectif limité de « créer du vivre-ensemble », pas davantage qu’au motif d’être « plurielle » elle ne deviendrait une vaste nébuleuse dont le centre serait partout et la circonférence nulle part. Et c’est pourtant dans la confrontation à l’altérité, dans le rapport à l’autre en ce qu’il apporte de différent, d’inattendu, de nouveau, que se définissent l’ensemble des expériences culturelles et le sens profond qui les anime : se transporter ailleurs, être emporté, découvrir de nouveaux horizons.