Les professionnels des bibliothèques : approche juridique et pratiques professionnelles
Atelier BibliDroit – 20/09/2016
Né d’un projet de recherche dans un laboratoire de sciences sociales, et piloté par Noé Wagener (Université Paris-Est Créteil), BibliDroit a choisi d’étudier le droit des bibliothèques, à partir de l’analyse des textes et de leur application pratique en bibliothèque. En travaillant sur le décalage qui peut exister entre les textes et la pratique du terrain, il interroge la nécessité même de cette fameuse loi sur les bibliothèques, tant attendue par nombre de professionnels.
Le double sujet choisi pour la séance du 20 septembre, externalisation et censure, a plusieurs points communs : l’un et l’autre sont difficiles à cerner dans les textes et posent des problèmes d'application ; dans les deux cas, ils nécessitent une médiation forte des bibliothécaires, appelés à jouer un rôle central. Dans les deux cas aussi, l’organisation de la profession a été plus forte que l'organisation des bibliothèques et de leur cadre juridique.
Jean-Pierre Saez, de l’Observatoire des politiques culturelles (OPC), ouvre la journée par une question volontairement provocatrice sur la place de la bibliothèque aujourd’hui, à considérer comme un équipement du passé ou comme la maison de la culture de demain. En partant du constat que la bibliothèque n’est plus seulement encyclopédique, et qu’elle offre un lieu de sociabilité à tous, les bibliothèques rejoignent les ambitions des maisons de la culture. Si le nombre des inscrits diminue, mais que celui des usagers augmente, on peut se demander ce que viennent chercher les gens en bibliothèque. La notion de « tiers lieu », si souvent revendiquée ou voulue par de très nombreux lieux et acteurs culturels, l’est aussi par les bibliothèques. A quels besoins répondent ces lieux ? Et pourquoi cet engouement pour un lieu neutre ?
Si les bibliothèques continuent de provoquer l’intérêt des élus, n’est-ce pas parce qu’elles portent un enjeu qui les surpasse, bien que n’intéressant pas tous les électeurs ?
En dressant la bibliographie de l’externalisation, Yves Alix (Enssib) rappelle le petit nombre d’ouvrages sur la question, parfois anciens (ADBS, 2004 1), mais aussi la présence d’articles dans le BBF 2, Archimag 3 ainsi que les résultats publiés par un groupe projet de l’Enssib sur l’externalisation du choix des documents ou les réflexions du blog du Lirographe 4. Loin des débats passionnés, le dictionnaire Larousse donne une définition neutre en parlant de « délégation des fonctions non essentielles ». La profession a cependant externalisé sans débat nombre de fonctions, parmi lesquelles l’équipement et le catalogage des documents, la gestion des abonnements de revues, les achats groupés par office, le dépouillement de presse, la photocopie, la gestion des ressources numériques, des moyens informatiques et des logiciels métier. Perçu comme cœur du métier, le choix des livres suscite davantage de débat lorsqu’il est question de l’externaliser. S’agit-il bien de délégation, de mutualisation, d’externalisation, ou de privatisation ?
En se penchant sur la régulation des bibliothèques et leur tendance à l'externalisation, Karl-Henri Voizard (Université de Toulouse) oppose l’externalisation partielle de certaines tâches et une privatisation complète de toutes les tâches ou des tâches fondamentales, dans un contexte de repli de l'administration publique. Existe-t-il des particularités propres aux bibliothèques ? La régulation des bibliothèques est en effet assurée par des fonctionnaires spécialisés nombreux, organisés, sans les moyens traditionnels de régulation qui pourraient être écrits dans des textes de loi, mais qui ne le sont pas, alors qu'ils le sont pour les archives ou les musées. Depuis la disparition du Conseil supérieur des bibliothèques (CSB), en 2000, demeurent trois textes généraux sur les bibliothèques, sans portée juridique : la charte du CSB, le manifeste de l’UNESCO et le manifeste de l’ABF. La régulation est originale, faite de l'intérieur, pas par une réglementation externe, puisque ceux qui appliqueront les règles les rédigent eux-mêmes, avec quelques garanties : des concours de recrutement, une formation commune, la constitution de corps de fonctionnaires, avec les obligations inhérentes. Dans ce contexte, l’externalisation est perçue comme anxiogène car elle renvoie aux nécessités du marché privé, et qu’elle a déjà connu des échecs, en raison de la déprofessionnalisation des bibliothécaires, le sentiment de réactivité plus faible aux attentes des usages, de capacité d’innovation et d’apprentissage réduits. Un balisage est donc nécessaire, en choisissant des prestataires qui ont recruté des bibliothécaires, des sociétés reconnues et agréées, ou en encadrant les contrats d’externalisation, comme le permet le nouveau code des relations entre le public et les administrations. On peut aussi imaginer d’associer prestataires et bibliothèques dans une Société d’Economie Mixte (SEM), de rédiger une charte de l'externalisation, avec la liste des tâches et des garde-fous, ou de fixer les limites ou les domaines à externaliser le plus systématiquement possible, selon des critères stratégiques : par exemple, si le service public est la priorité, faut-il externaliser le reste ?
Stéphane Duroy (Université Paris Saclay) s’est quant à lui demandé pourquoi l’externalisation était si peu développée en bibliothèques, où différents modes de gestion sont possibles, avec toujours un recours faible à la délégation. La forme la plus fréquente reste le marché public d'externalisation de services, travaux, etc. sans délégation hors de la collectivité locale, la bibliothèque restant un service sans personnalité juridique propre. La législation a évolué, ouvrant des pistes de délégation externe, sous forme de régie, autonome financièrement, mais on ne constate pas de volonté politique de faire évoluer la forme juridique des bibliothèques. La délégation de services publics, fréquente dans les domaines industriel et commercial, est rare dans le domaine culturel, sauf le recours aux associations en milieu rural, par délégation.
Les modalités de gestion quotidienne impliquent le passage par les marchés publics, pour la fourniture, les travaux, les services, etc. avec des choix de tranches de marchés définis par les choix des bibliothécaires, car ces tâches juridiques sollicitent les services des collectivités, mais aussi les bibliothécaires.
La discussion a ensuite porté sur les composants consensuels du cœur de métier difficiles à définir, avant d’expliquer le manque d'évolution et d'autonomisation des bibliothèques par l’inertie historique de structures souvent considérées comme trop petites pour gagner leur autonomie.
Abordant l’après-midi la question de la censure en bibliothèque, Frédéric Rolin (Université de Paris-Saclay) rappelle que les élections municipales de 1995 ont accéléré l'avancée sur la charte, la déontologie, et la rédaction des règlements. En réalité, la profession parle beaucoup de censure, mais cela se traduit rarement au plan juridique. Le terme englobe une politique d'acquisition orientée, des choix documentaires imposés, ou des interventions de tiers sur les collections. Tout cela est peu présent dans les décisions juridiques, car ce n’est pas une censure juridiquement parlant. Cela pose plutôt la question du statut juridique des politiques d’acquisitions, qui n’ont pas de base légale, restant hors champ de tous les textes d'organisation réglementaires, fondées sur des principes généraux (pluralisme, respect des lois), proches des circulaires d'organisation d'un service. Mais les choix documentaires ne sont jamais neutres, et il n’y a pas de textes définissant la neutralité, hors des textes de base sur la neutralité du service public, rappelant la neutralité des agents et des usagers du service public.
A contrario, l’éducation nationale affirme fortement sa neutralité, comme l’enseignement supérieur, ou le secteur audiovisuel, pour lequel le Conseil constitutionnel a fait en 2000 du pluralisme un objectif du service public audiovisuel. Cette démarche est transposable aux bibliothèques, et définit un cadre juridique. Le pluralisme doit néanmoins être contextualisé, dans un cadre de moyens limités, grâce à la charte documentaire qui précise les limites de l'exhaustivité, et qui reste encore peu validée politiquement dans les bibliothèques publiques.
Noé Wagener clôt la journée en évoquant le bibliothécaire face au pouvoir hiérarchique et les usages de la déontologie dans la profession. Souvent perçue par les professionnels comme une ingérence, l’instruction hiérarchique peut être fondée en droit, parfois au nom du pluralisme ou de la neutralité; elle pose problème car la portée politique d'un acte administratif touche le cœur du métier. Il faut distinguer l’intrusion politique et les vecteurs de l'ingérence, car un élu peut aller très loin dans l'intrusion du fait de son autorité fonctionnelle forte. La désobéissance n’est possible que si la demande est illégale et nuisible à l'intérêt public. Peu couverts par le droit, les bibliothécaires se sont tournés vers la déontologie, et les protections professionnelles, comme les chartes, et les règlements. L’enjeu est bien de construire l'autonomie du bibliothécaire grâce à son statut professionnel uniquement. Cela implique de reconnaître une spécialité qui donne une autonomie, garantie par l'emploi de carrière par exemple, ou la distinction entre le grade et l’emploi.
L'autonomie des établissements culturels s’est ainsi construite en plaçant des cadres d'état à leur tête ; de même que les directeurs de SCD ont une délégation de pouvoir depuis la loi Savary, ce qui est remis en cause par la loi sur l’autonomie des universités. Le statut professionnel permettrait de protéger déjà les bibliothécaires municipaux mais s’il fixe des missions, il ne protège pas des pressions. Le corps des conservateurs protège encore les directeurs des pressions des présidents ou des élus. Concluant sur les usages de la déontologie, Noé Wagener rappelle la nécessaire distinction entre l’éthique professionnelle, morale et théorique, et la déontologie, plus pratique et contextuelle.