La bibliothèque dans la littérature contemporaine

Juliette Doury-Bonnet

Émanation du pôle Métiers du livre de l’université Paris X – Nanterre et du Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines (CHCSC) de l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, le groupe de recherche « Livre : création, culture et société » a organisé à Saint-Cloud, les 12 et 13 mai derniers, un colloque international et pluridisciplinaire consacré à la représentation de la bibliothèque dans la littérature contemporaine. Professionnels et chercheurs étaient conviés à une rencontre autour de la bibliothèque dans toutes ses dimensions (institutionnelle, sociale, immatérielle, intertextuelle, etc.).

Christian Delporte (CHCSC) a mis l’accent en introduction sur le « lien émotionnel particulier »/== que l’écrivain entretient avec le livre. Sa bibliothèque personnelle est révélatrice ; elle comporte plusieurs strates : à la fois bibliothèque de formation, bibliothèque de travail, bibliothèque intime nourrie entre autres par les voyages, « bibliothèque sacrée » des « auteurs panthéonisés » par l’écrivain lui-même.

Marie-Odile André (pôle Métiers du livre) s’est interrogée sur l’imaginaire de la bibliothèque pour la nouvelle génération d’écrivains-lecteurs. Elle opposa Babel à Alexandrie, la bibliothèque-monde proliférante à la bibliothèque menacée, voire détruite.

Bibliothèques fictionnelles

Claudia Almeida (université de Rio de Janeiro) explora un ouvrage de Caroline Bongrand, Le souligneur (Stock, 1993) dans lequel la narratrice est guidée dans la bibliothèque publique par un mystérieux lecteur qui annote les livres, créant ainsi un réseau de lectures, bibliothèque dans la bibliothèque.

« On est dans le cas de l’écrivain invisible, meilleur guide que le bibliothécaire », remarqua Christophe Pavlidès (Médiadix). Michel Melot montre que la bibliothèque publique est à l’échelle non de l’individu, mais du groupe, ajouta Marie-Odile André : « Le souligneur met en scène la tension entre la bibliothèque pour tous et la bibliothèque individuelle. »

L’écrivain et sa bibliothèque

Pour Jorge Luis Borges ou Robert Louis Stevenson, écrivains-lecteurs nourris des maîtres anciens, « la mémoire de la bibliothèque est le point de départ d’un futur de l’œuvre ». Brigitte Ouvry-Vial (université Paris VII) opposa ces « écrivains essentialistes » pour lesquels la bibliothèque est un creuset, l’essence du monde et de l’œuvre, aux « auteurs pragmatiques », à l’image de Paul Auster ou de Philip Roth, pour qui la bibliothèque est un déclencheur, un simple « motif narratif ponctuel ». Pour le premier groupe, la bibliothèque a valeur de patrimoine quand, pour le second, elle n’est qu’une banque de données exploitable.

Michel Butor, quant à lui, s’intéresse au livre comme objet : face au livre numérique, il considère que seul le livre d’artiste va rester. Nicolas Malais (université Paris X) nous entraîna dans la bibliothèque de l’auteur de Portrait de l’artiste en jeune singe (Gallimard, 1967). Celle-ci contient de nombreux livres d’artistes et les versions successives des propres œuvres de Michel Butor : elle incarne la diversité de son œuvre et constitue le lieu central de son activité. Dans cette optique, il regrette la dispersion de la bibliothèque d’André Breton qu’il considère comme une œuvre à part entière.

Avec Jean-Luc Pestel (Centre d’études poétiques, École normale supérieure, Lyon), la matinée s’acheva sur la proclamation de la mort de la littérature : chez le poète Jude Stéfan, la bibliothèque est une nécropole littéraire et le poème un cénotaphe…

La haine de la bibliothèque

Katarzyna Thiel-Janczuk (université de Poznan) décrivit l’évolution du rapport d’Annie Ernaux à l’acte d’écrire. À partir de son roman La place (Gallimard, 1984), la littérature n’est plus ce système de pouvoir dont la narratrice, issue d’un milieu modeste, est devenue dépositaire en accédant à l’enseignement. Le lien avec l’univers d’origine est restauré, grâce entre autres à une écriture plate « qui subvertit la dimension intellectuelle ».

Marie-Albane Rioux (université Paris IV) souligna le paradoxe de la bibliophobie chez Claude Simon. Après le naufrage de l’humanisme, symbolisé par le bombardement de la bibliothèque de Leipzig dans La route des Flandres (Minuit, 1960), l’écrivain condamne la bibliothèque, entassement de savoirs morts et abstraits.

On retrouve cette haine de l’institution bibliothèque chez Pascal Quignard, comme l’a montré Chantal Lapeyre-Demaison (université de Dijon). À la fiction borgésienne, l’écrivain oppose la société secrète des amoureux du livre, communauté de solitaires.

Heureusement, Benoît Berthou (université Toulouse – Le Mirail) requinqua l’auditoire en présentant le point de vue de Jacques Roubaud et de l’Oulipo (ouvroir de littérature potentielle) sur les bibliothèques. Dans Le grand incendie de Londres (Seuil, 1989), le narrateur dit son amour des bibliothèques, lieux de la gratuité, de l’absence de hiérarchie, de la flânerie propice aux rencontres. « Les oulipiens sont férus de bibliothèques et ravis de s’inscrire dans la bibliothèque par excellence », la Bibliothèque nationale de France où ont lieu les jeudis de l’Oulipo. Ils prennent place parmi les livres pour pouvoir s’en emparer : « L’intertextualité n’est plus un événement, c’est la règle. » La bibliothèque est un terrain de jeu comme la production littéraire. Écrire et ranger des livres relèvent de méthodes et de principes identiques. Le bibliothécaire est un Sisyphe qui tente d’apprivoiser le désordre. Dans cet esprit, Raymond Queneau, avec l’« Encyclopédie de la Pléiade », s’est inscrit dans la démarche oulipienne, ouverte à la modernité et à l’étranger.

La journée s’acheva par une table ronde réunissant les écrivains Pierre Bergounioux, Daniel Maximin et Jean Rouaud. Le premier évoqua la bibliothèque municipale de Brive qui fut paradoxalement – « elle portait les stigmates du passé » – un instrument de libération grâce auquel il prit conscience de l’enclave où il était prisonnier et qui lui donna accès au présent. Pour lui, aujourd’hui, « la bibliothèque ne peut qu’enregistrer l’état de la scolarisation » : « C’est une question politique tombée en sommeil par les temps qui courent. »

Si Daniel Maximin insista sur la question du choix, de la médiation du bibliothécaire,  Jean Rouaud souligna que « la bibliothèque n’est pas hors du monde, elle reproduit les lois du marché » : « 90 % des livres ne sortent jamais. Ceux qui sortent, ce sont les best-sellers. » Il se plut à imaginer « un monde de lecteurs souterrains comme dans Farenheit 451 » : « Face au consumérisme, la littérature continue à faire de la résistance. »

La journée du 13 mai fut consacrée à la littérature de jeunesse et aux littératures de genre.