Lieux du livre et usages de lecteurs
Journée d’étude BPI/Enssib – 8 avril 2014
La journée d’étude organisée le 8 avril dernier conjointement par la BPI et l’Enssib a traité de la question des « Lieux du livre et usages de lecteurs ». En croisant des travaux d’élèves conservateurs territoriaux soutenus en 2013 et 2014 à des enquêtes menées par le service Études et recherche de la BPI, la 3e édition de ce cycle – consacré au rôle des bibliothèques dans la cité – éclaire de façon signifiante les attentes des lecteurs en matière de prestations que doivent offrir les bibliothèques publiques et les librairies indépendantes.
Quatre mémoires et une étude d’un cabinet de consultants viennent nous rappeler que le livre n’est pas mort et que les frontières entre librairies et bibliothèques s’estompent dès lors que la notion de service est mise en avant.
Les politiques culturelles comme remède à la crise
Qu’elles soient régionales, départementales ou locales, les politiques de soutien à la lecture restent adossées à des territoires spécifiques. En période de délitement du lien social, leur mise en œuvre par des professionnels favorise les passerelles entre les habitants et les lieux de lecture. Les médiateurs du livre – libraires et bibliothécaires – agissent localement et tendent vers un intérêt commun : l’élargissement et la fidélisation de leurs lecteurs.
Les politiques de lecture en période estivale
Dans son mémoire d’étude 1, Brigitte Groleau s’est intéressée à la portée symbolique des cabanes de lecture qui fleurissent sur les fronts de mer l’été venu. Son enquête menée durant un été particulièrement frais l’a conduite du Havre au Tréport où, depuis 2006, le département de Seine-Maritime propose aux touristes un concept d’animation culturelle de lecture à la plage. Si le public reste fondamentalement celui des bibliothèques municipales – familial et de classe moyenne –, la proposition rencontre un franc succès dès lors qu’une météo clémente autorise un séjour prolongé sur le sable, qu’un mobilier offre un espace de lecture coloré, décontracté et adapté à une lecture de détente complétée par une offre documentaire ciblée – guides touristiques, romans, bandes dessinées, revues agrémentées de quelques titres « people ».
Toutefois, la communication autour de ces opérations (Lire à la plage, Une plage à la page…) ne suggère que rarement que les bibliothèques sont pleinement investies dans ces animations estivales, diluant par là même le message visant à changer leur image. Les usagers interviewés sur ces lieux de lecture éphémères font rarement le rapprochement avec la bibliothèque. En effet, les documents proposés sont neufs, les règles d’usage non contraignantes et les animateurs souriants ! Les usagers se sentent à mille lieues des bibliothèques où le personnel, qu’ils jugent assez peu aimable, reçoit plutôt qu’il n’accueille.
La politique de soutien à la librairie indépendante
La question de la convivialité du lieu de lecture renvoyée à un professionnalisme recherché revient en force dans l’étude consacrée en 2008 aux librairies indépendantes 2 et communiquée en 2011.
Si la librairie indépendante « n’est pas un commerce comme les autres », son soutien devient un maillon fort des politiques du livre sans lequel une ville ne saurait être tout à fait une ville. Vitrine ouverte sur la cité, la librairie donne à lire l’engagement culturel de la ville. Nombreuses sont les librairies indépendantes à avoir participé dans les années quatre-vingt au renouveau culturel de la cité (La Galerne au Havre, Folies d’encre à Montreuil…). À l’heure de sa condamnation économique, la librairie se révèle pour les élus être « un lieu important pour la ville, un lieu stratégique » qui apparaît tout à la fois comme un commerce, un espace culturel, un lieu d’expériences et de rencontres autour du livre. L’enquête conduite par Sonia Kellenberger et Fabrice Raffin donne la parole à ces clients qui revendiquent la fréquentation du lieu comme un acte militant où se croisent des intérêts personnels et généraux.
La librairie indépendante est appréciée en premier lieu pour son ambiance. Le client s’y sent respecté, ne ressent aucune pression commerciale, ni prescription de lecture. Les clients sont unanimes : « je viens pour le plaisir de l’œil », « j’ai la liberté de toucher les livres ». Ils sont sensibles à la personnalité des libraires, à la scénographie de la vitrine, des tables de sélection.
D’ailleurs, les six fonctions de la librairie rejoignent celles des bibliothèques :
– l’approvisionnement ;
– l’exposition du livre (le « feuilletoir ») ;
– le cabinet de lecture ;
– le lieu de sociabilité ;
– la fonction protectrice ;
– le ressourcement culturel.
Malgré les nombreux efforts réalisés depuis quelques années, les bibliothèques souffrent encore trop largement d’un déficit d’image auprès de la population. Ainsi, la librairie est perçue comme un lieu hors du temps, coupé du monde, où il est facile d’instaurer un lien interpersonnel et sympathique avec le libraire, bien plus qu’avec les bibliothécaires.
De l’importance des lieux culturels accueillants et structurants en période de délitement du lien social
Si certains ont pu penser que la crise allait avoir une incidence sur l’usage des bibliothèques, leur fréquentation en France semble rester stable comparée aux États-Unis. Tous les indicateurs économiques montrent le creusement induit par la crise entre les territoires et les populations. C’est ce que montre très précisément Thierry Fouillet dans son mémoire 3.
La bibliothèque est identifiée dans la cité comme un lieu de ressourcement, une alternative à Pôle emploi. On y entre sans avoir à s’y déclarer sans emploi ou/et SDF. On y revient pour (re)trouver une place au sein de la société : lire, étudier, se former, consulter internet, écouter de la musique, visionner un film, rencontrer des gens… On y revient aussi parce qu’il y fait bon l’hiver, s’y rafraîchir l’été, consommer tout au long de l’année un café à bon marché. Et se protéger de la violence de la rue. En effet, le calme du lieu est recherché pour volontairement s’exclure du bruit de la cité et se reconstruire. Les usagers les plus isolés s’accordent sur un accompagnement discret, à la demande.
« Tous les habitants sont contributeurs de la bibliothèque, mais tous n’osent pas y entrer. »
Conscients que les différences et exclusions sociales s’estompent une fois l’entrée franchie, il convient de faciliter l’inclusion sociale :
– en renforçant l’accompagnement personnalisé ;
– en élevant les compétences professionnelles des bibliothécaires en matière de numérique ;
– en sachant se rendre disponible, attentif aux besoins des usagers ;
– en adaptant la politique documentaire au regard des enjeux de formation continue.
En s’interrogeant sur la place accordée aux gros lecteurs de la presse people en bibliothèque, Mathilde Peyrou 4 questionne leur rôle d’intégration sociale et les moyens mis en œuvre, notamment en matière de politique documentaire.
Son mémoire cible une offre documentaire qui aujourd’hui doit s’adapter à la demande pour proposer des collections non discriminantes. La (re)connaissance en bibliothèque de certains mauvais genres présents sur les étagères ou dans un bouquet numérique – romans sentimentaux, revues people – permettrait de lever bien des préjugés sur une part du public féminin, plutôt jeune, qui consomme tout à la fois une littérature vite digérée et remplacée par une autre. Cette place accordée à la presse people permettrait en partie de faire évoluer l’image des bibliothèques, et ouvre le champ à une bibliothèque décomplexée, tournée vers le divertissement qui vise à satisfaire la demande d’un certain public. Cela suppose naturellement d’évaluer finement les besoins et de répondre avec pertinence aux enjeux actuels qui demeurent, comme le montre Thierry Fouillet, la formation tout au long de la vie.
Pour une meilleure adéquation entre l’expression des besoins et l’offre de service
Cette journée a mis en exergue la nécessité de conduire de façon régulière des enquêtes de satisfaction afin d’évaluer la pertinence des actions menées. En s’intéressant aux raisons des non-réinscriptions en bibliothèque 5 , Céline Ducroux a interviewé des usagers de bibliothèques de deux grandes villes, Saint-Étienne et Limoges, qui au fil du temps ont renoncé à renouveler leur adhésion à la bibliothèque. Si le terme de « décrocheur » peut paraître impropre, il renvoie au décrochage scolaire, et interroge cependant les raisons et les motifs éventuels d’insatisfaction le plus souvent non exprimés par les usagers.
Parmi les raisons le plus fréquemment invoquées, citons :
– l’accessibilité du bâtiment : l’amplitude d’ouverture de la bibliothèque est insuffisante ; les horaires ne sont pas adaptés aux besoins et usages du lieu ; le bâtiment est insuffisamment desservi par les transports en commun ou en places de parking ;
– la taille de la bibliothèque : les gros équipements favorisent peu la relation interpersonnelle ; les collections sont peu lisibles : « j’ai du mal à me repérer, à trouver ce que je cherche » ;
– la mise en concurrence : l’achat de livres en librairie ou la fréquentation de plusieurs bibliothèques ;
– la politique tarifaire pratiquée, avec parfois un forfait élevé pour les plus de 18 ans ;
– l’oubli de réinscription ;
– l’accueil : un personnel pas toujours sympathique.
À l’inverse, le choix de l’inscription ou de la réinscription relève d’un acte volontaire pour :
– une offre de services de qualité ;
– le prix modique ou la gratuité mise en avant de l’inscription ;
– la qualité de la programmation culturelle ;
– la possibilité d’y faire de belles rencontres.
Les attentes des usagers sont somme toute bien connues, récurrentes et, pourrions-nous dire, normales.
En venant à la bibliothèque est attendu un service de qualité, en particulier être accueilli par un personnel identifiable, attentif, agréable, disponible qui n’hésite pas à quitter sa banque de prêt pour conseiller et orienter dans les espaces. Dès l’inscription, l’usager attend une certaine forme de convivialité – un sourire – et qu’une visite lui soit proposée. L’envie de « se sentir invité », de « vivre une expérience personnelle particulière », et passer le moins de temps possible à des démarches administratives. Pour ce faire, les usagers suggérent la pré-inscription en ligne, la relance à distance quelques jours avant le renouvellement de l’abonnement.
Pour conclure, cette journée d’étude traduit bien la nécessité d’inciter les responsables d’équipement à se saisir urgemment de ces questions d’adaptation de l’offre de service aux besoins des usagers en axant sur le professionnalisme, la médiation et un accueil irréprochable pour atteindre la satisfaction que chaque individu est en droit d’attendre en franchissant le seuil d’une bibliothèque, à l’égal de ce que les librairies indépendantes proposent.