Printemps des métiers 2024 « Travailler autrement - Accompagner l’évolution des organisations et les compétences collectives »

16 mai 2024 à l’Enssib, Villeurbanne

Anne-Sophie Gallo

Morgane Russeil-Salvan

Matthieu Tarpin

« Travailler autrement, accompagner l’évolution des organisations et les compétences collectives », tel était le mot d’ordre du Printemps des métiers, tenu par l’École nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques (Enssib) le 16 mai 2024. Trois conférences, deux tables rondes et plusieurs ateliers participatifs ont été animés par dix-huit intervenant·es, permettant d’aborder les problématiques de l’évolution des compétences en bibliothèque et du rôle des managers dans ce nouveau contexte. La variété des approches et des points de vue, appelée de ses vœux par la directrice de l’Enssib, Nathalie Marcerou-Ramel, pour répondre à un contexte de mutation profonde des compétences et de notre rapport au travail, s’est illustrée par la présence d’intervenant·es varié·es. Ainsi, le Printemps des métiers a permis de donner la parole aussi bien à des représentant·es du monde de la recherche qu’à des professionnel·les des bibliothèques.

Organisé par Mathilde Larrieu, chargée de mission « Prospective métiers et compétences » à l’Enssib dans le cadre du programme transversal « Prospectives métiers et compétences » qui s’inscrit dans le projet d’établissement EXPERT2026, le Printemps des métiers a notamment été une occasion de mettre en commun les réflexions de chacun. En introduction, Nathalie Marcerou-Ramel a rappelé le contexte global dans lequel s’inscrivait la journée : changements dans notre rapport au travail depuis la crise du Covid-19, réforme profonde de la fonction publique, ou encore impact des nouvelles technologies sur les bibliothèques, autant de facteurs qui doivent nous amener à repenser la manière de travailler en bibliothèque. Elle a été appuyée par l’intervention d’Yves Moret, conservateur général des bibliothèques et représentant du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, qui a insisté sur la nécessité de nous adapter dans un cadre réglementaire à la fois contraignant et protecteur, et a incité les agents des bibliothèques à faire preuve d’ambition.

Les interventions de la journée se sont positionnées autour de deux axes : d’une part, la relation au travail et ses évolutions récentes, et d’autre part, les conséquences de ces évolutions sur le rôle du manager au sein des bibliothèques. Plusieurs ateliers participatifs se sont également tenus en petits groupes.

Le travail en mutation : pourquoi travailler autrement ?

Maëlezig Bigi, sociologue, maîtresse de conférences au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) et chercheuse au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Lise), a inauguré la journée en explicitant les phénomènes qui poussent les Français à vouloir travailler autrement.

Big quit, quiet quitting, « épidémie de flemme »… Ces termes très médiatisés depuis la pandémie sont censés illustrer un bouleversement de notre rapport au travail. Mais pour les sociologues, ce bouleversement n’est pas avéré. Les démissions de masse (big quit) observées fin 2021 correspondent à un taux typique de sortie de crise. Quant au prétendu phénomène de quiet quitting, qui désigne le refus d’effectuer des heures supplémentaires ou d’assumer des responsabilités étrangères à sa fiche de poste, il entre en contradiction avec l’Enquête européenne sur les conditions de travail (EWCS) de 2021 : 20 % des Français déclaraient travailler régulièrement sur leur temps libre, et 37 % avoir travaillé alors qu’ils étaient malades. La France figure en tête des pays interrogés.

La France est également championne en pénibilité physique (mouvements répétitifs, produits toxiques, etc.) et psychique (situations perturbantes émotionnellement, discriminations). À tel point que près de 40 % des enquêtés considèrent que leur santé est menacée par leur emploi.

Comment expliquer ces chiffres ? On observe depuis les années 1980 une intensification du travail, marqué par des injonctions contradictoires : cadence et flexibilité. Les services publics ne font plus exception à la règle depuis l’essor du New Public Management, fortement inspiré du privé. On y voit alors apparaître, entre autres, la mise en concurrence des acteurs privés et publics, ainsi que la mise en place d’une mesure de la performance.

Ce sont ces phénomènes de longue date qui impactent aujourd’hui les trajectoires professionnelles des Français. En 2019, dans une enquête de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du Travail et de l’Emploi sur les conditions de travail, 37 % des enquêtés déclaraient qu’ils ne voudraient pas occuper le même travail jusqu’à la fin de leur carrière : plus d’un tiers des actifs occupés, pour qui le travail est devenu insoutenable. Cette insoutenabilité est inégalement répartie : elle affecte prioritairement les femmes, les moins de 30 ans et les catégories professionnelles les moins qualifiées.

Quelles traductions trouvent ces phénomènes dans le monde des bibliothèques ? Et quelle réponse les managers peuvent-ils y apporter ? Pour le moment, le secteur public est plus soutenable que le secteur privé mais il n’est pas imperméable à des dégradations. Les managers n’ont cependant pas la main sur ces phénomènes de fond : ils tentent alors d’améliorer les conditions de travail de leurs agents par le care et de créer du collectif, pour favoriser l’efficacité mais aussi la santé du service.

Comment travailler autrement ?

Quelques propositions

Si la nécessité de changer nos manières de travailler semble relativement claire, la marche à suivre reste à développer. Le Printemps des métiers a proposé plusieurs expérimentations et pistes de réflexion qui permettent de redéfinir notre rapport au travail. Animée par Magalie Le Gall (apprentie art-thérapeute) et Thomas Antignac (bibliothécaire), la conférence intitulée « Prendre soin : la créativité et l’innovation au service du manager » proposait de réfléchir à l’application en bibliothèque du principe de care. Cette notion, traduite par « sollicitude » ou par « soin », a été développée par la philosophe Carol Gilligan, qui souligne l’importance de prendre en compte l’autre dans nos actions. Le care suppose de réinventer notre rapport au temps et de mettre les individus en capacité d’agir. Il ne s’agit pas d’un maternage, ni d’une médicalisation du rapport à l’autre, mais d’une importance accordée à l’autre et à sa subjectivité. Dans une optique proche, l’intervention de Nathalie Nathan, fondatrice de l’entreprise Workfriendly, visait à faire la promotion du Chêne à Palabres, série de poufs colorés permettant de créer un espace d’échange modulable et confortable.

Si ces pistes montrent une véritable volonté de réfléchir à de nouvelles façons de travailler, elles tendent parfois au développement personnel, et adoptent par là une perspective individualiste, souvent sans résoudre les problèmes de fond évoqués.

D’autres options ont été abordées, telles que le télétravail et la semaine de quatre jours, évoqués par Thierry Rousseau, sociologue, grand témoin de cette journée d’étude et chargé de mission au département Études, capitalisation et prospective (ECP) de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact). Dans un éclairage apporté en fin de journée, il a souligné l’imperfection de ces outils, qui ne sont pas nécessairement synonymes de réduction de la charge de travail. Au contraire, ils peuvent même l’alourdir en raison des défis organisationnels qu’ils représentent.

Trois ateliers

Pour compléter ces approches, le Printemps des métiers proposait également plusieurs ateliers, animés par des conservateur·rices promu·es de la promotion DCB 33, dont trois auxquels nous avons pu assister.

Animé par Alexandra Durr-Lazaris et Belinda Lafon, l’atelier « Comment attirer, intégrer et valoriser de nouvelles compétences métier » a proposé aux participant·es une réflexion en deux temps. La première étape a amené les personnes présentes à s’interroger sur la définition même de « compétences » et à en donner des exemples, en fonction de grandes catégories proposées (intelligence artificielle, développement durable ou encore science ouverte). Un travail de faux sabotage a ensuite été proposé : imaginer tout ce qu’il faudrait faire pour s’assurer que l’on ne profite pas des compétences d’un agent. À partir de là, les participant·es ont pris le contrepied de ces propositions pour faire des propositions concrètes qui améliorent l’attractivité des nouvelles compétences et leur intégration dans une organisation déjà en place.

C’est cette même méthode de brainstorming inversé, ou « scénario catastrophe », qu’utilisait l’atelier conduit par Cécile Bolard et Géraldine Lucerna, « Comment favoriser la transmission des compétences et faire progresser le collectif ». Cet atelier questionnait la posture du manager dans l’accompagnement de ses équipes et de l’évolution de leurs compétences. Les participant·es étaient ainsi invité·es à imaginer tous les moyens leur permettant d’« enrayer la dynamique collective et d’encourager la perte de compétences ». Les deux groupes de participant·es ont ainsi listé leurs idées, qui ont été regroupées par thématiques avec l’aide des deux intervenantes. Puis il s’agissait de déduire de bonnes pratiques à partir de ces mauvaises idées. Enfin, un travail de hiérarchisation a permis de définir ce qui semblait indispensable aux participant·es, à savoir la réglementation, le dialogue et la convivialité.

L’atelier animé par Louise Béraud-Le Franc et Jenny Guillaume sur le management intergénérationnel prenait la forme d’un débat mouvant. Les participant·es étaient invité·es à se positionner de part et d’autre d’une ligne, la « rivière du doute », selon qu’ils ou elles répondaient oui ou non à la question suivante : « Faut-il un management différencié selon les générations ? » L’idée de s’adapter à chaque collaborateur et à ses besoins a mis les participants d’accord, malgré quelques réserves. En effet, le concept de génération est une catégorie floue, qui masque des profils sociologiques et des attentes très diverses.

Quel rôle, quels défis pour les managers ?

L’autre angle de cette journée concernait la place et le rôle du manager dans la mise en œuvre de ces autres manières de travailler dans un environnement en tension. Soulignées à la fois par l’intervention d’Anne Boraud intitulée « Le manager : un levier pour plus d’efficacité collective ? », la table ronde « Comment les dispositifs de travail influent sur les compétences collectives ? » et les discussions qui s’en sont suivies, ces tensions dessinent en creux certaines des conditions pour qu’un « travailler autrement » puisse advenir.

La vision traditionnelle du manager « chef d’orchestre » est encore bien en place dans nos organisations alors qu’émerge une autre vision du manager laissant davantage de place au participatif. Là où le rôle institué du manager repose sur des tâches classiques de structuration, via l’élaboration de fiches de poste et d’organigramme par exemple, de fixation des objectifs, ou encore de régulation et de construction des interactions, celui du manager plus participatif et collaboratif consiste davantage à accompagner les agents vers une plus grande autonomie, à travers la mise en place régulière d’espaces d’interaction, la facilitation des échanges, la délégation. La place du manager est donc loin d’être inutile.

Ce changement de posture témoigne d’un déplacement, d’un rééquilibrage, notamment du pouvoir décisionnel. En effet, l’une des tensions principales tient à la difficulté pour le manager de partager la décision. Or, ce que suppose ce type d’initiatives orientées vers le participatif et le collaboratif tient à un certain « lâcher-prise » pour le manager, qui doit ainsi se détacher d’une posture traditionnelle de contrôle. Il s’agit d’« accepter qu’il se passe des choses pendant qu’on n’est pas là, qu’on prenne des décisions sans le manager et qu’on sache en rendre compte », comme l’a souligné Aurélie Bertrand lors de la table ronde.

Mais, un tel changement ne peut simplement reposer sur cette posture et sur la « bonne volonté » des managers. Anne Boraud rappelle que le soutien de la hiérarchie est indispensable. Or le contexte actuel peut paraître encore peu propice à cette transformation, la fonction publique demeurant très hiérarchique et le travail en bibliothèque marqué par la fragmentation. L’autre défi est celui de l’intégration du télétravail dans nos organisations, sujet longuement débattu pendant la table ronde. Au-delà d’une « complexification » pour les managers, le télétravail a un impact sur les collectifs et leur gestion et bouleverse les espaces traditionnels de travail. Mais pour certaines intervenantes comme Aurélie Bertrand, si les temps collectifs deviennent plus rares, ils n’en sont que plus précieux.

Conclusion

À l’issue de cette journée, nous avons pu avoir l’impression de présentations d’initiatives parfois trop ponctuelles et de surface. Or, « travailler autrement » implique bien une transformation profonde du travail qui engage tout un système organisationnel et une chaîne hiérarchique, ainsi que le rappelle la littérature sur le sujet. Certaines initiatives présentées donnaient l’impression d’une prise en compte superficielle des enjeux. On court alors le risque que ces expériences de « libération de la parole » constituent une fin en soi et n’aboutissent à aucune action ni décision, avec un effet désastreux sur la confiance des collectifs. Dans certaines postures managériales de type « soigneur » ou « happiness manager » peut également se cacher, de manière inconsciente, la volonté de « changer le travailleur » et non réellement le travail 1

X

Yves CLOT, Jean-Yves BONNEFOND, Antoine BONNEMAIN et Mylène ZITTOUN, Le prix du travail bien fait : la coopération conflictuelle dans les organisations, Paris, La Découverte, 2021.

. Peut-être qu’un ancrage plus centré sur nos situations de travail en bibliothèques, comme abordé lors de l’une des tables rondes, aurait pu rendre les interventions plus concrètes.

Portant sur un sujet complexe et dense, la journée a suscité plus d’interrogations que de réponses. Fort heureusement pourrait-on dire car, en la matière, il vaut mieux se garder des certitudes et des recettes toutes faites. Ce qui est sûr, c’est que « travailler autrement » est un chantier de longue haleine.