Le livre et le territoire

16 juin 2014 – Palais des rois de Majorque, Perpignan

Emmanuelle Massart

Le 16 juin dernier, s’est déroulée à Perpignan une journée organisée par « Languedoc-Roussillon livre et lecture » et destinée aux professionnels du livre et aux élus afin d’échanger et de débattre à partir d’expériences régionales en matière de livre numérique, mais aussi sur la façon dont la filière livre, dans ses multiples dimensions, irrigue le territoire.

La matinée consacrée aux impacts du livre numérique sur les professionnels et les publics est introduite par Christine Ferrand, de Livres Hebdo, qui évoque tant des perspectives funestes de fractures numériques que celles d’un avenir radieux permettant un accès au livre partout et pour tous. Elle replace la question du livre numérique dans le contexte global d’un recul des pratiques de lecture et pointe la région Languedoc-Roussillon comme un bon observatoire, un laboratoire de tendances.

Six intervenants de la famille du livre, libraires, bibliothécaire, éditeurs et auteurs ont proposé le témoignage de leur expérience, leur questionnement et leur analyse de la place du livre numérique dans leurs pratiques.

Si les interventions successives ont bien montré des problématiques spécifiques à chaque activité, elles ont aussi fait apparaître des analyses et des préoccupations communes aux différents maillons de la chaîne du livre, souvent présentes aussi dans la présentation du président du centre national du livre, Vincent Monadé.

Des pratiques encore limitées

Les pratiques d’achat et de lecture de livres numériques sont encore très limitées en France : elles représentent 3 % du marché de l’édition (contre 20 % aux États-Unis) et les usages sont essentiellement liés à l’empêchement d’accéder au livre papier (pour des raisons physiques ou géographiques) ou à des temps de mobilité.

Si les achats de livres numériques augmentent rapidement, ils restent essentiellement le fait de grands lecteurs dont les achats additionnels ne suffisent pas à créer un marché.

La complexité technique d’une « guerre de standards » a pu être un frein et il demeure des réticences professionnelles en bibliothèque à travailler à l’introduction ou au développement du livre numérique.

Mais ce sont essentiellement les restrictions des DRM  1  (liées à une peur professionnelle infondée, selon Marion Mazauric, directrice des éditions Au diable Vauvert, qui s’y oppose en inscrivant l’univers du livre dans une culture du partage) et le problème du prix (qui reste supérieur à celui d’une édition poche) qui sont pointés comme freins.

Mais, in fine, c’est surtout l’érosion générale du lectorat dans un contexte de concurrence des loisirs qui représente le principal problème posé à la chaîne du livre, un enjeu qui dépasse donc le numérique.

Un modèle économique qui se construit

Tous les intervenants font le constat d’une économie instable, mais les libraires apparaissent comme les plus fragiles dans le bouleversement numérique qui tendrait à supprimer les intermédiaires. La menace du monopole d’Amazon est souvent revenue dans les discours ; une situation qui serait améliorée par une solution globale comme en Allemagne où libraires indépendants et Amazon jouent à égalité. Mais cette fragilité est compensée en France par la démarche de sécurisation juridique (loi sur le prix unique du livre et TVA à taux réduit) qui a, un temps, fait de la France une réfractaire au livre numérique.

Vincent Monadé précise que c’est au niveau européen que doivent intervenir les grandes batailles, avec un risque réel pour la chaîne du livre lié aux clauses des traités internationaux sur la protection des investissements.

Dans une économie du livre numérique qui n’est pas encore installée, qu’ils fassent le choix d’un projet personnel, comme Jean-Marie Sevestre pour Sauramps, ou jouent la carte du regroupement (Leslibraires.fr), comme Yves Mandagot à la librairie Le parefeuille à Uzès (Gard), les libraires ont pointé aussi l’achat cumulatif : livre numérique et livre papier ne se concurrencent pas mais se renforcent.

L’édition a très vite intégré les formats numériques et, qu’ils soient pure players comme EBK (collectif fondé par quatre éditeurs pour un logiciel de création et de diffusion d’e-books – Montpellier) ou « hybrides » comme Au diable Vauvert, ils sont une vingtaine de maisons d’édition (sur les cent-dix de la région) a avoir un catalogue numérique en Languedoc-Roussillon, de toutes tailles, maillant tout le territoire, couvrant tous les domaines éditoriaux… et, pour certains d’entre eux, présents sur le salon numérique qui a aussi permis toute la journée de tester la manipulation de ressources et de rencontrer des bibliothécaires utilisateurs.

Marion Mazauric souligne que le marché du livre numérique est marqué par une grande complexité (ainsi avec l’application de trois TVA différentes) mais aussi par une grande disparité de poids selon les éditeurs : plus important dans les sciences humaines, il représente 10 % de ventes supplémentaires pour Au diable Vauvert. Pour tous, il a un impact en termes de masse salariale et de renégociation de contrats, nécessite un investissement de départ parfois violent mais qui a été largement accompagné par le CNL.

Un territoire d’expérimentation

Émergeant, le livre numérique est un territoire d’expérimentation, subi ou choisi, pour tous les acteurs.

Le web est un territoire d’écriture pour les auteurs comme le montre Serge Bonnery qui, au-delà de son blog L’épervier incassable, a présenté quelques exemples de sites d’auteurs, François Bon, Laurent Margantin, Isabelle Pariente-Butterlin, dont les expériences ne relèvent pas forcément du livre mais ne se situent pas contre lui, sont « à ses côtés ».

L’expérimentation marque évidemment les éditeurs, dans l’enrichissement des livres (liens hypertextes, audio ou audiovisuels, manuels scolaires interactifs, enrichissements en langue de signes ou répondant à d’autres besoins spécifiques, etc.), dans leurs formats (développement de feuilletons, formats courts adaptés aux usages de lecture actuels) mais aussi dans leur promotion (développement d’événements, d’interview d’auteurs, de « bandes annonces »…).

Expérimentateurs et novateurs, les éditeurs se positionnent résolument du côté du livre et non de l’application ou du jeu.

La question de la recommandation apparaît particulièrement cruciale pour rendre le livre visible dans un univers numérique où elle se fait de pair à pair, où les canaux de prescription habituels ne sont pas opérants et nécessitent d’inventer de nouveaux modes, notamment grâce au recrutement de « community managers ».

Les bibliothèques, elles aussi, expérimentent, dans le mode de prêt (expérimentation Prêt numérique en bibliothèque à Grenoble et Montpellier, prêts de liseuses, etc.) mais aussi dans les médiations (à Narbonne, heures du conte avec des tablettes…) pour lesquelles Sylvain Panis, directeur du réseau du Grand Narbonne, souligne un enjeu de séduction du jeune public.

Préserver la famille du livre, développer les relations

Au premier rang des points de rencontre entre ces différents acteurs apparaît le souci de préserver la famille du livre, mais apparaît aussi le constat d’un renforcement mutuel du papier et du numérique ainsi que d’un renouvellement des échanges autour du livre.

Le renforcement des liens librairies/bibliothèques (elles représentent 5 % du marché du livre au niveau national) mais aussi éditeurs/librairies dans le mouvement d’avènement du livre numérique est plusieurs fois relevé.

Mais au-delà de ces liens interprofessionnels, les intervenants soulignent l’importance de la librairie et de la bibliothèque comme lieux d’échanges, de rencontres et de sociabilité autour du livre, numérique ou non, un enjeu de lien social qui dépasse la possibilité du numérique de s’affranchir des contraintes physiques. Pour Olivier Tourtois, d’EBK, la « protection » du livre papier est largement liée au maillage territorial en librairies et bibliothèques.

Après un état des lieux et une signature de la Charte des manifestations littéraires en région, l’après-midi était organisée en quatre ateliers permettant d’appréhender les enjeux du livre sur le territoire régional : Économie du livre, Emploi et formation dans le secteur livre, Portails et outils numériques, Intercommunalité et bibliothèques.

À l’heure des réformes territoriales, ce dernier atelier a largement désigné l’échelon intercommunal comme pertinent, comme une chance de développement pour la lecture publique. Mais élus et bibliothécaires ont aussi fait état de la complexité et de la diversité des solutions dans le cadre intercommunal : prise de compétence sur un établissement central uniquement ou sur l’ensemble des bibliothèques du territoire, mission de coordination, aide sur l’informatique ou l’animation… A été soulignée aussi la nécessité de ne s’emparer de la lecture publique qu’avec un projet et des moyens pour la mise en réseaux ainsi que la réflexion nécessaire sur l’interconnexion des réseaux départementaux et intercommunaux.

Christine Ferrand clôt la journée avec optimisme, notant que le temps du rejet et de la fascination face au numérique semble dépassé mais que demeurent de nombreuses interrogations concernant la préservation du droit d’auteur, de la diversité de la création, de la place des médiateurs.

C’est sans doute là, dans la médiation et dans l’importance donnée à la sociabilité autour du livre, numérique ou non, que peut se faire la reconquête du lectorat, enjeu principal pour toute la famille du livre.