Lecteur, qui es-tu ? Bibliothèques et enquêtes récentes sur les publics jeunesse
Jeudi 12 mai 2016 – médiathèque Françoise-Sagan – Journée BnF / CNLJ / commission Jeunesse de l’ABF
Que savons-nous de nos jeunes lecteurs et de leurs pratiques de lecture ? Comment les professionnels peuvent-ils se saisir des enquêtes pour mieux répondre aux attentes de ces publics qui fréquentent (ou non) les bibliothèques ? Dans un environnement culturel et technologique en profonde mutation, dans un contexte financier contraint, comment mettre à profit le mouvement de décentrement auquel nous invite la recherche pour ajuster au mieux les politiques publiques aux besoins des enfants et des adolescents ? C’est avec la conviction qu’il s’agit là de questions déterminantes pour l’évolution du métier que se sont réunis de nombreux participants à la rencontre professionnelle intitulée Lecteur, qui es-tu ? Bibliothèques et enquêtes récentes sur les publics jeunesse qui s’est tenue le 12 mai dernier à la médiathèque Françoise Sagan du réseau des bibliothèques de la ville de Paris.
C’est à Christophe Evans, sociologue et responsable du service Etudes et recherche de la BPI, qu’avait été confiée la tâche d’ouvrir le débat. Après s’être réjoui de l’organisation d’une telle rencontre dont le thème est peu courant dans les journées d’études, celui-ci a d’emblée fait le constat d’un manque de complémentarité entre la recherche et les bibliothèques du fait d’ancrages, de valeurs et de systèmes d’action différents. A l’engagement des bibliothécaires répondrait ainsi la nécessaire distanciation des chercheurs, deux postures professionnelles difficilement conciliables. Centrés sur leur lieu, leur offre et leur programme institutionnel, les bibliothécaires comprendraient mal la démarche scientifique « décentrée » visant à la neutralité et à l’objectivité. Ces antagonismes seraient, d’après Christophe Evans, à l’origine de malentendus persistants et d’incompréhensions nombreuses. Souvent perçue comme une évaluation, la recherche provoquerait chez les bibliothécaires des résistances mal comprises des chercheurs. Et que dire des questionnements sur la normativité des institutions, voire sur les convictions du métier, qui déstabilisent souvent ce qu’il nomme « le patriotisme de profession » ? Comment faire, dès lors, pour utiliser les résultats de la recherche dans les pratiques professionnelles et modifier en profondeur ces représentations qui entravent la collaboration ? Convaincu que ces deux professions partagent un même souci du jeune public, Christophe Evans a conclu son introduction par une invitation à faire chacun un pas l’un vers l’autre. Reconnaissant que les sociologues doivent faire un effort de traduction des missions des sciences sociales, à l’instar de ce qu’a proposé Bernard Lahire dans son plaidoyer Pour la sociologie, il invite également les bibliothécaires à accueillir des chercheurs dans leurs équipements et, pourquoi pas, à intégrer des bibliothécaires aux équipes de recherche.
A écouter Fabrice Chambon, directeur de la bibliothèque de Montreuil et Catherine Glatigny, directrice de la médiathèque de Chevilly-Larue, qui sont intervenus un peu plus tard dans la journée pour témoigner de l’accueil des équipes du sociologue Stéphane Bonnéry , cette démarche semble porteuse d’espoir. Se réinterroger sur ses habitudes, acquérir des bribes de méthode pour comprendre son territoire, savoir mieux caractériser les populations que l’on dessert, tels sont quelques-uns des apports de cette expérience que ces professionnels ont rapportée avec plaisir et conviction. Il s’agit là d’un enjeu majeur car, faut-il le rappeler, le jeune public est massivement représenté dans les bibliothèques. Marine Rigeade, directrice de l’Observatoire de la lecture publique du Service du livre et de la lecture, a ainsi fait état des chiffres extraits de l’enquête annuelle sur les données d’activité des bibliothèques municipales et intercommunales, qui confirment l’importance des 0-14 ans dans les équipements de lecture publique. Ces derniers représentent 38% des emprunteurs alors qu’ils constituent 20 % de la population. Ce poids très lourd connaît cependant, comme pour les publics adultes, un phénomène d’érosion qui souligne l’importance des questions soulevées dans cette journée. Tout comme le décrochage observé des garçons à partir de 14 ans qui sont, jusqu’à cet âge, présents à parité avec les filles.
Si ces phénomènes ne sont pas nouveaux, ils conduisent évidemment à s’interroger sur le rapport des jeunes à la culture. Ce qu’a fait de manière particulièrement éclairante Sylvie Octobre, sociologue au DEPS 1 du ministère de la Culture. Selon la chercheuse, les politiques culturelles en direction de la jeunesse visent rarement les enfants ou les adolescents eux-mêmes mais toujours implicitement les adultes en devenir, les citoyens en construction ou les futurs lecteurs qu’ils représentent. Or quid de l’ici et du maintenant ? Il apparaît fondamental de considérer les cultures juvéniles pour ce qu’elles sont et sans jugement, de les observer comme des lieux majeurs de transformation de la société. Les pratiques culturelles des jeunes et des adolescents se caractérisent désormais par une polyactivité et un « reséquençage » du temps culturel qui n’est plus affecté à un objet unique. Elles sont également marquées par l’hybridation des genres ou des médias ainsi que par un fort mouvement de cosmopolitisation. Quant au numérique, s’il crée ses effets propres, il vient aussi accentuer des traits déjà existants. Ainsi l’appétence technologique, le goût pour l’expérimentation qui se traduit par « zapping » si fréquemment décrié ou encore le besoin de sociabilité ne sont pas récents. Ce qui l’est en revanche, c’est l’impact des industries culturelles qui brouillent les frontières entre divertissement et culture. Le développement d’un modèle « épreuve / gratification immédiate » issu des jeux vidéo remet quant à lui en cause des politiques cherchant à promouvoir le goût de l’effort pour des bénéfices à long terme. Il résulte de ces évolutions « une nouvelle bourse des valeurs culturelles » qui dépossède les institutions de leur pouvoir de légitimation. C’est dorénavant l’individu qui détermine sa propre échelle de valeur et construit son rapport au monde en picorant dans des univers différents et hétérogènes. Dans ce nouveau régime, la recherche des émotions supplante bien souvent celle du savoir. La littérature est marginalisée au profit de l’image et du son, être lecteur n’est plus valorisant auprès des pairs. Face à cette fragmentation, à cette diffraction totale des univers culturels, les professionnels se doivent, d’après Sylvie Octobre, de penser non plus en termes de médiation mais de remédiation. Comment refaire du lien entre ces archipels culturels ? Il s’agit dès lors, pour la sociologue, de se questionner sur le fondement du « commun » entre les générations et de penser la culture non comme un pansement du lien social mais en tant que construction de ce lien. Selon elle, « bâtir une politique culturelle, c’est marcher sur la cime d’une montagne en regardant de chaque coté et en gardant son équilibre ».
C’est à travers la question des inégalités dans l’enfance que Stéphane Bonnéry, sociologue à Paris 8, a quant à lui abordé la thématique de la journée. S’il est en effet possible d’affirmer que les inégalités d’accès au livre ont globalement reculé, que sait-on finalement des manières de lire, de la régularité des lectures ou des types de livres lus ? S’intéressant à la tranche 4-8 ans, il a donc cherché au moyen d’enquêtes dans les familles et les bibliothèques à savoir qui lit quoi, à analyser les modes de socialisation à la lecture et les habitudes créées autour du livre. Pour résumer en quelques lignes une étude qui mériterait que l’on s’arrête bien plus longuement sur sa méthodologie et ses résultats, le chercheur et son équipe ont constaté que les choix dans les familles populaires sont souvent guidés par la réussite scolaire ou les goûts des enfants. Il existe par ailleurs dans ces familles la conviction que l’important, c’est de lire, quel que soit le type de livres lus. On y retrouve souvent le même type de livres, dont les contenus sont immédiatement accessibles sans nécessité d’explorer la relation texte/ image ou de faire appel à des références culturelles. Du coté des familles aisées, c’est au contraire l’éclectisme et la diversité des choix qui caractérisent les bibliothèques familiales, avec des incursions dans la production dite commerciale mais aussi des choix assumés de parents soucieux d’exigence et de complexité. Les manières de lire contrastent également en fonction du niveau social des enquêtés. Simple oralisation du texte ou échanges directifs pour vérifier la compréhension dans les familles populaires, elle devient posture réflexive chez les autres. Poursuivant son questionnement sur les inégalités, le chercheur pointe donc la volonté souvent revendiquée des bibliothécaires de lire le livre tel qu’il est, sans analyse ou commentaires. Ce faisant, demande-t-il, comment transmettre des clés de lecture aux enfants des familles populaires et leur permettre d’accéder à une lecture critique et enrichie ? Cette position de neutralité par rapport aux textes ne conduit-elle pas à renforcer les inégalités ?
La dernière intervention portait sur l’accueil des adolescents en bibliothèque. La sociologue Cécile Rabot a souligné la tension qui existe entre l’objectif affiché d’attirer les adolescents en bibliothèques et les difficultés rencontrées lorsqu’ils y viennent. Si ce public constitue un enjeu indéniable car il est le public de demain, celui qu’on est susceptible de perdre, il pose également problème par sa remise en cause des normes et ses pratiques. Les politiques mises en œuvre dans les bibliothèques observées sont très variées et dépendent toujours des organisations et des contextes. Elles nécessitent le plus souvent de sortir d’une posture traditionnelle centrée sur le livre et la lecture et supposent au sens propre comme au sens figuré une mobilité des professionnels.
En conclusion, Françoise Legendre a rappelé que celui qu’on nomme « jeune public » ne peut être réduit à une seule catégorie tant il est diversifié, par son âge et par ses pratiques. Elle a souligné la nécessité de l’approche qualitative des publics à laquelle nous invitent les sociologues. Qu’il soit « pas de coté » ou « décentrement », le travail des chercheurs nous conduit à nous poser la question de ce que nous visons et de qui nous visons. Il nous incite à relire l’histoire que raconte la bibliothèque par ses espaces, son classement et ses circulations. Il peut permettre de faire évoluer les modes de transmission et de bouger les lignes, comme ont toujours si bien su le faire les bibliothécaires jeunesse.