Les bibliothèques à l’heure du social
28es Journées de l’ADBDP – 29 septembre au 1er octobre 2014
Pour ses 28es journées d’étude organisées par l’Association des directeurs de bibliothèques départementales de prêt (ADBDP), « Le rôle social des bibliothèques » était au cœur des réflexions, interventions et débats 1. Réunis à Montbrison (Loire) les 29, 30 septembre et 1er octobre 2014, les responsables des bibliothèques départementales de prêt se sont consacrés à ce qui est perçu comme une évolution aussi inéluctable que nécessaire des bibliothèques, leur forte dimension sociale. Outil culturel par excellence, aux retombées sociales incontestables, la bibliothèque peut et doit devenir un espace de citoyenneté, faisant davantage que répondre aux besoins culturels d’une population, et constituer ainsi un véritable lieu d’intégration et de socialisation.
Recherche d’une nouvelle légitimité et traduction d’une certaine inquiétude de la part d’une profession et d’une institution singulière – les BDP – dont le rôle, pour ne pas dire le bien-fondé, semble remis en cause par les bouleversements technologiques, culturels, sociaux et plus encore par le redécoupage du paysage politique et administratif en cours ? Réaffirmation et revalorisation d’un aspect trop longtemps considéré comme secondaire des bibliothèques ? Nouvelle opportunité pour elles de faire valoir leur utilité et de conforter leur place dans une société traversée par de multiples crises et préoccupations, faisant dorénavant du social la question centrale ?
De toute évidence, à l’heure où le projet de réforme territoriale amène son lot d’interrogations, le thème revêtait une acuité et une résonance particulière.
Culturel et social unis pour le meilleur
En préambule à ces trois journées, Iwan Mayet, conseiller général délégué aux archives départementales et à la médiathèque départementale, a rappelé le rôle essentiel des médiathèques en tant que vecteur de lien social, outil au service des habitants dans un territoire, et instrument de lutte contre l’isolement et les inégalités d’accès à la culture. Pour Laetitia Bontan, présidente de l’ADBDP, l’enjeu majeur pour les bibliothèques est bien de renforcer leurs missions éducatives, sociales et culturelles afin de constituer un véritable lieu public d’apprentissage, de formation et de mixité sociale dans un paysage de la lecture publique marqué par de fortes disparités.
La conférence inaugurale de Jean Caune, professeur émérite des universités, intitulée « De la démocratisation culturelle à la médiation culturelle », a d’abord expliqué les évolutions et les limites des politiques du ministère de la Culture, avant de s’attaquer aux problématiques liées aux partages et à la diffusion collective des savoirs. Dans un contexte de fragmentation sociale et d’individualisation des comportements, il apparaît pertinent de réaliser des médiations ciblées tenant compte davantage des pratiques sociales et culturelles afin de mieux toucher les publics.
Fabrice Chambon, directeur des bibliothèques de Montreuil, a rappelé que le rôle social des bibliothèques a commencé dès la seconde moitié du XIXe siècle avec les bibliothèques populaires et associatives ; il s’est poursuivi avec les mouvements d’Éducation populaire, jusqu’à se concrétiser récemment avec le programme « Les ruches » en 2003 : construction de bibliothèques de petite taille et d’équipements sociaux dans un même bâtiment. Tout en donnant des exemples d’initiatives en ce domaine, il a insisté sur la nécessité d’un véritable partenariat entre les acteurs culturels et sociaux (formation des bibliothécaires à Pôle emploi ou au métier d’assistant social).
Les deux tables rondes qui ont suivi ont confirmé l’ancrage social de la bibliothèque « comme outil de recomposition des territoires » (table ronde 1), tout en apportant des éclairages sur ce que recouvre la notion de « démocratisation d’accès à la culture » (table ronde 2). La première table ronde, animée par Alain Duperrier (directeur de la BDP de la Gironde), a d’abord fait le constat des fractures économiques, sociales et culturelles à l’œuvre dans la société française, notamment avec les phénomènes de déplacement centres/périphéries et de remise en cause des hiérarchies et valeurs culturelles, rendant nécessaire une nouvelle cartographie des politiques culturelles (Jean-François Marguerin, DAC Rhône-Alpes). D’où l’importance de la mise en œuvre d’actions liant culture et social et visant des territoires spécifiques afin de dépasser la question des publics ciblés, pouvant être perçue comme discriminante (Laure Descamps, directrice de la culture, du sport et de la jeunesse au conseil général de la Drôme). Pour Christophe Césari, directeur général adjoint culture et vie sociale de l’Isère, face à la multiplicité et complexité des dispositifs et du champ du social – découragement des acteurs et pertes de repères des bénéficiaires –, une politique sociale et culturelle centrée sur un territoire permet de mieux assurer l’équité territoriale et oblige les bibliothèques à repenser la façon dont elles conçoivent leur action. L’exemple des médiathèques de Quimper Communauté (François Rosfelter, directeur), confirme la pertinence du territoire communautaire pour un projet de lecture publique concernant 90 000 habitants (visibilité accrue, efficience du réseau), y compris pour investir le champ du numérique.
La seconde table ronde animée par Mélanie Villenet-Hamel (directrice de la BDP de l’Hérault), est revenue sur la « démocratisation d’accès à la culture », notion qui revêt plusieurs acceptions : fréquentation, nombre, milieu social, ratio catégorie sociale/poids démographique. Le constat de l’aggravation des écarts entre les milieux sociaux rend nécessaire une politique culturelle et de lecture publique orientée vers une médiation active (Christophe Evans, BPI). En effet, on ne peut pas rencontrer les publics si on est dans une approche perçue par eux comme « humiliante ». Les médiathèques ne doivent pas hésiter à constituer avec leurs usagers de véritables groupes et communautés d’échanges, « sans quoi la culture ne sert à rien » (Gérard Baraton, artiste et éditeur). Selon Joseph Belletante, directeur des bibliothèques de Vienne, la connaissance des publics est complexe car il y a plusieurs publics chez une personne mais il est essentiel de l’approfondir par des entretiens, et observations, ainsi que d’aller chercher de nouveaux partenaires (Pôle emploi, théâtre, conservatoire…), afin que la bibliothèque soit un véritable « lieu d’hospitalité », notamment pour les personnes les plus réticentes. Ainsi, la médiation, mot très large recouvrant des pratiques très diversifiées, consiste à accompagner le plus possible pour donner accès à des œuvres ou à des contenus. Pour cela, il ne faut pas hésiter à « tendre des embuscades », c’est-à-dire attirer le public par des moyens détournés, et « proposer de la bibliothèque là où il n’y en a pas », y compris en matière numérique.
Continuer à investir le champ du social
et croire en l’avenir
La matinée de la seconde journée d’étude a été consacrée à quatre ateliers. Le premier, « 3e lieu, lien social, lieu de rencontre, de société… », a permis de souligner l’importance de la dimension humaine (accueil, convivialité, adaptabilité des mobiliers) et l’effacement des collections au profit de l’ambiance et des animations (ateliers cuisine, café philo…) : autant d’éléments propices à faire de la bibliothèque ce troisième lieu où une authentique vie sociale se construit.
Le deuxième atelier, « Des missions éducatives des bibliothèques », faisant le rappel des textes fondateurs (Charte des bibliothèques, Manifeste de l’Unesco), a porté sur différents exemples de médiathèques (Choisy-le-Roi, Vitry-sur-Seine…) construisant un véritable partenariat avec la politique de la ville, Pôle emploi et les services sociaux. Des actions de révision du bac, des ateliers numériques, des points info jeunesse permettent ainsi de toucher de nouveaux publics.
Le troisième atelier, « Action sociale et lecture publique : comment travailler ensemble », à travers les expériences de la médiathèque Centre social Yves Coppens de Signy-l’Abbaye, de l’association Lis avec moi et de la BDP de l’Isère, a montré comment se tissent des partenariats en direction de la petite enfance, des familles allocataires du RSA, des publics éloignés, des collégiens, ainsi que les apports réciproques et les bénéfices qui en découlent (partage de savoirs professionnels, publics acteurs), même si le problème de la pérennité de certaines actions, des moyens humains et financiers demeure.
Le quatrième atelier, « Accompagnement et insertion », a montré toute la complexité et l’intérêt à réaliser des actions d’assistance en direction de publics particuliers (migrants à la BPI, étudiants à Melun, demandeurs d’emploi à Pampelonne) qui restent malgré tout demandeurs.
Le forum de l’après-midi a été l’occasion de faire le point sur les travaux de l’ADBDP, en particulier ceux du groupe évaluation (Gaetano Manfredonia, directeur de la BDP de Corrèze), ainsi que sur l’état des lieux de l’Observatoire de la lecture publique (Émeline Julliard et Marine Rigeade, Service du livre et de la lecture), avant de se poursuivre par la présentation de la nouvelle formation des conservateurs territoriaux, assurée dorénavant par l’INET et le CNFPT (Nicolas Beauchef). Enfin, la présentation par Xavier Galaup (directeur de la BDP du Haut-Rhin) des travaux de l’IABD et des associations engagées dans la réforme territoriale, sujet d’inquiétude, a permis de souligner l’indispensable travail de lobbying des archives et des bibliothèques pour faire valoir leur expertise et s’inviter dans le débat avant le vote de la loi.
La dernière matinée, rendant compte des quatre ateliers de la veille, a mis en évidence le caractère porteur et complexe à la fois des actions à finalité sociale. Puis l’intervention de Patrice Meyer-Bisch, de l’Observatoire de la diversité et des droits culturels à l’université de Fribourg (Suisse), sur « Les droits culturels », a insisté sur l’importance, pour une société et des institutions telles que les bibliothèques, de faire naître des désirs de savoir(s) et d’y répondre, de créer une hospitalité pour des personnes qui ont de véritables droits à l’éducation et à la vie culturelle, le capital culturel étant une des conditions sine qua non de la liberté et de la dignité humaine. Philippe Coenegrachts, directeur de la Bibliothèque centrale de la Province de Liège en Belgique, a présenté le rôle social des bibliothèques dans sa dimension légale avec les lois sur les bibliothèques publiques de 1921, 1978 et 2009, cette dernière distinguant cinq types de bibliothèques, dont celles « opérateurs d’appui », l’équivalent des bibliothèques départementales de prêt. La présentation par Céline Martin, Service démocratie et culture de la Province de Liège, du plan quinquennal de lecture publique et du projet culturel et social « Aux livres citoyens », a démontré que le rôle social des bibliothèques est également une question de méthodologie et qu’il répond à un enjeu démocratique résumé par cette formule empruntée à Spinoza : « être le plus nombreux possible à penser le plus possible ».
En clôture de la matinée, Xavier-Marie Garcette, directeur général adjoint au conseil général de la Loire, a réaffirmé sa confiance dans l’action des départements et de leurs services sociaux et culturels, quelles que soient les évolutions à venir.
Ainsi, il est apparu que malgré les incertitudes que fait planer la réforme des collectivités territoriales, les bibliothèques départementales entendent poursuivre leur rôle structurant de métier à tisser du lien social et culturel à l’échelon des territoires. Pour terminer, Laetitia Bontan a présenté son successeur nouvellement élu à la tête de l’ADBDP, Mélanie Villenet-Hamel. C’est sur ce passage de flambeau que se sont achevées ces trois journées d’étude, de l’avis général très denses 2 – mais c’est semble-t-il une habitude –, et que rendez-vous a été pris pour l’année prochaine à Quimper.