Le dire lire

Patrice Noisette

L'illettrisme désigne le fait d'être incapable d'écrire ou de lire, en le comprenant, un message simple en rapport avec la vie quotidienne. La prise de conscience de l'existence d'illettrés dans la France des années 80 a suscité la création d'un groupe interministériel, le goupe permanent de lutte contre l'illettrisme, dont l'une des responsables, Marie-France Hau-Rouchard, présente les missions et les actions. Le sociologue Patrice Noisette analyse les discours des différentes institutions mobilisées et souligne la nécessité d'une réflexion qui insère l'illettrisme dans le champ global de la communication sociale.

Illiteracy means to be unable to write or read, and understand at the same time, a simple message related to daily life. With the awareness that there were many illiterates in France in 1980, an interdepartmental group was created - the standing group for struggle against illiteracy -, whose aims and activities are presented here by Marie-France Hau Rouchard, one of the managers. The sociologist Patrice Noisette studies the arguments of the different institutions involved and insists on the need for a thought which will include illiteracy in the overall field of the social communication.

« Toute une école moderne de critique a, depuis plusieurs décennies déjà, mis précisément l'accent sur le comment de l'écriture, le faire, le poétique. Non pas la maïeutique sacrée, l'inspiration saisie aux cheveux, mais le noir sur blanc, la texture du texte, l'inscription, la trace, le pied de la lettre, le travail minuscule, l'organisation spatiale de l'écriture, ses matériaux (la plume ou le pinceau, la machine à écrire), ses supports (Valmont à la Présidente de Tourvel: « La table même sur laquelle je vous écris, consacrée pour la première fois à cet usage, devient pour moi l'autel sacré de l'amour... »), ses codes (ponctuation, alinéas, tirades, etc.), son autour (l'écrivain écrivant, ses lieux, ses rythmes; ceux qui écrivent au café, ceux qui travaillent la nuit, ceux qui travaillent à l'aube, ceux qui travaillent le dimanche, etc.).

« Un travail équivalent reste à faire, me semble-t-il, sur l'aspect efférent de cette production : la prise en charge du texte par le lecteur. Ce quil s'agit d'envisager, ce n'est pas le message saisi, mais la saisie du message, à son niveau élémentaire, ce qui se passe quand on lit: les yeux qui se posent sur les lignes, et leur parcours, et tout ce qui accompagne ce parcours: la lecture ramenée à ce qu'elle est d'abord : une précise activité du corps, la mise en jeu de certains muscles, diverses organisations posturales, des décisions séquentielles, des choix temporels, tout un ensemble de stratégies insérées dans le continuum de la vie sociale, et qui font qu'on ne lit pas n'importe comment, ni n'importe quand, ni n'importe où, même si on lit n'importe quoi. » (G. Pérec, Lire : esquisse socio-physiologique, Esprit, n° 453, janv. 1976).

Georges Pérec fut peut-être un peu rassuré à la fin de sa vie : les travaux qu'il appelait de ses voeux se développent en effet depuis quelques années, sous l'égide notamment de l'Association française pour la lecture (AFL), de l'Institut national de recherche pédagogique (INRP) ou de la Bibliothèque publique d'information du Centre Georges Pompidou, pour ne citer qu'eux. Depuis que l'on a « découvert » que nos concitoyens sont nombreux à ne pas savoir lire ou écrire, on s'occupe plus activement de comprendre le lecteur.

Ce dernier, nous dit Pérec, ne lit pas n'importe comment, ni n'importe quand, ni n'importe où; cela est vrai de toute activité de lecture, si fruste soit-elle. Mais celui qui lit « n'importe quoi » n'appartient-il pas déjà à une catégorie particulière de lecteurs, à celle où la lecture et l'écriture sont un mode permanent de communication, et traversent toute l'expérience sociale et culturelle de la personne ? Cette catégorie ne rassemble probablement guère plus du tiers de la population d'un pays comme le nôtre, et n'imagine plus que l'on puisse communiquer sans l'écrit. Elle est si assurée d'être tout le pouvoir et de faire toute la culture, et partant d'avoir formé une société à son image, qu'elle découvrit récemment avec une horreur stupéfaite que le pays était menacé par une nouvelle épidémie : l'illettrisme.

« Nul ne s'est encore soucié de les compter, mais de plus en plus de Français, cent ans après Jules Ferry, vivent dans la honte leur analphabétisme total ou partiel. Un scandale silencieux », titra avec émotion un article du Monde Dimanche d'octobre 1981. Et le texte s'achevait en désignant « ces millions d'exilés de l'intérieur, de citoyens perdus que nous côtoyons chaque jour ».

Avec horreur, disais-je...

Nous voici donc rendus à l'état de pays sous-développé ? Pour masquer cette crainte, avec la fausse pudeur caractéristique de notre époque, on choisit de parler d'illettrisme (dans les pays industrialisés) plutôt que d'analphabétisme (réservé au Tiers Monde), quitte ensuite à inventer de subtiles définitions pour légitimer cette différence. Non-voyants, personnes âgées, défavorisés ou illettrés conviennent mieux aux discours philanthropiques que les aveugles, les vieux, les pauvres ou les analphabètes.

Une cause nationale

Depuis plusieurs décennies, des associations militantes ou charitatives se préoccupent de l'enseignement de la lecture et de l'écriture à des populations adultes dans notre pays. On parlait auparavant surtout d'analphabétisme.

Ces actions se partageaient pour l'essentiel entre deux grands courants. Le premier, depuis les années 1950, s'occupait des groupes de très grande pauvreté - l'association ATD-Quart Monde en fut, et en est toujours, un des promoteurs les plus actifs. Un second se développa à partir de l'immigration, depuis la fin des années 1960 surtout, et s'adressait à des personnes n'ayant pas été alphabétisées, ou très peu, dans leur propre langue, et devant, de plus, acquérir la langue de leur pays d'accueil.

Le problème semblait à tous clairement circonscrit, et quelques méthodes dûment éprouvées se partageaient le terrain.

Plusieurs phénomènes contribuèrent simultanément à modifier profondément ce paysage, à la fin des années 1970. En particulier, les difficultés économiques mettaient en valeur l'importance des problèmes de formation, et notamment des formations de base. D'un côté, la concurrence plus vive sur le marché du travail plaçait en position de « hors jeu » ceux qui ne disposaient que d'une expérience manuelle et orale. D'un autre côté, les difficultés du système scolaire à répondre à des situations culturelles nouvelles (enfants de l'immigration par exemple, mais pas seulement) multiplièrent les situations d'échec scolaire. On découvrait aux examens, qu'après une dizaine d'années d'école, on pouvait très bien ne savoir qu'à peine déchiffrer l'écrit. On découvrait en même temps au moment du remplissage des formulaires de chômage que bien des adultes ayant eu une existence tout à fait décente ne savaient pratiquement plus lire ni écrire.

Ces nouveaux analphabètes émergeaient aux yeux des pouvoirs publics entre deux institutions : celle de l'école, qui ne les avait pas empêchés de se retrouver au chômage sans qualification, et celle de l'ANPE et des organismes de formation professionnelle pour adultes, impuissante à leur fournir un emploi, ou même une formation qualifiante, compte tenu de leur ignorance.

Ces constatations furent faites dans tous les pays industrialisés, avec plus ou moins de célérité selon les cas. En Europe, le Parlement de la CEE (Communauté économique européenne) se saisit du problème en 1982, et vota une série de recommandations à l'adresse des Etats membres.

En France, l'existence d'une méconnaissance de la lecture et de l'écriture dans la population adulte autochtone fut réellement officialisée en 1984, sous le nom d'illettrisme, par la publication d'un rapport au Premier ministre. Il y a environ deux millions d'illettrés en France, calcula ce rapport, avant de dénoncer quelques motifs ou conséquences de cette situation, et de proposer un ensemble de mesures 1.

On peut certes considérer le « rapport Oheix » sur la pauvreté, publié en 1981, comme ayant été le premier à parler clairement d'illettrisme, même si c'est brièvement et avec précautions: « Sans traiter ici de la situation des migrants, le problème posé par les citoyens de langue maternelle française qui ne maîtrisent pas la lecture et l'écriture est particulièrement préoccupant (...). Si en effet l'incapacité totale à lire et à écrire est assez rare en France, hors les cas de déficiences mentales, il reste que (...) un nombre important de citoyens sont lourdement handicapés, dans notre société dominée par l'écrit, où tout le monde est supposé savoir aisément lire, écrire et compter 2. » Une recommandation du rapport était ainsi : « Lancer une campagne de lutte contre l'illettrisme », mais elle se fondait dans un ensemble de 60 propositions subordonnées au problème particulier de la pauvreté.

Le rapport Des illettrés en France est le premier à traiter l'illettrisme comme un problème spécifique devant faire l'objet d'une politique spécialisée. Ses recommandations seront, pour l'essentiel, reprises par le gouvernement en janvier 1984: création d'un groupe permanent de lutte, recensement et renforcement des actions existantes (développement de la formation de formateurs, utilisation de l'informatique...), développement de la lecture et des bibliothèques, lancement de programmes de réflexion et de recherche, etc. Deux thèmes soutenaient ce dispositif: d'une part, la lutte contre l'illettrisme devenait une des priorités de la formation professionnelle; d'autre part, l'illettrisme était considéré comme « un obstacle à une citoyenneté partagée ».

Comme les pouvoirs publics, la presse tenait là une grande cause, appuyée par les organismes qui travaillaient déjà sur la question et espéraient voir leur action reconnue - et mieux financée. D'où, en cette année 1984, une cohorte d'articles aussi émus que celui que j'ai cité tout à l'heure.

Sous le signe du handicap

En 1976, l'Union départementale des associations familiales de l'Essonne avait réalisé auprès de mille familles assistées une enquête qui révéla que 47 % des hommes et 51 % des femmes étaient illettrés ou savaient à peine lire et écrire. Cette enquête fut largement diffusée... six ans plus tard. De son côté, le mouvement Aide à toute détresse lança dès 1960 une campagne internationale d'alphabétisation auprès du « Quart Monde », amplifiée à partir de 1971. En 1975, une enquête conjointe d'ATD et de l'Université Paris I, auprès de soixante-dix-huit familles sous-prolétaires, indiquait un taux d'analphabétisme de 27 à 30 %.

De telles actions ont joué un rôle important dans la « prise de conscience » des pouvoirs publics en France. Mais leur expérience est aussi celle d'une population particulière, celle des « plus défavorisés ». Attaché à eux, le problème de l'illettrisme l'est à celui de la pauvreté. C'est sous le signe du handicap que l'on dénonce l'analphabétisme. Et que chacun se préoccupe activement de dénombrer les « illettrés ».

Le débat est en effet vif entre ceux qui « en parlaient déjà », et deviennent des informateurs privilégiés, et tous ceux qui se précipitent sur le nouveau « créneau » ouvert par les financements de formation et d'action sociale. Pour les premiers, l'analphabétisme est l'un des facteurs majeurs de la pauvreté; pour les seconds, il est un facteur assez répandu de déqualifiaction, ou -plus largement encore - un problème socio-politique qui dépasse de loin la seule question de la pauvreté.

L'objectif des évaluations n'étant plus de démontrer l'existence de l'analphabétisme - cela est officiellement fait depuis 1984 -, il devient de prouver par chaque chiffre la nécessité de l'action prônée à sa suite. Il n'y a alors rien d'étonnant à ce que, selon le compteur, on passe de quelques centaines de mille à deux millions, puis aux trois quarts de la population. Des « analphabètes » aux « lecteurs non efficaces ». Tous exclus, par leur ignorance, de la vraie citoyenneté agissante et riche de pouvoirs à laquelle, heureusement, nous qui écrivons, nous appartenons.

Dans la quête de l'illettrisme, la définition, arme de l'évaluation, est le filet du pêcheur. Comme aucun critère scientifique ne permet de définir l'illettrisme, c'est la définition qui produit le critère et en conséquence le nombre de sujets. Entre l'illettré fonctionnel, l'illettré linguistique, l'illettré instrumental, le semi-illettré, le déchiffreur et bien d'autres termes et définitions présents sur le marché, il y a de multiples différences, parfois très politiques, de locuteurs. Comme les débats sur l'analphabétisme du Tiers Monde, les débats sur l'illettrisme des pays industrialisés renseignent plus sur ceux qui parlent que sur ceux dont ils entendent parler.

« Ce sont donc chaque année 80 000 jeunes qui quittent l'école sans aucune qualification (...). Si on ne peut pas, en toute rigueur, conclure à leur état dillettrisme, on ne peut non plus s'empêcher de rapprocher ce chiffre des 80 000 illettrés auxquels est parvenue ATD-Quart Monde à partir des données des militaires », écrit un journaliste, guère moins rigoureux dans ses rapprochements audacieux que bien des documents spécialisés.

L'INRP évalue le nombre d'illettrés totaux en France au chiffre de deux millions. Ces deux millions correspondraient à un taux de 4 % de la population des plus de 10/11 ans, ce qui consacrerait plutôt une réussite historique de la scolarisation que son échec. Mais pour l'AFL et l'INRP, la question n'est pas vraiment celle de l'analphabétisme (champ d'action trop restreint?). Seuls 25 % des Français savent lire couramment, nous affirment ces organismes. Ce qui fait 75 % de « non-lecteurs ».

Le rapport Des illettrés en France surfe avec grâce sur l'imbroglio statistique : « Le taux des analphabètes complets est certainement faible; en revanche, on peut affirmer que le nombre des personnes qui ne maîtrisent pas la lecture ou l'écriture ou sont gravement gênées pour utiliser celles-ci doit se compter par millions plutôt que par centaines de mille 3. » Puisque tout le monde semble d'accord pour dire que l'analphabétisme total est très restreint, la valse des évaluations est celle des « seuils » d'ignorance définis. Une valse qui associe la règle du « toujours plus » à deux impératifs : tirer le signal d'alarme, et justifier son intervention. Ainsi les deux observations les plus couramment rencontrées dans les travaux sur l'illettrisme sont-elles : « Les illettrés se cachent, par honte »; « Finalement, c'est l'action qui révélera la demande. » La plupart des projets d'action présentés aux sources de financement se donnent comme première tâche de rechercher et de recruter leur public; l'offre crée le besoin.

Chaque organisme se préoccupe naturellement de dénombrer les illettrés d'abord au sein des publics qu'il touchait déjà. L'illettrisme est donc surtout recherché parmi les « handicapés » sociaux, population qui a l'avantage d'être déjà bien connue. On compte les illettrés auprès des chômeurs, des familles assistées, des jeunes en réinsertion, des prisonniers, dans les stages de pré-formation professionnelle, dans les quartiers « difficiles »... Le kangourou de l'action sociale fouille sans fin dans sa poche à la recherche de nouveaux symptômes, et la rubrique « illettrisme » permet d'ouvrir une nouvelle colonne, dans laquelle on verse par ordre de taille de pieds ceux que l'on venait de lister par ordre de taille de mains. L'association illettrisme/pauvreté domine donc encore largement. Mais on ne sait rien, ou presque, sur l'illettrisme en milieu rural. Sur celui des salariés ou des indépendants, affectés à des tâches qui peuvent être d'une qualification professionnelle relativement élevée, mais ne font pas appel à une lecture/écriture courante (petits artisans notamment). Sur celui de tous les emplois dont les transformations économiques ne redistribuent pas encore les cartes. Sur celui de tant d'employés du secteur tertiaire qui ne manient qu'une écriture répétitive et pauvre. Sur celui des femmes restant au foyer, mais n'appartenant pas aux différentes catégories d'assistées, etc. Qu'en est-il de la vie de tous ces illettrés ou « sous-lettrés », ignorés non pas parce qu'ils sont « muets » (les autres l'étaient aussi), mais parce qu'ils n'étaient pas déjà dans les poches de ceux qui les cherchent ? Leur connaissance n'est-elle pas un préalable indispensable à tout discours sur la dimension sociale de l'illettrisme ? A toute conclusion sur les origines ou les effets de l'illettrisme ? A toute mesure de la nature des « handicaps » rattachables aux différents degrés de connaissance partielle de l'écrit ?

L'école et l'illettrisme

La longue cécité des statistiques de l'Education nationale sur la méconnaissance de la lecture, est plus significative d'attitudes générales face à la formation et à l'éducation que d'une carence volontaire. Ce n'est pas l'ampleur de la collecte de données qui fait défaut, mais la réflexion critique sur la nature des données à saisir. Les statistiques de l'Éducation nationale correspondent aux besoins de la gestion d'un réseau ferroviaire : combien de rames/ classes faudra-t-il cette année dans tel établissement sur telle voie/filière ? La sempiternelle (mais malgré tout utile) mesure de l'échec scolaire n'est que celle des sorties du réseau actif vers les garages ou dépôts divers. A tout bien considérer, l'essentiel de la sociologie de l'éducation, en France, a fondé son regard critique sur la question de la « programmation » socio-culturelle du tri scolaire - laquelle n'est jamais qu'un décalque de la problématique du réseau. Le fossé entre sociologie et pédagogie a toujours été total, contrairement aux apparences. D'où la carence que soulignent aujourd'hui en creux les discours sur l'illettrisme : on ne sait pas comment penser le pédagogique en termes sociologiques. Ni l'Education nationale, ni ses critiques ne se sont attachées à évaluer réellement les contenus d'enseignement et leurs effets en chaque lieu du système scolaire et selon ses objectifs propres. Dans les années 1960-70, on connaissait mieux leurs parents que les élèves eux-mêmes, et, pour ces derniers, leur « avenir » que leur présent. La sociologie clinique actuelle des actions d'insertion ou de pré-formation professionnelle prend d'ailleurs allègrement le même chemin.

Il faut de plus noter que l'école moderne a toujours vécu sur une double illusion, partagée benoîtement par l'ensemble du corps social. C'est d'abord le mythe de Jules Ferry: l'école obligatoire aurait succédé brutalement à une profonde ignorance, mais l'aurait du coup éradiquée totalement. Nos ascendants du début du XXè siècle savaient tous lire et écrire, c'est bien connu. Socio-ethnologues et historiens démontrent au contraire depuis quelques années que l'éducation des Français s'est mise en place dans la longue durée, et de manière inégale selon les régions et les groupes sociaux 4. La maîtrise de la lecture et de l'écriture est plus ancienne, mais beaucoup moins bien répandue qu'on ne le crut longtemps.

La seconde illusion est celle de la permanence du savoir acquis. Ce qui fut appris à l'école est considéré comme connu pour la vie. On sait maintenant que même dans un environnement pourtant fortement marqué par l'écrit (affichages urbains, sous-titres à la télévision, courriers administratifs et sociaux, etc.), ceux qui n'ont pas d'intérêt personnel direct ou de nécessité professionnelle de pratiquer l'écrit avec régularité, finissent par en perdre la maîtrise. L'illettrisme peut aussi s'acquérir. Les pouvoirs publics réaffirment aujourd'hui avec force que l'école doit d'abord apprendre à lire et à écrire (comme si elle l'avait jamais oublié!). Mais on ne s'inquiétait pas hier de l'énorme proportion de ceux qui quittaient l'école sans savoir, ou avec un simple vernis vite décapé par la vie. Il faut souligner quelle prodigieuse nouveauté historique représente le fait de donner pour objectif à l'enseignement de conduire 80 % d'une classe d'âge au niveau du baccalauréat.

Le déclassement du savoir pratique

Une mesure courante de l'illettrisme est la confrontation des capacités de lecture et d'écriture de la personne à ce qui peut être exigé d'elle dans sa vie professionnelle. C'est ainsi que les mutations actuelles de l'économie font surgir un problème de l'illettrisme. De 1960 à 1980, l'écart n'est probablement pas celui d'une « montée de l'illettrisme », mais celui d'une « prise de conscience ». L'ignorance n'était souvent pas un obstacle à l'emploi exercé, stable et sans qualification ; elle devient un empêchement à suivre l'évolution du poste de travail, ou à retrouver un autre emploi. Une fois ôtés les murs de la sécurité collective de la croissance, qui le masquaient et le protégeaient, l'analphabète apparaît au grand jour.

On dispose plus de pétitions de principe que d'études sérieuses concernant la place réelle de l'écrit, et son développement, dans l'ensemble des échanges sociaux. Mais on peut plus facilement s'interroger sur les usages de l'écrit dans la vie professionnelle. Lorsqu'une machine automatisée remplace le savoir-faire manuel, elle demande de lire un mode d'emploi ou un signal affiché. Pour le travailleur, il y a alors déplacement de la qualification requise. Pour le travailleur illettré, il y a de fait une « production » de son illettrisme - à travers la création d'un handicap, d'un manque qui n'existait pas auparavant. Sans entrer ici dans un débat sur la nature de l'écrit utilisé ou véhiculé par l'informatique, il faut observer qu'elle ne fait pas appel à une simple capacité de « savoir lire », mais à un ensemble de mécanismes de saisie de sens, rapportés à des signes divers (textuels classiques, codés, graphiques) et desquels on exige une grande rapidité. Pour beaucoup d'emplois administratifs de traitement de l'information peu qualifiés, l'association de cette accélération avec le fait de manipuler des documents parcellisés transforme à ce point le travail, que même un type identique d'écrit demande un autre type de lecture/écriture. A peu près contrôlable auparavant, car très limité et répétitif, le contenu du travail de tel petit agent administratif peut ainsi échapper d'un coup aux mécanismes fragiles de déchiffrage et de reconnaissance patiemment forgés par l'habitude.

Au côté de ceux qui ne savent pas, ou pas assez, lire la liste se présente donc ainsi de ceux qui ne sauront bientôt plus assez.

Vingt millions de mauvais citoyens

Les propos des institutions internationales ou gouvernementales, comme ceux des organismes non gouvernementaux, soulignent généralement la relation entre la maîtrise de l'écrit et la détention de pouvoirs réels au sein de la société. Mais ils glissent fréquemment de cette observation à des propos généraux sur la « qualité » d'une démocratie dont les citoyens sont peu formés, et mal informés. Rappelons d'abord que la qualité de l'information écrite n'a jamais été comparée scientifiquement à celle de l'information orale (radio/TV, conversations), pour ce qui est de l'information courante de la majorité de la population 5. Mais il y a, au-delà de cette simple absence de réflexion sur les relations réelles entre l'écrit et l'oral, un dérapage intellectuel inquiétant. Des organismes comme l'Association française pour la lecture indiquent, probablement avec raison, que 25 % seulement de la population adulte maîtrise totalement l'écrit, et peut vivre dans le monde de l'écrit de culture et de pouvoir. Peut-on imaginer que les 75 % d'exclus de la lecture-pouvoir y accèdent tous ? Et que les 25 % de détenteurs de pouvoirs ne progressent plus dans leurs connaissances ? Non. Ce qui signifie que la progression des premiers « déclasse » en permanence l'éventuelle progression des seconds. Et cela est également vrai d'un niveau de compétence à l'autre au sein de chacune des deux catégories.

L'illettrisme n'est qu'un aspect de l'inégalité sociale. Or la démocratie repose justement, du moins jusqu'à nouvel ordre !, sur la disparition de l'inégalité devant la notion de citoyenneté. Seule la qualité de citoyen confère droit à prendre part au vote, et ce droit est rigoureusement égal à celui de tout autre citoyen. A l'aune démocratique, la voix d'un vieillard goutteux, sénile et analphabète vaut exactement celle d'un haut-fonctionnaire blond, fringant et couvert de diplômes. Car son avis n'est ni plus ni moins légitime. L'illettrisme soulève des émotions qui conduisent à se demander s'il n'est pas un nouveau point de fixation des relations passionnelles qu'entretient la société avec elle-même, ou un nouvel avatar des campagnes ambiguës de l'élite pour la moralisation ou le perfectionnement du peuple. Il n'y a pas si longtemps, des promoteurs de la moralisation ouvrière par la petite maison et son jardinet s'exclamaient qu'il n'y avait au fond de vrai citoyen que propriétaire 6. Pourquoi répète-t-on avec tant d'insistance que ne pas savoir lire ne fait pas un vrai citoyen ? Que signifie au juste de se demander comment faire des illettrés « des citoyens comme les autres 7 » ?

L'acharnement à penser que la connaissance de la lecture et de l'écriture (selon des seuils que l'on ne sait guère définir) est une absolue garantie de promotion individuelle et sociale, et qu'une égalité de tous devant la lecture est la clef d'une démocratie vraie, cet acharnement évite une fois de plus de penser le partage des droits et des pouvoirs sociaux entre des savoirs inégaux. Il est dangereux pour la démocratie, l'histoire devrait nous l'avoir définitivement appris, de confondre le souci légitime d'inviter chacun à progresser dans ses connaissances avec celui d'organiser sa participation à la décision sociale.

Entre la normalisation sociale et le marché de la formation

Ce que soulignent également, et tout aussi involontairement, les discours émus sur l'illettrisme, c'est la grande méconnaissance que nous avons des présences de l'oral et de l'écrit dans la communication sociale. Bien des propos tenus sur l'illettrisme, notamment au sein des organismes de formation, multiplient ainsi des affirmations « de bon sens », fondées sur plus de préjugés que de réflexions sérieuses. Au-delà, ce qui est en jeu ressemble souvent à une entreprise de normalisation sociale. Cela est naturellement aussi vrai du pendant de l'illettrisme : la lecture. La relation des Français au livre n'est pas connue aussi bien que le prétendent les nombreux sondages ou enquêtes portant sur elle, si l'on tient compte de leurs imprécisions et de leurs divergences. On sait que la jeune Parisienne de 15 à 24 ans encore scolarisée, célibataire et diplômée, est plus probablement que tout autre « un lecteur », mais la question essentielle n'est pas à notre sens celle des fréquences absolues de lecture. En dépit des statistiques (et peut-être bien de leurs déclarations aux enquêteurs), il est bien des « cadres supérieurs » qui ne lisent plus guère de « livres ». L'écart entre celui qui peut lire un ouvrage d'économie politique ou un roman « difficile », même s'il ne le fait pas, et celle qui dévore la série « Harlequin » tient à bien d'autres choses qu'à la diffusion « du livre », au nombre des bibliothèques publiques, ou à la « lecture efficace ». Il y a bien des types de lectures et de lecteurs - il y a donc certainement aussi bien des types de non-lecture et de non-lecteurs. Rien ne prouve qu'une promotion de la lecture crée plus de lecteurs. L'augmentation des moyens et des actions des bibliothèques publiques a amélioré les services rendus aux lecteurs sans en augmenter significativement le nombre.

De la note présidentielle confidentielle à l'affiche du métro, lire, c'est ce qu'on lit, mais aussi ce qu'on peut ou pourrait lire -avant d'être la manière dont on le lit. Les définitions techniques d'un savoir-lire minimal ne tiennent pas compte de cette réalité de la diversité des écrits et de leurs usages, des relations forme/contenu ou mode de lecture/mode de pensée/pertinence des contenus saisis dans le texte. Fonder l'analyse des pratiques et des capacités de lecture sur une vision unimorphe de l'écrit, c'est être entraîné à bien des confusions. Le « bon écrit », celui qui circule dans les milieux décisionnels, demande une « lecture efficace », qui exige elle-même une forme de pensée adaptée, vite perçue comme norme de pensée puisque norme de lecture. Ainsi lit-on sous la plume des responsables de l'un des centres de lutte contre l'illettrisme les plus autorisés, à propos de stagiaires: « ...l'impossibilité dans laquelle ils sont de prendre conscience de leur valeur dhommes, et même de leur pensée, car il faut le dire, l'illettrisme empêche même l'individu d'être capable de formuler ses pensées ». L'illettré doit d'abord apprendre à penser. Il ne savait pas lire, et le voici totalement stupide, incapable de communiquer, dépossédé de son expérience propre par ceux-là même qui affirment sans cesse que la formation doit partir d'elle !

Il faut mentionner à ce titre que les discours sur l'illettrisme et la démocratie oublient que ceux qui n'ont pas l'exercice des pouvoirs sociaux centraux n'ont aucune raison de parler ou de penser comme s'ils l'avaient. La surévaluation du « livre », auquel on identifie l'écrit, et le discrédit jeté sur d'autres écrits (bande-dessinée populaire, journaux « à sensation », etc.) ne sont pas sans effets redoutables auprès de ceux auxquels on compte enseigner la lecture. Citons seulement ici le sentiment d'exclusion définitive parfois suscité : « Puisque ce que je « lis » ou ce que je voudrais apprendre à lire n'est pas de la lecture, et que la « vraie lecture » m'est inaccessible, ou ne m'intéresse pas, pourquoi continuer à apprendre ? ». Mais bien d'autres incompréhensions entre formateurs et formés sont nourries par des confusions ou, au contraire, des différenciations arbitraires, entre des types divers d'écrits, ou même entre écriture et lecture.

La prise en charge de la lutte contre l'illettrisme par les acteurs de l'aide sociale et de la « formation » socio-professionnelle contribue à fondre l'alphabétisation dans un processus éducatif bien plus large. Ainsi la lutte contre l'analphabétisme doit-elle être inscrite, pour beaucoup, dans un « projet éducatif ». D'où la nécessité d'évaluer dans tous les domaines les performances et capacités des personnes concernées. L'accès à la lecture mettant en jeu bien d'autres choses que le seul « savoir-lire », le champ d'évaluation est largement ouvert, dans deux directions : que faut-il apprendre avant ou pendant l'apprentissage du lire-écrire, pour qu'il soit efficace, et quel est l'ensemble des capacités jugées « de base » pour une existence sociale décente (et quelle position donner parmi elles au savoir lire-écrire) ? La problématique des degrés de maîtrise de l'écrit tend alors à se dissoudre dans les références directes ou indirectes à la notion d'éducation sociale : insertion sociale, insertion professionnelle, pré-formation, dé-marginalisation, instruction civique élémentaire, etc. Avec une sophistication souvent plus grande encore que celle qui préside aux définitions de l'illettrisme, mais avec la même ambiguïté, les seuils de capacité et d'éducation se multiplient.

D'où un certain paradoxe : désigné comme un seuil en deçà duquel aucune réelle vie professionnelle et sociale n'est possible, l'illettrisme devient en fin de compte pour les organismes de promotion sociale le manque d'un savoir parmi d'autres. Seules restent finalement quelques associations militantes pour faire de l'apprentissage de la lecture la clef de tout autre apprentissage. Ce qui n'empêche pas les organismes de formation de multiplier les créations de modules spécifiquement tournés vers l'illettrisme - et les discours correspondants -, afin d'avoir accès aux crédits ouverts en ce domaine. La lutte contre l'illettrisme est naturellement aussi un marché; elle a son économie, très concurrentielle.

Du côté de l'exclusion

La réalité des handicaps que présente dans la vie quotidienne le fait de ne pas savoir lire ni écrire correctement paraît si évidente que de longues listes en sont un peu partout dressées, témoignages à l'appui. Elles sont généralement très hétéroclites, à force de vouloir prouver. Aller quelque part, faire les courses de manière avisée, utiliser des « modes d'emploi » - d'appareils, de cuisine, de médicaments... -, etc. : il est cependant indiscutable que bien des actes courants peuvent être facilités par le savoir-lire.

Compte tenu des populations auxquelles on pense le plus souvent lorsqu'on parle d'illettrisme, l'un des handicaps les plus fréquemment cités concerne l'accès aux prestations sociales: « La question de l'accès aux droits sociaux se pose aussi. Une recherche a décrit (...) combien la logique de certains allocataires (« avoir besoin ») et celle des liquidateurs (« avoir droit ») sont éloignées. Mais au-delà de ces écarts, il y a le fait même de ne pouvoir comprendre les demandes d'information que l'on reçoit des Caisses, l'impossibilité de constituer les dossiers demandés 8. » Pourquoi « au-delà » ? Les assistantes sociales savent bien qu'il est aussi difficile de faire comprendre oralement un langage, une logique qui sont étrangers à leur interlocuteur, qu'il sache ou non lire. Combien de bons lecteurs sont désemparés devant les formalités administratives ? Et certaines populations fort peu cultivées ne maîtrisent pas si mal la perversité de leurs rapports avec l'administration 9. En tout cas, l'illettrisme n'est pas le motif premier des difficultés de relation avec l'administration sociale. En outre, ce serait tout de même à elle de savoir communiquer avec ceux auxquels elle s'adresse, quelle que soit leur situation !

Si les handicaps rencontrés dans la vie professionnelle peuvent être assez facilement mesurés (encore que...), le terrain de la vie quotidienne est plus mouvant, et les phantasmes s'y multiplient. On peut facilement confondre : « ne fait pas comme moi », et « ne sait pas faire » ou projeter sur l'illettré des peurs bien communes (se perdre dans la ville, par exemple, si on ne sait pas bien lire un plan ou s'orienter : point n'est besoin d'être illettré pour cela). Il y a quelque contradiction à parler toujours des « mécanismes compensatoires » des illettrés, des « stratégies de contournement de l'écrit », à expliquer qu'ils ont si longtemps permis à l'illettrisme de demeurer caché, et à affirmer néanmoins qu'il est décidément impossible de vivre sans savoir lire. Sans compter ceux qui surent lire mais ne savent plus : c'est bien que leur vie quotidienne ne leur a même pas donné l'occasion d'entretenir leur savoir passivement ! Toutes ces confusions ne seraient qu'anecdotiques si elles n'empêchaient pas de chercher comment apporter un savoir réellement utile, utilisable et accessible, et comment adresser à chacun des écrits qui correspondent à son expérience de vie. Comment aussi utiliser plus efficacement les possibilités des autres modes de communication.

Ce que le thème permanent du handicap provoque au contraire, c'est de renforcer des situations d'exclusion. Exclusion du travail (chômage), de la vie sociale (spécialisation des réseaux relationnels), de la vie culturelle (phagocytée par des centres décisionnels), etc. L'accès au savoir peut être désiré si l'on a des motifs d'apprendre, pas si l'on est sans cesse désigné comme « hors de », comme différent parce qu'inculte, trop jeune ou trop vieux, pas « inséré ». La « lutte contre l'ignorance » ne signifie rien si la société ne fournit pas des motifs d'apprendre qui soient directement appréhendables.

Communications, l'oral et l'écrit

Les illettrés seraient privés de la « maîtrise » de l'information ou de la communication. Mais qui « maîtrise » quoi ? A quelles fins ? A part les résultats sportifs (qu'il connaît autrement), quelles informations peut apporter à un jeune l'« écrit » du journal local, par exemple: un journal qui s'adresse à une autre génération, qui ne témoigne guère des réseaux ou des vecteurs de socialité des jeunes ? Est-il si utile de le lire pour avoir une opinion « responsable » sur sa propre existence, lorsqu'elle ne donne de toute manière pas à choisir ? Avant de confondre maîtrises individuelles et maîtrises collectives (groupes sociaux), il faut déceler en chaque point de l'organisation sociale quelles sont les procédures de communication mises en oeuvre et leurs contenus, qui les maîtrise et qui elles desservent. C'est-à-dire inscrire chacun dans le jeu réel des communications qui marquent sa vie, lui permettent de l'orienter ou l'en dépossèdent. Y compris naturellement les communications orales, si méconnues et si souvent méprisées, qui constituent pourtant pour tous, lettrés ou non lettrés, le premier mode d'échange.

Il n'existe pratiquement pas encore de travaux qui insèrent de manière approfondie l'illettrisme dans le champ global de la communication sociale. L'urgence d'un « détour » par l'anthropologie de l'écriture, et surtout de la communication, est grande. Par contre, les affirmations péremptoires sur les rapports entre l'écrit et l'oral dans notre société, ou entre l'écrit et l'audio-visuel, sont légion, sans qu'elles ne puissent jamais s'appuyer sur des données fiables. La différence fondamentale entre l'usage de l'oral et celui de l'écrit, d'un groupe social à un autre, réside-t-elle dans l'importance relative accordée à l'un ou à l'autre, ou avant tout dans le langage utilisé et les usages qui en sont faits, que ce dernier soit sous forme écrite ou parlée ? Compte tenu des lieux d'émergence du problème de l'illettrisme, la question a rarement été posée. On s'est contenté d'aller observer l'oral de ceux qui n'écrivent pas, tentant ainsi d'opposer une « culture orale » à la « culture de l'écrit ». En oubliant que ceux qui écrivent parlent aussi. En oubliant que dans une société de l'écrit, l'oralité elle-même est nourrie de la présence de l'écrit. D'un côté, l'écrit des intellectuels est devenu le paradigme de l'écrit; d'un autre côté, c'est l'oral des pauvres qui est devenu le paradigme de l'oralité. Comment comprendre quoi que ce soit des mécanismes réels de communication, y compris de communication du pouvoir, avec une telle dichotomie ?

« ... L'oral a un rôle fondateur dans la relation à l'autre et à la culture... La tradition orale qu'il a déjà reçue mesure chez l'enfant la capacité de lire : seule la mémoire culturelle ainsi acquise permet d'enrichir peu à peu les stratégies d'interrogation du sens dont le déchiffrage d'un texte affine et corrige les attentes (...) L'enfant négligé, à qui l'on parle peu dans un langage pauvre en mots et en contenu, est pris au dépourvu par l'épaisseur de sens du texte; devant la multiplicité des signaux à identifier, interpréter et coordonner, il reste ébloui et désorienté », écrivent M. De Certeau et L. Giard 10. Il faut prendre en compte une diversité de situations d'interlocution, orales ou écrites, apprendre à les reconnaître et à s'adapter à elles, à s'adapter aux modes et aux contenus de communication que chacun exige. Le vrai défi posé à l'école contemporaine est celui de l'apprentissage du pluriel des codes de communications.

Les spécificités des différents modes de communication ne sont naturellement pas identiques, selon qu'on les observe du point de vue de l'individu ou à l'échelle globale d'une société. Une fois qu'une société accède à l'écrit -et cela se produisit pour la nôtre il y a bien longtemps -, cette rupture historique ne fait-elle pas basculer dans sa totalité la civilisation et sa culture, y compris ses oralités ? Dans une telle perspective, l'illettrisme n'est pas réductible à la notion d'absence de l'écrit. Il réside même peut-être ailleurs pour l'essentiel. L'illettrisme est une marque parmi bien d'autres d'une immersion dans un ensemble de pratiques et de relations sociales différentes de celles qui, pour d'autres, ont produit l'évidence de l'accès au savoir lire et écrire couramment. Pour comprendre l'illettrisme, il faut le placer dans une double perspective : celle d'une civilisation ou d'une culture dans sa totalité, et celle de groupes, de lieux ou de situations particuliers.

D'un point de vue social ou anthropologique, la question de l'illettrisme devient alors celle de la capacité de la société à faire communiquer toutes ses composantes entre elles, et à assurer ainsi la plus grande diversification possible des moteurs de son renouvellement culturel. Nous sommes loin d'avoir, par exemple, imaginé toutes les formes possibles de communication écrite, d'avoir stimulé toutes les formes possibles d'intérêt pour de l'écrit 11. Du point de vue de la nécessaire promotion des personnes, le « traitement » de l'illettrisme doit abandonner l'illusion qu'une technique fait seule le pouvoir (savoir lire = participer) et que tous pourront accéder un jour à la « vraie » lecture (savoir lire = lecture efficace). Il doit situer les nécessités et les motivations de la personne dans le champ complexe des écrits et des usages de l'écrit, relativement à ceux des autres modes de communication. Peut-être alors sera-t-il possible de prendre un peu de distance avec les discours emblématiques qui, au nom de l'illettrisme, ne parlent en fait que d'un modèle de lecture (le dire-lire...), ou se battent pour le gâteau de l'assistance sociale (... est aussi une tirelire !). L'illettrisme n'est ni une catastrophe ni un scandale. C'est tout simplement une des expressions multiples, et pas nouvelles, de la différenciation et des inégalités sociales. Est-ce refuser un combat pour la solidarité et le partage, que de réclamer un peu d'humilité et de lucidité dans sa mise en œuvre ?

Illustration
La maison polymorphe de la lecture

  1. (retour)↑  V. ESPÉRANDIEU, A. LION, J.-P. BÉNICHOU, Des illettrés en France, La Documentation française, janvier 1984.
  2. (retour)↑  G. OHEIX, Contre la précarité et la pauvreté : 60 propositions, La Documentation française, 1981.
  3. (retour)↑  Cf. Jean-François LAÉ et Patrice NOISETTE, op. cit.
  4. (retour)↑  Voir notamment : J. FURET et B. OZOUF, Lire et écrire; l'alphabétisation des Français de Calvin à Jules Ferry, Gallimard, 1977.
  5. (retour)↑  Ne pas confondre le problème de l'information reçue, qui est ici en cause, et celui de l'information émise - qui est, lui, une mesure de la capacité des pouvoirs à respecter et à alimenter la démocratie.
  6. (retour)↑  Voir notamment R. BUTLER, P. NOISETTE, Le logement social en France, 1815-1981, La Découverte, 1981.
  7. (retour)↑  Cf. V. ESPÉRANDIEU, A. LION et J.-P. BÉNICHOU, op. cit.
  8. (retour)↑  Ibid.
  9. (retour)↑  Voir notamment : J.F. LAÉ, N. MURARD, L'argent des pauvres, Seuil, 1986.
  10. (retour)↑  M. de CERTEAU, L. GIARD, L'ordinaire de la communication, ministère de la Culture, Dalloz, 1984.
  11. (retour)↑  P. BOURDIEU rappelle par exemple que lire un texte, ce n'est pas toujours le comprendre, en découvrir la clef, au sens intellectualiste : « Il y a toutes sortes de textes qui peuvent passer directement à l'état de pratiques sans qu'il y ait nécessairement médiation d'un déchiffrement au sens où nous l'entendons », dans R. Chartier, etc., Pratiques de la lecture, Rivages, 1985. Soulignons à ce propos que la lutte contre l'illettrisme s'attache toujours à des impératifs « nobles » d'un point de vue social : promotion professionnelle, autonomie de l'existence, vie démocratique, etc. Elle se tient à l'écart de domaines plus sulfureux, d'usages détournés ou fragmentaires de l'écrit, magiques ou provocateurs, indécents ou immoraux, etc. : d'une bonne part de l'existence de chacun !