Bibliothèques et bibliothécaires dans le miroir des articles du Monde

Gaël Fromentin

Cet article reprend les principaux éléments d’un mémoire d’étude consacré à l’image des bibliothèques et des bibliothécaires dans Le Monde depuis 1999. Il souligne l’évolution de cette image au cours de la période et rend compte de ce qui intéresse principalement les journalistes et, donc, de ce qu’ils traitent (l’architecture, le numérique, les interrogations sur l’avenir et, bien sûr, la BnF).

The article details the key findings of a study of the image of libraries and librarians in Le Monde since 1999. It shows how the image has changed over the period, reflecting the principal interests of journalists in the field: architecture, digitisation, the future of the sector, and the Bibliothèque Nationale de France.

Dieser Artikel nimmt die wesentlichen Elemente einer dem Image der Bibliotheken und der Bibliothekare in Le Monde seit 1999 gewidmeten Studienarbeit wieder auf. Er hebt die Weiterentwicklung dieses Images im Laufe des Zeitabschnitts hervor und berichtet über das, was in erster Linie die Journalisten interessiert und mit was sie sich also befassen (Architektur, Digitaltechnik, Befragung über die Zukunft, und, natürlich, der BnF).

Este artículo retoma los principales elementos de una tesina de estudio consagrada a la imagen de las bibliotecas y de los bibliotecarios en Le Monde desde 1996.Este subraya la evolución de esta imagen en el curso del periódo y da cuenta de lo que interesa principalmente a los periodistas y, entonces, de lo que tratan (la arquitectura, lo digital, las interrogaciones sobre el porvenir y, por supuesto, la BNF).

Dans un récent numéro du Bulletin des bibliothèques de France 1, des collègues affirmaient avec enthousiasme, et non sans bravoure, que les bibliothèques n’avaient pas, loin s’en faut, « disparu de la cité », mais qu’elles se trouvaient au contraire investies d’une « nouvelle pertinence ». Cet enthousiasme était certes tempéré, dans un article voisin, par une lecture moins optimiste (et sans doute plus lucide) de l’actualité de la lecture publique  2.

Félicitons-nous néanmoins de ce postulat, qui, tout à fait discutable au demeurant, bouscule le traditionnel masochisme d’une corporation caractérisée selon les termes d’Anne-Marie Bertrand par son « incertitude ontologique  3 ». « Qui suis-je ? », « Où vais-je ? », « Que pense-t-on de moi ? », ou les éternelles interrogations du bibliothécaire en proie au doute, engagé dans une improbable dialectique (analogique/numérique, lieux physiques / présence virtuelle) encore en quête de synthèse.

Questionner l’image des bibliothèques (et ce faisant des bibliothécaires) s’inscrit peut-être dans ce processus un rien narcissique, mais cette démarche permet surtout de s’interroger sur la place et la perception de nos équipements au sein de l’espace public  4. Si démocratie et bibliothèques ont partie liée comme l’affirme le philosophe Robert Damien  5, la visibilité de la bibliothèque dans l’espace public n’est rien de moins qu’un enjeu essentiel, vital : une condition de sa survie.

Partir en quête de l’image des bibliothèques dans les articles du Monde (le quotidien dit « de référence ») participe donc de ce questionnement : pris entre transmission d’un savoir humaniste et captation des flux de l’information, où se trouvent aujourd’hui ces équipements ? Comment sont-ils perçus, si tant est qu’ils le soient encore ? Et qu’en est-il des bibliothécaires, pris entre de multiples et parfois contradictoires injonctions (résister, s’adapter) ?

La modeste analyse présentée ci-dessous  6 s’appuie sur la lecture (la plus exhaustive possible) des articles du « quotidien de référence », Le Monde (et de ses suppléments) entre 1999 et 2009  7 : soit, après recherche attentive, constitution d’un corpus d’un peu plus de 400 articles significatifs (dont une petite centaine véritablement pertinents).

La bibliothèque, lieu du livre

Livre numérique, dilution, voire disparition de la notion de collection… « Rien ne va plus, tout se transforme », comme a pu le dire (brillamment) Michel Fauchié dans ces pages il y a quelques mois  8. Qu’en est-il alors de la bibliothèque ? Reste-t-elle encore, sous la plume des journalistes du Monde, livrée aux stéréotypes (lieux endormis et fermés, réserves poussiéreuses…) que relevaient déjà Anne-Marie Chaintreau et Renée Lemaître il y a plus de vingt ans  9 ?

Quelques articles consacrés à la lecture publique au début des années 2000 prolongent une image qui pourrait nous sembler aujourd’hui légèrement anachronique (plongeant au cœur de l’essence supposée de la bibliothèque) : lieu du livre et de l’écrit avant tout, et par excellence de la conservation du patrimoine écrit.

Le premier article significatif rencontré dans cette étude (le 30 mai 2000), consacré à la bibliothèque municipale d’Arles  10, ne fait guère mention que de livres papier et de lecteurs de romans : « Depuis, Jean a lu des milliers de livres sans en posséder aucun, en commençant par les classiques […]. Aline explore des auteurs dont elle lit l’ensemble de l’œuvre. » La parole donnée aux usagers porte exclusivement sur la lecture : « Deux jours plus tard, à sa place habituelle, Raymond-Jean […] est plongé dans la biographie de Maupassant par Henri Troyat. “Elle est meilleure que celle d’Armand Lanoux”, commente-t-il, avant de se lancer dans une évocation enflammée mais circonstanciée d’écrivains morts de la syphilis : “Daudet, Mallarmé, Nietzsche et même Feydeau...”. » Bibliothèque, livre et lecture, comme une évidence…

Le quotidien ne rechigne pas à s’arrêter à une image anecdotique mais plaisante des bibliothèques, en particulier lorsqu’une série de détours estivaux l’amènent en 2009 à s’intéresser à quelques singulières bibliothèques : Delhi, Sarajevo, l’Inguimbertine de Carpentras, ou encore la bibliothèque Vaticane  11. Ces équipements apportent une délicate touche anachronique, un parfum de « bibliothèque à l’ancienne », confortable et vouée à l’étude (comme à l’Inguimbertine de Carpentras où l’on accède en poussant « une lourde grille de fer forgée » et en amadouant « le gros chien à l’aboiement enroué ») ou d’exotisme anecdotique et rafraîchissant (Delhi, et Sarajevo dans un registre différent et plus douloureux, celle de la bibliothèque en tant que caserne inadaptée victime de la folie des hommes).

La médiathèque, espace renouvelé de l’accès au savoir ?

L’archaïque et immuable bibliothèque, l’« accessoire coûteux du livre 12 », semblerait donc vouée à se marginaliser peu à peu, figée dans son identité rigide. Cette lecture mérite largement d’être nuancée, d’autres articles laissant entrevoir un horizon plus stimulant et dynamique.

Dans un long article consacré en janvier 2003 à la médiathèque de Troyes, Frédéric Edelmann note que celle-ci met à disposition de la population troyenne « tout ce qu’une médiathèque moderne suppose de livres, de disques, de postes multimédias 13 ». Ce dernier propose d’ailleurs une visite fascinée de ce lieu hautement contemporain rompant avec la banalisation de la bibliothèque.

Glissant de l’anecdotique, ou du cas particulier, en direction d’un propos plus approfondi centré autour du rôle social de la lecture publique, Caroline Heurtault, dans le supplément Le Monde 2 (juin 2009) 14, positionne les bibliothèques (Bibliothèque d’étude et d’information à Cergy-Pontoise, Bibliothèque publique d’information) en tant qu’espaces ressources, particulièrement précieux en temps de crise. L’article énumère d’ailleurs, sous forme d’inventaire assez laborieux, l’ensemble des possibilités offertes par ces équipements : recherche sur internet, formation bureautique, ateliers informatiques – où l’on voit les bibliothèques françaises se rapprocher du « modèle anglo-saxon » (soit « services sociaux, espaces de restauration, rayonnages et pôles multimédias […] au sein de grands pôles architecturaux »).

Un autre article, daté du 21 janvier 2012 et issu du supplément « Cultures et idées »  15, donne à voir une image attractive et dynamique des équipements de lecture publique. Celui-ci est d’autant plus fascinant qu’il semble découvrir, non sans étonnement d’ailleurs, la présence du numérique en bibliothèque. On pourrait évidemment sourire de cette découverte, l’on ne peut que saluer la richesse du propos, d’autant plus qu’une partie du constat prête, quant à lui, peu à rire : « Partout en France, dans les quelque 4 400 bibliothèques et médiathèques publiques, la même révolution numérique est en cours, ou envisagée. Question de survie, ont compris leurs directeurs. » Tout l’article pourrait être cité, l’intégralité de l’arsenal des nouveaux outils proposés par les bibliothèques publiques (symbolisées ici par l’Astrolabe de Melun) s’y retrouvant : liseuses, tablettes, écrans, cyberlab, ou encore l’« essentiel » (!), à savoir le site internet de la médiathèque. La question de l’évolution des services se trouve au cœur du propos de Pascale Krémer (et n’a d’ailleurs pas manqué de soulever un débat dans la profession, Claude Poissenot lui reprochant de n’offrir qu’une vision partielle de la bibliothèque et d’en négliger l’élément « vital » d’espace de socialisation) 16.

Quoi qu’il en soit, la bibliothèque mise en avant dans Le Monde, loin de n’être que poussiéreuse, apparaît donc largement mobile, dynamique, voire (rhétorique professionnelle oblige) en voie de « dissémination  17 ».

Les bibliothèques comme lieux remarquables

La mode est, aujourd’hui, dans l’obscure lingua bibliotheconomica, au « troisième lieu », concept sans lequel aucun article ne saurait trouver place dans la presse professionnelle. Cela ne surprendra personne, cette notion n’a pas encore essaimé dans les pages du Monde 18. Le quotidien n’hésite néanmoins pas à réaliser d’agréables (quoique rares) déambulations architecturales dans plusieurs équipements significatifs : soit la bibliothèque comme vitrine et authentique « objet d’architecture publique 19 » mentionné par Anne-Marie Bertrand.

Il en va ainsi pour la médiathèque de Troyes, « propos très élevé et docte », « nef spirituelle et vaisseau », « théâtre profane » et « grand vaisseau propice au rêve 20 ». D’autres équipements sont mentionnés, de manière plus ou moins anecdotique, pour leur architecture, Alcazar de Marseille (« toute en élégance retenue », s’opposant « aux sanctuaires fermés que sont les bibliothèques classiques, à Paris, Sainte-Geneviève ou même la BnF François Mitterrand ») 21, la médiathèque Champollion de Dijon (un « bel objet architectural » se devant d’être une « icône, qui souffle son supplément d’âme à la ville ») 22, la nouvelle médiathèque de Tours (« sculpture urbaine ») 23  : la liste des équipements n’est d’ailleurs pas exhaustive.

L’attribution en 2011 de l’Équerre d’argent à Pascale Guédot pour la remarquable médiathèque intercommunale du Piémont Oloronais (Oloron-Sainte-Marie) est elle aussi saluée  24. Le bâtiment est qualifié de « simple et raffiné ». Les espaces intérieurs sont aussi loués : « Relativement tranquilles, presque banals sous leurs lambris de noyer clair, les espaces intérieurs (2 300 m²) laissent entrer juste ce qu’il faut du paysage et des bruits de cascade pour faire de la médiathèque un paradis de quiétude. » Quiétude et tranquillité, soit deux des vertus cardinales de l’éternelle bibliothèque.

Que retirer de cet échantillon architectural glané ici et là dans les pages du Monde ? L’idée, présente en filigrane, que les bibliothèques et médiathèques ont, par leur bâtiment, rompu avec l’image austère et monacale qui pouvait les définir il y a quelques années.

Les bibliothèques ont-elles encore un rôle à jouer ?

Ces éléments mis en avant ci-dessus nous amènent à nous poser une question fondamentale : qu’est-ce que les articles étudiés nous donnent à voir de la place de la bibliothèque dans nos territoires ? Apparaissent-elles encore comme outil du lien social (soit, comme le dit François Rousseau, cet « obscur objet du désir » renvoyant au « vivre ensemble 25 ») ?

L’institution bibliothèque se vit en crise et s’interroge sur sa capacité à « contraindre la curiosité, rendre la culture incontournable à la vue comme à l’esprit […] à l’heure de l’information numérique et d’internet 26 ». Le Monde des livres pose la délicate mais essentielle question de la fréquentation des équipements en 2006  27 : il le fait avec bienveillance, en s’appuyant sur l’enquête (contestée, nul besoin d’y revenir) du Crédoc réalisée en 2005. Où l’on apprend que la hausse d’inscrits comme de fréquentants libres, « heureuse surprise », est un signe de la réussite du « modèle de médiathèque, développé depuis vingt ans » et prend racine dans la diversification de l’offre documentaire et des services proposés (« emprunt de CD ou de DVD, lecture sur place, utilisation d’internet, visites d’expositions »). Le « cauchemar des desert libraries » semble bien écarté. Nous voilà rassurés…

L’enquête 2009 « Pratiques culturelles des Français » vient nuancer le tableau : Nathaniel Herzberg et Michel Guerrin  28 sonnent ainsi le retour à la réalité, en mettant en avant les dynamiques issues de l’apparition d’une nouvelle « culture de l’écran » : reflux de la lecture et recul de la fréquentation des bibliothèques municipales (« qui souffrent »). Et constat douloureux (mais qui irait le remettre en cause ?) d’un échec des politiques culturelles, incapables, en dépit des moyens considérables débloqués au fil des années, d’« élargir les publics » et de « corriger les inégalités ».

Pascale Krémer, dans un article de 2012 déjà mentionné plus haut, traduit les inquiétudes des professionnels : « Leurs propos sont teintés d’inquiétude. Tous craignent, dans un proche avenir, de voir leurs bibliothèques dépassées, inutiles. » La tonalité générale de l’article est bien celle d’une sourde menace, celle du déclassement : « Avec l’entrée en masse des écrans dans les foyers, dopée par la connexion Internet, la bibliothèque a perdu de son pouvoir d’attraction. » « Frein », « déclin », « virage », la terminologie employée démultiplie d’ailleurs ce registre pessimiste.

Bibliothécaires, quelle(s) image(s) ?

Le métier de bibliothécaire demeure bien mal connu. La sociologue Anne Kupiec présente clairement dans un article du BBF daté de 2003  29 les raisons de cette méconnaissance, à savoir la difficulté de définir et finalement cerner un métier aux multiples tâches. Aménageur du territoire, médiateur numérique, passeur culturel, spécialiste des systèmes d’information, chargé de communication, autant de casquettes potentielles confinant parfois à une forme de schizophrénie professionnelle, aggravée par la vitesse des transformations techniques en cours.

Les articles du Monde donnent à voir une image somme toute assez volontariste des professionnels des bibliothèques. Aucune présence de la classique (et définitivement déplorable) bibliothécaire en chignon ou encore du (désastreux) maniaque du rangement. Les congrès de l’ABF bénéficient à plusieurs reprises de compte rendu (2000, 2005) reflétant les interrogations professionnelles en matière d’accès aux outils numériques : par exemple la tension entre « l’essence même des bibliothèques, lieux de sélection, de stockage et de conservation de l’écrit au fil des siècles » et les singularités du monde numérique  30.

Les articles faisant référence (le plus souvent en filigrane) aux missions et compétences des professionnels présentent donc ces derniers comme une corporation consciente des évolutions techniques et désireuse d’y trouver une place. Revenons une nouvelle fois sur l’article concernant la mutation des bibliothèques  31, où la journaliste découvre « la bibliothèque du futur », en « pleine mutation numérique » : celle-ci y ébauche une genèse de la bonne volonté des bibliothécaires en matière technologique (apparition des premiers postes internet dans les années 1990, puis naissance des premiers sites internet, numérisation des fonds anciens, multiplication des écrans).

Une tribune de Patrick Bazin, datée du 13 mars 2012  32, positionne la bibliothèque au cœur des évolutions des pratiques culturelles, des transformations de l’accès au livre et à la lecture. L’enjeu fondamental est pour lui « la mutation profonde de nos pratiques cognitives » qui impacte « au plus haut point les institutions éducatives et culturelles ». Le directeur de la BPI réaffirme en conclusion de son propos sa certitude de voir les bibliothèques jouer plus que jamais, dans les années qui viennent, un « rôle majeur ». Une interview de Dominique Arot, inspecteur général des bibliothèques, datée du 15 décembre 2010  33, synthétise l’ensemble de ces enjeux et donne à voir les tensions et évolutions traversant les métiers des bibliothèques. Le titre donne d’ailleurs d’emblée la tonalité du propos : « Le bibliothécaire, un mutant ». On y retrouve l’ensemble des dynamiques professionnelles bien connues en ces lieux : développement de la médiation, évolution (essentiellement anglo-saxonne) des bibliothèques en direction d’équipements polyvalents – « des bibliothèques qui sont également des lieux d’accès aux services publics, au pôle emploi, et dans lesquels peuvent être menées des actions d’alphabétisation… », et tentative de formulation d’un discours homogène et programmatique concernant la lecture publique – « Il convient de refonder un discours politique sur la bibliothèque publique » – encore en gestation.

La BnF, un établissement singulier…

La Bibliothèque nationale de France occupe une place à part dans les articles du Monde consacrés aux bibliothèques. Le nombre d’occurrences de celle-ci (près de 1 400 dans la période étudiée, dont une petite moitié véritablement significatives) en est évidemment le révélateur. Cette place est par de nombreux aspects celle d’un établissement tête de pont des évolutions techniques impactant les équipements… et les métiers des bibliothèques ! Gallica est mentionnée à 74 reprises, Europeana à 26 reprises. La BnF est présentée, selon les propres mots de Jean-Noël Jeanneney, à partir de sa mission régalienne, celle qui consiste à « servir la mémoire de la collectivité 34 ».

Moteur des évolutions techniques, certes, mais implication également dans les débats touchant aux modalités d’accès aux documents dans l’univers numérique. La querelle liée aux partenariats avec Google a alimenté plusieurs tribunes et articles entre 2005 et 2010. Il serait ici hors de propos de restituer l’intégralité des débats autour de l’épineuse question du lien des bibliothèques et du géant californien, de la tribune de Jean-Noël Jeanneney en date du 23 janvier 2005 (intitulée « Quand Google défie l’Europe ») dans laquelle l’auteur mentionne la « responsabilité particulière » incombant à la BnF et plus largement à la France, à la réponse à celle-ci de l’écrivain Lucien X. Polastron  35, jusqu’aux pages « Débats » du 12 septembre 2009 (où voisinent des tribunes signées Patrick Bazin, Emmanuel Hoog, PDG de l’INA, de l’historien Milad Doueihi et de l’avocat Jean Martin) 36. La Bibliothèque nationale occupe de fait une position centrale au cœur des enjeux structurants de notre société de l’information.

Pour le reste, et de manière plus anecdotique, mais non moins savoureuse, l’établissement (ce « mammouth de la culture », comme l’appelle en 2002 Emmanuel de Roux dans un article mentionnant le coût de l’établissement, ainsi que sa mauvaise situation financière relevée dans un rapport du Sénat) 37 apparaît également victime de multiples vicissitudes : gigantisme, locaux inadaptés, incendies et malaises en 2000, inondation (et traitement des ouvrages par voie de conséquence) en 2004, et même chronique judiciaire, avec l’affaire du vol des manuscrits hébraïques, au cœur de 9 articles, de sa révélation en 2005 jusqu’à son épilogue en 2007 avec la restitution du manuscrit et la condamnation du conservateur (« fils de résistant, vice-président du Conseil d’Administration de l’OSE, œuvre aux secours d’enfants ») 38 responsable de l’effraction. Des bibliothèques, ou plutôt de la bibliothèque, au cœur des pages « faits divers »…

En forme de conclusion

La bibliothèque se trouve aujourd’hui, comme le dit Bernard Stiegler, « à un moment critique de son histoire où elle doit produire son image, une nouvelle image se démarquant des images toutes faites et intégrant la complexité d’une situation où, avec l’industrialisation du temps lui-même, ce n’est pas moins que l’avenir qui est en jeu 39 ». Est-elle donc ce « roi nu 40 » dont parle Patrick Bazin ?

L’aimable déambulation proposée ci-dessus ne saurait évidemment répondre à cette redoutable question. Il faudrait sans doute multiplier les sources, plonger dans la littérature, le cinéma, dans l’ensemble de la presse quotidienne (sans parler de la presse professionnelle), parmi d’autres sources potentielles, pour enrichir et affiner l’analyse (mais aussi développer une féconde démarche comparative... Qu’en est-il des bibliothèques dans les pages du Times, du Corriere della Sera, du NRC Handelsblad, de l’Express de Toronto ?). De plus, d’autres dimensions auraient pu être mises en avant : l’absence frappante de la lecture universitaire, les nombreux articles consacrés à la querelle du droit de prêt et les tribunes passionnées consacrées à Google Books, autant de dimensions donnant aussi à voir les bibliothèques en prise avec la modernité et les transformations qu’elle implique.

Il est néanmoins possible de dégager une dynamique globale de l’ensemble de ces articles. La bibliothèque y est présentée comme en mouvement et ses services en évolution. À l’heure de la « bibliothèque hybride », Le Monde donne à voir l’image d’une corporation volontariste, en prise (inquiète, comme il se doit) avec la modernité.

L’on peut bien évidemment se demander où tout cela nous mènera. L’on peut également en tirer une forme d’espoir et, à l’appel de Patrick Bazin, nous atteler à « chasser la bile noire de la mélancolie 41 » ! •

Août 2012

  1. (retour)↑   Madeleine Géroudet, Colette Gravier, Albane Lejeune, Amandine Pluchet et Amandine Wallon, « Au loin s’en vont les bibliothèques », BBF, 2012, n° 3. En ligne : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2012-03-0006-001
  2. (retour)↑  Madeleine Géroudet, Colette Gravier, Albane Lejeune, Amandine Pluchet et Amandine Wallon, « Les bibliothèques se cachent pour mourir », BBF, 2012, n° 3.
  3. (retour)↑  Anne-Marie Bertrand, « Approche archéologique et géologique du métier », dans Bibliothécaire, quel métier ?, Éditions du Cercle de la librairie, 2004, p. 20-37.
  4. (retour)↑  Cf. la journée d’étude organisée par l’Enssib et la BPI le 17 mai 2011, compte rendu réalisé par Cécile Touitou, « Image des bibliothèques », BBF, 2011, n° 5, p. 104-105. Il serait d’ailleurs dans ce cadre pertinent de revenir aux notions mêmes d’« espace public » et de « publicité », telles que définies par Kant et complétés par Habermas. Soit cet espace « où doit se déployer, librement, sans restriction ni exclusion, l’usage public de la raison », selon les termes de Roger Chartier dans un article du Monde daté du 3 juin 2000.
  5. (retour)↑  Robert Damien, cité dans le compte rendu de la journée d’étude du 17 mai 2011.
  6. (retour)↑  Cet article est une synthèse actualisée de notre mémoire de fin d’étude : L’image des bibliothèques à travers dix années d’articles du Monde, mémoire d’étude DCB, Enssib, 2010. En ligne : http:// www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/document-48470
  7. (retour)↑  Mise à jour réalisée pour cet article jusqu’à la fin de l’année 2011.
  8. (retour)↑  Michel Fauchié, « Vive le numérique », BBF, 2012, n° 3. En ligne : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2012-03-0024-003
  9. (retour)↑  Anne-Marie Chaintreau, Renée Lemaître, Drôles de bibliothèques, Éditions du Cercle de la librairie, 1990.
  10. (retour)↑  Robert Belleret, « Laissez-les lire », Le Monde des livres, 14 juillet 2000.
  11. (retour)↑  Florence Noiville « L’autre trésor du Vatican », Le Monde des livres, 24 juillet 2009 ; « Sarajevo renaît de ses cendres », Le Monde des livres, 31 juillet 2009 ; « Delhi, high-tech et archaïque », Le Monde des livres, 7 août 2009 ; Thomas Wieder, « Un cabinet de curiosités à Carpentras », Le Monde des livres, 7 juillet 2009.
  12. (retour)↑  Michel Melot, cité dans : Madeleine Géroudet, Colette Gravier, Albane Lejeune, Amandine Pluchet et Amandine Wallon, « Les bibliothèques se cachent pour mourir », article cité.
  13. (retour)↑  Frédéric Edelmann, « Dominique Lyon et Pierre du Besset, deux alchimistes sur un nuage », Le Monde, 10 janvier 2003.
  14. (retour)↑  Caroline Heurtault, « La médiathèque, un refuge contre la crise », Le Monde 2, 6 juin 2009.
  15. (retour)↑  Pascale Krémer, « Ma médiathèque mute », Le Monde, supplément « Culture et idées », 21 janvier 2012.
  16. (retour)↑  Voir le blog de Claude Poissenot sur le site de Livres Hebdo, et les commentaires suivant son post. L’on pourrait reprocher à l’auteur une lecture orientée de l’article, et abusivement à charge contre les professionnels accusés « d’ignorer la réalité des usages effectifs de leurs équipements ».
  17. (retour)↑  Pascale Krémer, article cité.
  18. (retour)↑  À l’exception d’une mention par Dominique Arot dans une interview du 15 décembre 2010, « Le bibliothécaire, un mutant », Le Monde.
  19. (retour)↑  Anne-Marie Bertrand, Images de bibliothèques, 7 février 2000. En ligne :
  20. (retour)↑  Frédéric Edelmann, article cité.
  21. (retour)↑  Michel Samson, « À Marseille, succès populaire de la BMVR de l’Alcazar », Le Monde, 16 novembre 2004.
  22. (retour)↑  Christine Perruchot, « À Dijon, une médiathèque symbole d’une métamorphose », Le Monde, 23 septembre 2007.
  23. (retour)↑  Alexis Boddaert, « Tours rééquilibre son offre culturelle », Le Monde, 16 décembre 2007.
  24. (retour)↑  Frédéric Edelmann, « La saisissante médiathèque d’Oloron-Sainte-Marie, Le Monde, 1er février 2011.
  25. (retour)↑  Cité dans Christine Rico, « La bibliothèque, outil du lien social », BBF, 2009, n° 3, p. 80.
  26. (retour)↑  Isabelle Baune, Jacques Perriault, « Bibliothèques de lecture publique : pour une nouvelle visibilité », BBF, 2005, n° 1. En ligne : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2005-01-0013-002
  27. (retour)↑  Alain Beuve-Méry, « Les médiathèques françaises résistent bien à la concurrence d’internet », Le Monde, 9 juin 2006.
  28. (retour)↑  Michel Guerrin, Nathaniel Herzberg, « Internet bouscule les choix culturels des Français », Le Monde, 15 octobre 2009.
  29. (retour)↑  Anne Kupiec, « Qu’est-ce qu’un(e) bibliothécaire », BBF, 2003, n° 1. En ligne : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2003-01-0005-001
  30. (retour)↑  Jean-Louis This, « Les bibliothécaires réfléchissent à l’impact du numérique sur leur métier », Le Monde, juin 2000.
  31. (retour)↑  Pascale Krémer, article cité.
  32. (retour)↑  Patrick Bazin, « Le livre, le e-book et les bibliothèques », Le Monde, 13 mars 2012.
  33. (retour)↑  Dominique Arot, article cité.
  34. (retour)↑  Jean-Noël Jeanneney, « Quand Google défie l’Europe », Le Monde, 23 janvier 2005.
  35. (retour)↑  On y notera l’ironie de l’auteur à l’égard de la Bibliothèque nationale (le site de Tolbiac comparé à un « dinosaure les pattes en l’air ») mais aussi de Gallica (« ce fabuleux investissement où une espèce de mesquinerie flaubertienne et policière appelée “mode image” vous interdit de travailler »). Lucien X. Polastron, « La BnF chez Google ? Chiche », Le Monde, 8 février 2005.
  36. (retour)↑  Notons d’ailleurs que les bibliothèques occupent à cette date, fait unique, la une du quotidien (« Bibliothèques : faut-il avoir peur de Google ? »).
  37. (retour)↑  Emmanuel de Roux, « Enquête sur les mastodontes de la Culture », Le Monde, 25 mars 2002.
  38. (retour)↑  Pascale Robert-Diard, « La chute d’un conservateur à la BnF, suspecté d’avoir dérobé cinq manuscrits », Le Monde, 5 août 2004.
  39. (retour)↑  Bernard Stiegler, « Bibliothèques et modernité », Bulletin d’information de l’Association des bibliothécaires français, 1988, n° 140.
  40. (retour)↑  Patrick Bazin, « Bibliothèque publique et savoir partagé », BBF, 2000, n° 5. En ligne : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2000-05-0048-003
  41. (retour)↑  Patrick Bazin, « Les termes de notre contrat avec Google sont équitables », Le Monde, 12 septembre 2009.