Le patrimoine numérisé de la Grande Guerre
objet pour la pédagogie et la recherche – Journée d’étude Europeana, 15 janvier 2014
Cette journée d’étude, inscrite dans le cadre du programme Europeana, s’est déroulée le 15 janvier au CRDP de l’académie de Strasbourg. En introduction, le directeur par intérim du CRDP, Yves Schneider, a exprimé la volonté de faire du centenaire un objectif de recherche, de médiation et d’interrogation sur les pratiques documentaires (collecte, traitement de l’information, publication et médiation). L’administrateur de la Bibliothèque nationale universitaire (BNU), Albert Poirot, a évoqué le rôle déterminant d’Europeana qui a permis de nombreuses numérisations et valorisations documentaires auxquelles la BNU a participé. La commémoration suscite simultanément une action de mémorisation et de transmission.
Dans son intervention, le directeur de l’Office national des anciens combattants et des victimes de la guerre du Bas-Rhin, Michel Huss, a exposé le mode d’organisation de la mission du centenaire : pilotage par un GIP, déclinaison en plusieurs temps forts, conception d’un programme national, soutien de projets départementaux et régionaux à travers une labélisation. Certaines opérations ont déjà été labélisées : expositions « À l’Est rien de nouveau », « Strasbourg, ville à l’arrière du front », numérisation de chroniques d’école, valorisations musicales et artistiques, résidences, développement touristique autour de lieux de mémoire (fort de Mutzig, mémorial Alsace-Moselle, Hartsmanwillerkopf…). Le programme détaillé se trouve sur le site www.centenaire.org.
Le rôle des bibliothèques dans la commémoration
Frédéric Blin, directeur de la conservation et du patrimoine à la BNU, a développé la place de la Grande Guerre sur Europeana qui, depuis sa naissance en 2008, est alimentée par des numérisations thématiques financées par l’Union européenne et par les contributions d’établissements européens. Le projet 1914-1918 a été mené par un consortium de dix établissements (BNF, BNU, Staatsbibliothek zu Berlin, British Library…). Il a permis la numérisation d’une sélection de fonds concernant la Première Guerre ; il s’agit de 400 000 documents – photos, correspondances, presse, journaux de tranchées, livres – destinés à une diffusion sous un régime de licence ouverte. Les documents numérisés par la BNU sont déjà accessibles sur Gallica et Numistral, bibliothèque numérique de la BNU. Le site www.europeana-collections-1914-1918.eu continuera d’ailleurs à s’enrichir à travers des partenariats, les apports des récentes campagnes de collecte et des contributions directes et personnelles.
La présentation d’Arnaud Dhermy, du département de la Coopération à la BnF, a permis de préciser le périmètre national de la numérisation des collections de la Grande Guerre. L’offre documentaire se caractérise par sa pluridisciplinarité, la multiplicité des supports et des axes thématiques (histoire générale, individu, communauté et espace). La variété des sources accessibles sur Gallica est illustrée à travers des exemples : chroniques, carnet, publications officielles, recueils des armées françaises dans la Grande Guerre, journaux des marches et des opérations, pages de gloire… De nombreux documents – pièces réglementaires, carte d’identité, laissez-passer, formulaires, publications éphémères – permettent de retracer l’historique de chaque appelé et d’éclairer la vie quotidienne. Parallèlement, des numérisations ont été menées avec des partenaires (Mémorial de Verdun, musée Nicéphore Niépce, agences de presse, banque numérique d’images de Lorraine, sociétés savantes…).
La médiation en direction des scolaires
Des enseignants d’histoire-géographie ont apporté un témoignage sur leurs expériences pédagogiques. Vincent Cuvillier, professeur au collège Wolf de Mulhouse, a parlé de son utilisation de ressources numériques et de ses principaux outils : cours sur internet, plateforme offrant des documents d’approfondissement, fiches pédagogiques, etc. L’enjeu consiste à proposer des modes complémentaires d’acquisition des connaissances et à placer les élèves dans une situation qui ne soit plus simplement réceptive mais dynamique (possibilité d’écriture collaborative, espace de questions-réponses). L’intérêt du travail sur document a été également souligné comme initiation à la démarche scientifique. Certaines limites ont été néanmoins évoquées : difficulté de trouver les documents adaptés, nécessité d’avoir des élèves volontaires et prêts à consacrer du temps à ces ressources en dehors de leurs cours.
Emmanuel Graef, professeur au collège Maréchal de Mac-Mahon de Woerth, a proposé un retour d’expérience sur son utilisation de ressources numériques. Les avantages évoqués : possibilité de créer plus d’interaction avec les élèves, solution au manque de temps (la Première Guerre mondiale occupe trois à quatre heures dans le programme de 3e). Une démonstration a permis de présenter quelques ressources intéressantes : www.histoirealacarte.com, extraits de films (Un dimanche de fiançailles, Les sentiers de la gloire, Charlot soldat), journal imaginaire d’un poilu sur Facebook (musée de la Grande Guerre du Pays de Meaux), les carnets de Laurent Pensa musicien brancardier, site de l’INA, Mémorial de Verdun, chemin de mémoire, page Facebook de Jacques Tardi, journaux des tranchées numérisés par la BNU.
La contribution de Matthias Treffot, du CRDP de l’académie de Strasbourg, a porté sur les réalisations récentes du CRDP. Il y a d’un côté les dossiers documentaires thématiques qui figureront sur la Base numérique du patrimoine d’Alsace (www.crdp-strasbourg.fr/bnpa), et de l’autre, le projet de portail thématique qui sera mis en ligne à la rentrée 2014. Il s’agira d’une véritable passerelle vers de nombreuses ressources historiques et pédagogiques : www.centenaire.org, CNDP, histoire par l’image, histoire à la carte, chemins de la Grande Guerre, BDIC, BnF, BNU, réseaux sociaux.
Wikipedia : un outil pour l’exploitation pédagogique des documents numérisés de la Grande Guerre
Le début d’après-midi s’est ouvert sur une présentation transversale de la fondation Wikimedia par Antoine Motte dit Falisse et Nathalie Savary. Fonctionnant sur des dons et le bénévolat de ses contributeurs, elle héberge de nombreux sites internet qui ont la particularité d’être basés sur l’open source. Chacun a donc la possibilité de créer, modifier et perfectionner les contenus qui sont accessibles gratuitement. Cette autonomie financière dégage la fondation des impératifs de rentabilité et le recours à la publicité. Les intervenants présentent cinq grands projets, qui sont autant de sites internet, parmi les plus emblématiques de la fondation – dont Wiktionary, Wikidata et Wikimedia Commons – mais c’est l’encyclopédie Wikipedia qui reste évidemment le plus connu, générant un trafic tel qu’il est depuis plusieurs années un des dix sites les plus fréquentés. Ce succès repose sur les principes du Creative Commons, l’accessibilité plurilinguistique – la communauté francophone a actuellement accès à environ 1 500 000 articles, parmi lesquels plus de 3 000 reconnus comme « de qualité » ou « bons » – et son interopérabilité entre projets.
Wikimedia France se pose actuellement la question des liens envisageables à mettre en place avec les établissements documentaires en vue d’augmenter le savoir commun accessible et favoriser son accès. Une des données primordiales de cette encyclopédie libre, et qui fait souvent grincer des dents ses détracteurs, est l’absence de comité éditorial. En effet, la fondation met à disposition les serveurs et l’infrastructure informatique gérant le site sans se préoccuper des contenus publiés qui reposent sur la communauté des contributeurs – potentiellement, quiconque ayant accès à internet, ce qui inclut vraisemblablement ses détracteurs. L’absence de comité éditorial s’explique par l’absence d’objectifs ciblés de Wikipedia, dont le seul but est de recenser le plus finement possible tous les champs du savoir. Quelques règles simples doivent être toutefois respectées par les contributeurs, parmi lesquelles l’obligation de transmettre les paradigmes scientifiques qui font consensus au sein de la communauté scientifique, et l’anonymat. Wikipedia n’a donc pas pour vocation de faire progresser la recherche tout en privilégiant les sources au profit du rédacteur. Ce qui n’exclut pas les dérives : Jean-Noël Grandhomme, professeur à l’université de Strasbourg, reviendra sur l’exemple de l’article « Brigades rouges » à teneur apologétique. La neutralité du point de vue n’est garantie ni par l’anonymat, ni par l’autorité des sources.
Wikipedia, de par sa nature, s’offre aux enseignants comme outil pédagogique de choix. L’élève peut être en situation d’observateur et apprendre à utiliser l’outil comme une encyclopédie classique. Il peut également devenir participant en répondant à une finalité de recherche avant d’améliorer la qualité de l’article retenu. Grâce aux fonctionnalités d’historique, l’enseignant peut suivre les contributions de chaque élève qui apprend à construire un raisonnement et à argumenter en apportant comme preuve des sources. Enfin, Wikipedia peut être envisagé comme outil critique et épistémologique dans le cas d’études comparées dans les cours de langues étrangères. Dans tous les cas, les intervenants estiment que l’enseignant a toujours une position d’autorité pour la transmission des savoirs, Wikipedia ne pouvant se substituer à leur savoir-faire pédagogique. Maurice Carrez, professeur à l’Institut des hautes études européennes, université de Strasbourg, président du CRID 14-18, estime que cet outil a une certaine valeur à condition de l’utiliser le plus justement possible (recherches croisées, plurilinguistiques) et de conclure qu’il s’adresse davantage à des personnes rompues à la recherche qu’à un public pressé, avide d’informations.
Comment exploiter le patrimoine numérisé de la Grande Guerre ?
Le projet Europeana, pour être bien avancé, reste confronté au problème de son exploitation en dehors du cadre strict de la recherche. Si l’offre numérique implique attractivité et interactivité, Claire Dietrich, inspecteur de l’académie de Strasbourg, insiste toutefois sur l’important travail de défrichage et de décodage de ces supports qui est demandé aux enseignants. Difficulté doublée par celle consacrée au temps d’étude de la Grande Guerre dans le secondaire. L’appropriation du numérique par les générations actuelles d’élèves permet toutefois de contourner en partie ces écueils. La facilité d’accès aux sources reste relative : l’indexation des documents n’a pas suivi le même rythme que leur mise en ligne, ce qui a pour effet de créer du bruit. Si la grande collecte 1914-1918 a permis aux services d’archives de s’ouvrir vers une nouvelle méthode d’acquisition, la substitution d’un plan national de numérisation au profit de logiques départementales a eu pour effet de dilater sans cohérence l’offre.
Sans les fonds débloqués dans le cadre des commémorations, de nombreux documents ne pourraient pas être mis à jour, indexés et valorisés. Mais il est probable qu’une fois passée « l’euphorie » des premiers mois du centenaire, ces commémorations s’engoncent dans une perspective franco-française autocentrée sur le front de l’ouest. Pour l’enseignement secondaire, ce centenaire est une aubaine car il permet la mise en place de projets pédagogiques qui n’auraient pas rencontré de succès autrement. Et la mode n’a que peu d’impact sur les programmes : la Grande Guerre continuera d’être enseignée tout comme l’a été la Révolution après 1989.
Albert Poirot conclut en insistant sur l’usage de l’esprit critique qui doit sans cesse être aiguisé, et ce, quel que soit le support utilisé. Ces journées interprofessionnelles montrent bien à quel point le bibliothécaire est toujours un médiateur de premier ordre entre les données et leur indexation, avant d’en assurer la médiation proprement dite.