« Les plateformes de lecture sociale ont contribué à l’émergence du statut d’amateur expert »

Entretien avec Laura Bousquet

Véronique Heurtematte

Membre d’Elico, Équipe de recherche de Lyon en sciences de l’information et de la communication de la Maison des sciences de l’Homme, Laura Bousquet prépare actuellement une thèse sur les plateformes de lecture sociale, leur utilisation par les éditeurs en France, en Allemagne et aux États-Unis, et leur rôle dans la relation entre éditeurs et lecteurs.

BBF : Quel est le rôle des plateformes de lecture sociale dans la transformation des relations entre les professionnels du livre et les lecteurs ?

Laura Bousquet : Les plateformes n’ont pas vraiment changé les relations entre les différents acteurs du secteur mais plutôt mis en lumière des changements qui étaient déjà à l’œuvre, et pas seulement dans le domaine du livre mais dans toutes les industries, culturelles ou non, à savoir la collecte de données sur les utilisateurs, rendue plus facile grâce au numérique. Cette activité est particulièrement intéressante dans le secteur du livre où l’offre est supérieure à la demande. Les plateformes de lecture sociale jouent surtout un rôle d’intermédiaires entre lecteurs et éditeurs. Elles récoltent des informations sur les livres, en particulier les nouveautés, de la part des éditeurs et, ce qui était nouveau lors de leur apparition dans les années 1990, des informations sur les lecteurs à travers les activités de ces derniers sur les plateformes. Les lecteurs ne s’en rendent pas forcément compte, mais en suivant la fiche d’un livre, en attribuant une note à celui-ci, ils fournissent des renseignements sur leurs goûts, leurs pratiques. Cette activité de collecte d’informations et de mise en relation entre les catalogues des éditeurs et les utilisateurs fait que les plateformes sont désormais considérées comme des médias auxquels les éditeurs envoient des services de presse. Les données collectées permettent un marketing plus ciblé et peuvent influencer le choix des couvertures de livres, par exemple. Cependant, le rôle des plateformes de ce point de vue est aujourd’hui moindre par rapport à celui des réseaux sociaux comme Instagram ou Tik Tok qui intéressent beaucoup les éditeurs, même s’ils ne peuvent pas y récolter des données, parce que cela touche beaucoup plus de monde que les plateformes.

BBF : Pouvez-vous nous parler du rôle d’intermédiation des plateformes de lecture sociale que vous identifiez comme une dimension importante ?

Laura Bousquet : La nécessité d’intermédiation est inhérente au livre qui est un bien d’expérience et non un produit correspondant à un besoin élémentaire. Le lecteur va se baser sur l’expérience d’autres lecteurs pour faire son choix dans une offre immense. Les plateformes ont contribué à l’émergence du statut d’amateur expert et ont répondu au besoin de reconnaissance des consommateurs. Désormais, tout le monde peut jouer le rôle d’intermédiaire, réservé auparavant à des experts professionnels reconnus.

BBF : La médiation est une dimension essentielle aussi pour les bibliothèques. Comment peuvent-elles s’insérer dans les pratiques des plateformes de lecture sociale et des réseaux sociaux ?

Laura Bousquet : Je trouve qu’en France, les bibliothèques se sont plus emparées de ce sujet qu’en Allemagne ou aux États-Unis. Aux États-Unis, la plateforme LibraryThing propose des services pour les bibliothèques mais en Allemagne, par exemple, le prestataire Mojoreads, qui est pourtant le seul à afficher l’ambition de travailler avec tous les acteurs du livre, ne propose rien pour les bibliothèques, ce qui en dit long sur le désintérêt des plateformes allemandes pour les bibliothèques. En France, les bibliothèques qui utilisent Babelio peuvent importer les avis des utilisateurs dans leurs catalogues. La plateforme française Goodbook, qui s’est lancée cette année, souhaite développer des liens avec les institutions culturelles dont les bibliothèques, à suivre donc. Je regrette en revanche que pour l’instant, aucun site de lecture sociale ne propose une fonctionnalité permettant de localiser un ouvrage dans les bibliothèques comme cela se fait pour les librairies. Certaines bibliothèques ont créé leur propre plateforme, cependant, je leur conseillerais de développer également des liens avec les plateformes existantes car le marché est aujourd’hui bien établi et il est difficile de s’insérer dedans, que ce soit avec une offre commerciale ou gratuite. Pour ce qui est des réseaux sociaux, je crois que les bibliothèques les utilisent déjà largement mais elles pourraient peut-être le faire à une plus grande échelle, au niveau intercommunal ou régional, par exemple.

BBF : Quel a été l’impact de la crise sanitaire sur l’activité des plateformes de lecture sociale ?

Laura Bousquet : C’est difficile à mesurer pour l’instant car c’est encore récent. On en verra les conséquences sur plusieurs années. Cependant, on remarque déjà que les plateformes se sont organisées pour proposer aux lecteurs des rencontres en ligne avec les auteurs. On assiste à une dématérialisation d’événements qui avaient lieu jusque-là dans les librairies ou les bibliothèques. Les éditeurs, de leur côté, ont dû s’organiser pour mettre en avant leur fonds puisque les parutions de nouveautés étaient suspendues. La pandémie a entraîné des changements dans les pratiques des consommateurs. On a vu notamment une hausse des ventes de livres pratiques, des ouvrages pour la jeunesse, des bandes dessinées et mangas.

BBF : Pensez-vous que cela va changer durablement la manière d’organiser des événements et de communiquer ?

Laura Bousquet : Oui, je pense que certaines pratiques vont s’installer dans la durée. Les événements ne se feront pas tous en ligne mais probablement dans une offre hybride. Une libraire allemande qui, pendant la pandémie, a proposé en ligne les lectures et rencontres d’auteurs qui se tenaient avant dans ses locaux me disait que sa visibilité s’était considérablement accrue. Elle a, par exemple, retrouvé d’anciens clients qui ont repris contact à la faveur de ces manifestations et décidé, bien que n’habitant plus à proximité, de s’adresser à elle via son site web pour leurs commandes de livres. Pour les auteurs et les éditeurs, des événements en ligne, cela veut dire moins de déplacements, moins de coûts. Ceci étant, la présence physique des auteurs dans les salons et manifestations littéraires reste un moteur important pour le public et ne va pas disparaître. Une autre tendance qui s’est renforcée pendant la pandémie, c’est de communiquer sur la vie quotidienne de la librairie, de la maison d’édition, de la bibliothèque, en postant des petites vidéos sur Instagram ou Tik Tok. C’était une manière de garder le lien avec les lecteurs et de leur offrir le moyen d’entrer dans les coulisses, de faire partie de l’équipe.