La montée en puissance des plates-formes numériques d’accès aux ressources
Un redécoupage des frontières pour de nouvelles professionnalités ?
Communication du 23 novembre 2015
Biennale du numérique (Enssib)
Introduction
Cette communication se propose, à partir de l’étude détaillée d’un cas situé dans le secteur de l’éducation, de montrer comment la montée en puissance de plates-formes thématiques, voulues par les collectivités territoriales, tend à inscrire dans une nouvelle dynamique la mise à disposition des ressources destinées à l’éducation et à redéfinir les rôles d’éditeur et d’auteur que l’on pouvait penser figés une fois pour toutes.
Le cas étudié est Corrélyce 1, catalogue ouvert de ressources éditoriales en ligne des lycées de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), qui met à disposition une offre éditoriale multiforme, en relation étroite avec le Conseil régional et selon des modalités nouvelles.
À partir de ce cas, nous montrerons comment s’esquisse une fonction d’intermédiation nouvelle qui tend à s’interposer entre les usagers (enseignants, élèves, parents des lycées de la région PACA) et les éditeurs, contraints pour toucher ces publics de se plier aux conditions éditoriales, économiques, documentaires et techniques imposées par la plate-forme et édictées dans une charte.
Nous traiterons la question en trois temps. Après avoir montré que le manuel scolaire, produit éditorial apparaissant aux yeux de beaucoup comme inébranlable, connaît une crise sans précédent, dans un deuxième temps nous verrons que, parmi les alternatives qui s’offrent à lui, Corrélyce promet une rupture avec le modèle du manuel dont nous essaierons de tirer les enseignements. Nous soulignerons enfin l’intérêt de penser de façon concomitante les évolutions en cours (et notamment la question de nouvelles formes d’intermédiation) dans des secteurs distincts en montrant que si la recomposition des acteurs n’y emprunte pas nécessairement les mêmes formes, une fonction nouvelle y émerge dans tous les cas.
1 – Le secteur de l’éducation, un monde à part ?
Nous voudrions partir d’une idée reçue : à la recherche de nouvelles professionnalités liées au développement des plates-formes numériques, il n’y aurait rien à glaner du côté du secteur de l’éducation, monde immuable qui semble à la fois marqué par une profonde défiance envers le monde de l’édition et, dans le même temps, fortement dépendant du manuel scolaire, clé de voûte d’un système scolaire qui s’est mis en place en France dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ce faisant on oublie un peu vite, les enseignants en premier lieu, que ces manuels relèvent de l’édition privée dans une forme partenariale entre les secteurs privé et public qui s’est constituée peu à peu après le constat de l’échec d’une édition d’État du manuel dès 1803, bien avant donc que ne se répande la vogue des PPP ou partenariats public-privé (Choppin, 1992, Mœglin, 2005).
Le manuel scolaire en perte de vitesse
Plusieurs indices nous montrent que les choses bougent. En premier lieu, les chiffres du Syndicat national de l’édition (SNE) le disent eux-mêmes : la diffusion du manuel scolaire connaît une érosion lente mais réelle. En témoigne le communiqué publié sur le site www.sne.fr daté du 6 août 2014 et mis à jour le 9 septembre 2015. « L’édition scolaire 2 (306,6 millions d’euros, soit 12,2 % des ventes de livres) connaît une période très difficile en l’absence de réformes scolaires (sic). Après une baisse de 4,0 % des ventes en valeur en 2012 et un recul de 13,1 % en 2013, c’est un nouveau repli de 5,2 % que doivent affronter les éditeurs en 2014. Les segments les plus touchés sont toujours le secondaire qui après la chute de 34,4 % en 2013 affiche à nouveau une baisse de 10 % en 2014 (en valeur) que ne compense pas une timide reprise sur le segment du préscolaire et du primaire qui progresse de 3 % en valeur en 2014. Les ventes des autres livres du secteur scolaire (pédagogie et formation des enseignants, manuels techniques et parascolaire) sont également toutes orientées à la baisse (– 6 % en valeur) et ne permettent pas de limiter la chute. En l’absence de réforme en 2015, une quatrième année très difficile s’annonce. » Ces chiffres sont à mettre en rapport avec ceux cités par Pierre Mœglin (2005, p. 199) qui précise que l’édition scolaire représente en 2001 un chiffre d’affaires de 340 millions d’euros, soit 15,1 % de l’édition, tous secteurs confondus.
Pas d’effondrement mais une lente érosion corroborée par l’Inspection générale de l’administration de l’Éducation nationale et de la Recherche et l’Inspection générale de l’Éducation nationale qui, dans un rapport publié en 2010, évoquent un modèle « ébranlé » (Séré, Bassy, p. 34 et suiv.) par l’extension incontrôlée de la photocopie, l’accès, à travers le web, à une multitude de ressources, l’émergence d’un mode collaboratif dans la production de ressources numériques, les premiers pas du manuel numérique ou encore des initiatives institutionnelles de promotion du numérique. Le rapport n’occulte pas ce qui nous semble constituer le principal ressort de cet ébranlement, la crise des usages du manuel. En témoignent les résultats d’une étude menée en 2012 auprès d’enseignants de collège de Seine-Saint-Denis : nous avions montré (Petit, 2014) que les ressources numériques mises à disposition dans les établissements étaient jugées insuffisantes par 69,4 % des répondants. Les répondants déclaraient utiliser très majoritairement des ressources autoproduites (86,1 % de réponses), des ressources dites authentiques non payantes (51,1 %), puis quasiment à égalité des ressources usuelles non payantes (45,9 %) et des ressources pédagogiques produites par des collègues d’un autre établissement (45,4 %) 3. D’autre part, nous avions mis en évidence que les enseignants attendaient une très grande diversité de ressources. Davantage encore que pour les ressources effectivement utilisées, le spectre des attentes était très large au point qu’aucune des catégories précédemment citées n’émergeait de façon évidente. Il est clair que le manuel scolaire, tel qu’il existe aujourd’hui majoritairement, sous forme papier ou numérique, ne peut prétendre répondre à des attentes aussi diversifiées.
Des altbernatives plus ou moins convaincantes
Des initiatives ministérielles et académiques tentent de répondre à ces besoins non comblés en proposant, par exemple, le portail Éduthèque qui « fournit aux enseignants du premier et du second degré, sur inscription gratuite, une offre de ressources numériques pédagogiques s’appuyant sur les références d’établissements publics à caractère culturel et scientifique 4 ». L’initiative est intéressante mais l’enseignant n’est ici qu’un utilisateur de ressources, certes éditées mais toutes publiques, où les questions portant sur les conditions juridiques et économiques d’accès semblent avoir été évacuées en faisant l’impasse sur toutes les ressources éditées de la sphère privée.
D’autres initiatives venant des enseignants eux-mêmes, organisés en communautés, semblent inverser les rôles classiquement dévolus dans la filière de l’édition scolaire : ainsi l’association Sésamath 5 est l’auteur de manuels et de cahiers d’exercices en mathématiques téléchargeables librement sur Internet et édités par plusieurs éditeurs (Génération 5, Magnard, Retz) choisis par le collectif d’auteurs.
Mais entre des enseignants dans leur grande majorité simples utilisateurs de ressources éditées et des enseignants tous potentiellement auteurs, n’y aurait-il pas place pour une troisième voie qui chercherait à aider les enseignants à adapter à leurs besoins des ressources de tous types ? C’est l’expérience qui est tentée, depuis plusieurs années, dans la région PACA et que nous avons érigée en cas.
2 – Enseignements du cas Corrélyce
Corrélyce, un cas
Pourquoi baser notre raisonnement sur un cas ? Cela peut sembler bien peu pour conclure à une évolution en cours dans un secteur aussi vaste et complexe que l’éducation. Nous ne prétendrons pas évidemment donner aux faits analysés une quelconque représentativité statistique. À quelles conditions les deux exemples voisins que nous avons retenus – Corrélèce et son prolongement EGO-PAC – sont-ils susceptibles de « faire cas » ? Rappelons au passage que nous avons affaire à un des questionnements majeurs de disciplines ayant à régler le délicat passage de la pratique au principe ou à la théorie et vice-versa. Nous verrons alors qu’une des particularités du cas, dans son acception forte, distincte de la simple illustration d’une affirmation générale, est d’être une construction. Cela ne veut pas dire que nous allons fabriquer de toutes pièces les preuves que nous cherchons mais que nous ferons nôtre un raisonnement qui, pour fonder une description, une explication, une interprétation, une évaluation, procède « par l’exploration et l’approfondissement d’une singularité accessible à l’observation » (Passeron et Revel, 2008, p. 9). Et ce, non pas pour y borner son analyse, ou statuer sur un cas unique, mais pour « en extraire une argumentation de portée plus générale, dont les conclusions seront réutilisables »(ibid.).
C’est dans la mesure où il fait rupture que Corrélyce peut être érigé en cas au sens de Jean-Claude Passeron et Jean-François Revel (op. cit.). Plus précisément, cette rupture consiste en une réponse possible à un maillon considéré comme manquant de la chaîne qui doit faire le lien entre une offre de ressources devenue pléthorique et multimodale, d’une part, et des besoins extrêmement variés tels que nous les avons identifiés, d’autre part (Petit, 2014).
Les ruptures introduites
Nous ne ferons pas d’analyse détaillée déjà faite ailleurs (Combès, Mœglin, Petit, 2012) mais insisterons ici sur les ruptures introduites par Corrélyce par rapport à d’autres dispositifs en apparence assez similaires. Il n’est pas le premier portail de ressources numériques pour l’enseignement, loin de là. L’Espace numérique des savoirs (ENS), projet initié par le ministère de l’Éducation nationale en 2002, conduit pendant trois ans auprès d’un échantillon d’un millier d’écoles et d’établissements scolaires, l’a devancé. Ce projet avait des objectifs similaires et a établi une forme de relations avec les éditeurs et les établissements, mais dans un modèle exclusif d’intervention de l’État. Corrélyce est un espace numérique d’accès aux ressources numériques destiné aux lycées de la région PACA co-conçu par le Conseil régional et deux CRDP 6, Aix-Marseille et Nice. Corrélyce vient donc revisiter le modèle ENS en l’adaptant à ses contraintes propres et, plus intéressant encore dans notre perspective, en posant des questions inédites, à commencer par la logique partenariale nouvelle, inconnue de l’ENS. Celui-ci a proposé une offre de ressources mais dans ce dispositif n’existaient pas de plate-forme installant un espace virtuel constitué, ni de gestion centralisée des accès.
Corrélyce se différencie également des ENT (Espaces numériques de travail) qui, depuis 2003, prévoient des accès à des ressources éditoriales externes mais l’offre fermée reste limitée à quelques titres. Canal Scéren (CNDP) et le ministère de l’Éducation nationale ont conduit des travaux exploratoires pour constituer une plate-forme nationale d’accès qui n’a pas vu le jour en raison du positionnement difficile vis-à-vis du secteur éditorial et d’une forme d’intervention qui plaçait l’État en relais d’une offre et donc en position de lui apporter une forme de validation ; là encore, la logique partenariale faisait défaut.
Les deux portails CNS (Canal numérique des savoirs) et KNE (Kiosque numérique de l’éducation), évoqués rapidement plus haut, que l’on pourrait considérer comme les précurseurs directs de Corrélyce, s’appuient pour diffuser des ressources numériques sur des modes d’authentification unifiés mais leur offre est limitée, dans chacun des cas, à celle d’un groupement d’éditeurs dans un dispositif national classique qui cherche à mettre directement en relation des ressources éditées et des établissements, selon une logique descendante de l’offre. Corrélyce privilégie, lui, une logique ascendante qui opère un déplacement vers l’aval de la filière éditoriale, nous reviendrons sur ce point important.
Corrélyce se différencie également d’Éduthèque, précédemment cité, en ne se cantonnant pas aux ressources éditées par des organismes publics. Il tient précisément à présenter une offre diversifiée de « titres » au sens éditorial du terme, à la fois dans ses objets comme dans ses statuts (statut public comme les musées, statut privé comme les éditeurs d’encyclopédie).
Il prend enfin ses distances avec les tentatives de labellisation des ressources menées par les autorités académiques (la marque RIP 7 par exemple).
Redistribution des rôles
La plate-forme Corrélyce joue un rôle de tiers de confiance et réussit à établir un rapprochement entre des acteurs qui n’ont pas trouvé les conditions de leurs rencontres, les réalisations l’ayant précédé l’ayant amplement montré. À travers un « design organisationnel » inédit (Combès, Mœglin et Petit, 2012) se dessine une fonction d’intermédiation nouvelle qui cherche à redistribuer les rôles entre acteurs.
Corrélyce tente en effet de définir un statut à chacun des acteurs et d’établir des formes de légitimité pour s’instituer comme intermédiaire incontournable. Les fonctions attribuées à chacun dans le projet peuvent se résumer ainsi : la Région crée les conditions matérielles de l’usage, les deux CRDP accompagnent et suivent son développement, les éditeurs et diffuseurs mettent à disposition leurs ressources et font connaître leur offre au travers du catalogue et des moyens mis à leur disposition par Corrélyce à cette fin, les lycées doivent conduire une politique documentaire d’acquisition et de gestion et de mise à disposition des ressources documentaires numériques, les enseignants doivent être capables de faire des choix raisonnés dans une offre et de proposer des ressources adaptées à leurs élèves, ceux-ci doivent pouvoir accéder aux ressources et aux documents, depuis l’établissement ou le domicile. Ces relations se trouvent codifiées par des règles formalisées dans plusieurs chartes et inscrites dans des workflows nécessairement contraignants définis pour chaque type d’acteur.
Corrélyce acquiert ainsi un statut propre, celui du courtage informationnel (Mœglin, 2005), fondé sur son rôle de tiers de confiance qui suppose la neutralité vis-à-vis de l’ensemble des acteurs qu’il s’agit de fédérer dans une plate-forme délimitant le rôle et la place de chacun. Ce statut ne peut perdurer que par une capacité à s’autonomiser, avérée mais à renforcer, provenant davantage dans ce cas des avantages indirects que des profits directs tirés de la valorisation de services et d’informations extraites du trafic.
L’intérêt de Corrélyce est de poser une série de questions qui ne peuvent trouver de réponses satisfaisantes par la simple application d’une grille de lecture « habituelle » qui considère qu’il suffit de mettre à disposition les « bonnes » ressources, peu importe comment ni d’où elles proviennent, pour qu’elles rencontrent ipso facto leurs usagers. Constatons ensuite que Corrélyce est bel et bien un « cas » à encore au moins deux titres. Premièrement, les questions qu’il pose ont une portée générale qui va bien au-delà du strict cadre régional dans lequel il a pris racine : les projets d’essaimage sont nombreux et l’instance ministérielle s’est emparée, non sans une certaine méfiance, de la problématique Corrélyce. Deuxièmement, il se situe à un endroit charnière du système, là où se créent les conditions de la mise en usage des ressources pour l’éducation, non pour remplacer les éditeurs de ressources pédagogiques mais pour s’interposer entre eux et les usagers, selon des modalités en rupture avec ce qu’ont tenté et tentent toujours d’opérer la majorité des plates-formes concurrentes.
Le projet EGO-PAC
Les développements en cours dans le projet EGO-PAC, qui se situent dans le prolongement de Corrélyce, méritent que l’on s’y attarde. Nous pouvons assimiler ce projet à une tentative de redéfinition de la place de l’enseignant-auteur par rapport à l’éditeur. Le projet EGO-PAC « a pour ambition de créer un service innovant à destination des enseignants permettant de produire et de partager des parcours d’acquisition de compétences 8 ». Il se compose de 3 ateliers « pratiques et complémentaires pour créer et partager simplement ses parcours pédagogiques » : à travers ceux-ci, il s’agit de permettre aux enseignants de sélectionner et d’identifier les « éléments » d’information, d’élaborer et de construire leur propre parcours pédagogique, de partager et d’échanger leurs productions. En d’autres termes, un enseignant peut créer un parcours en concevant des activités pour les élèves avec des documents, en faisant appel à des médias extérieurs proposés, en accord avec les éditeurs, sous la forme de grains très fins (plus fins que les « titres » dans Corrélyce). Ces parcours, une fois construits, doivent pouvoir être mutualisés, soit sous une forme spontanée (avec un processus de validation allégé), soit sous une forme éditoriale (nécessitant la validation d’un comité éditorial). Ainsi, cette plate-forme de ré-éditorialisation part du principe que l’enseignant se contentera de moins en moins d’être un simple usager de ressources entièrement conçues par d’autres dans la logique éditoriale classique du manuel scolaire mais qu’il ne produira pas seul pour autant l’ensemble des ressources dont il aura besoin. Il faut donc lui donner les moyens logiciels et juridiques de bâtir ses propres parcours à partir de ressources éditées, quelles qu’elles soient, et donc sans faire l’impasse sur les ressources issues de l’édition privée.
Le glissement vers l’aval qui s’opère ainsi nous semble caractéristique d’une fonction d’intermédiation qui, via une plate-forme et dans la logique des modèles des industries culturelles, ne tente pas de remplacer purement et simplement la fonction éditoriale classique mais cherche à l’assujettir à son profit en se positionnant à l’aval de la chaîne et à s’interposer entre les éditeurs et les usagers, en l’occurrence les enseignants à qui l’on confie ainsi un rôle d’auteur encadré. Il est symptomatique que, s’agissant de Corrélyce et d’EGO-PAC, les éditeurs de manuels aient systématiquement opposé une fin de non-recevoir à l’offre de participation qui leur a été faite.
3 – Penser simultanément les évolutions en cours
dans des secteurs distincts
De la même manière qu’il est intéressant de penser les industries éducatives, y compris pour en mettre en évidence les spécificités, à la lumière des évolutions des industries culturelles, aujourd’hui des industries dites créatives (Bouquillion, dir., 2012), nous pensons fécond de penser simultanément les évolutions à l’œuvre dans le monde de l’édition, dans les secteurs distincts mais liés de l’édition grand public, de l’édition scientifique et de l’édition scolaire. La fonction d’intermédiation nouvelle que nous venons d’analyser dans le secteur éducatif est davantage présente dans les deux autres secteurs mais n’y prend pas nécessairement les mêmes formes. Elle se traduit dans tous les cas par la montée en puissance de plates-formes n’ayant pas qu’une dimension technique mais cherchant à imposer de nouvelles règles et une nouvelle distribution des rôles et de la valeur, en rupture par rapport au modèle éditorial classique. Cette analyse comparée, ici rapidement esquissée, présente l’intérêt de nous permettre de bien distinguer fonctions et acteurs.
Le glissement opéré par les éditeurs scientifiques
Le marché de l’édition scientifique est largement mondialisé, surtout pour les sciences de l’univers, de la matière et de la vie, beaucoup moins en sciences humaines et sociales. Il représente un chiffre d’affaires de 12,8 milliards de dollars (CNRS, 2015) que se partagent quelques grands éditeurs comme Elsevier, Springer/Mac Millan Nature, Thomson Reuters et Wiley et une multitude de petits éditeurs. Par le biais des « big deals », ces contrats de licence d’usage fédérant de nombreux utilisateurs et donnant accès à des bouquets de titres très importants, les grands éditeurs ont accentué leur avantage comparatif avec les autres éditeurs. Plus récemment se sont-ils lancés dans une évolution du modèle éditorial par le Gold Open Access qui a été l’occasion de créer des méga-revues pluridisciplinaires et d’introduire le paiement d’APC (article processing charges) par les chercheurs publiants. Ces grands acteurs sont aujourd’hui moins centrés sur l’édition de revues que la mise à disposition de plates-formes polyvalentes offrant de nouveaux services (prestations de type recherche à la demande, évaluation de la productivité scientifique d’une équipe, etc.) faisant ainsi passer l’édition scientifique « d’une économie de la prestation éditoriale à une économie d’exploitation de droits de propriété intellectuelle » (CNRS, 2015, p. 16). Ce glissement vers l’aval, empruntant des voies différentes à celles que nous avons pu mettre en évidence dans le secteur éducatif, a été ici le fait des éditeurs eux-mêmes, bénéficiant d’une position dominante à l’échelle mondiale dans la détention des droits de propriété intellectuelle. Les mêmes acteurs opèrent ici un glissement stratégique vers une fonction d’intermédiation sans laisser à d’autres acteurs la possibilité de s’immiscer entre eux et le public captif que constituent les chercheurs via leurs institutions de rattachement. La nouveauté réside dans ce passage à l’intermédiation. Cette fonction a tendance à s’autonomiser – le cas d’Elsevier est à cet égard emblématique – faisant de ces éditeurs des courtiers informationnels.
Bien sûr convient-il de nuancer ce tableau brossé à grand trait. Des alternatives existent portées par le mouvement de l’Open Access. À sa manière, il cherche lui aussi à faire évoluer la chaîne de valeur telle qu’elle existe dans le modèle éditorial classique en faisant en sorte que les scientifiques puissent se réapproprier certains de ses maillons. En sciences humaines et sociales, le marché est beaucoup moins mondialisé et l’offre beaucoup plus dispersée (GFII, 2009). En France, Cairn.info, agrégateur porté par des éditeurs privés, et Revues.org, hors sphère marchande, se sont imposés en quelques années comme des plates-formes de référence fonctionnant sur d’autres modèles.
Mais cette analyse des évolutions en cours dans l’édition scientifique, domaine disposant d’une spécificité irréductible, ne saurait nous amener à conclure un peu vite à la bonne résistance des acteurs déjà en place, en l’occurrence celle d’éditeurs qui seraient en passe de réussir la transition du papier au numérique. Il s’avère nécessaire d’avoir une approche plus globale des évolutions en cours dans le domaine de l’édition.
Tentatives d’assujettissement du modèle éditorial
dans les autres secteurs
Marin Dacos et Pierre Mounier (2010) distinguent trois âges de l’édition électronique : dans un premier stade, l’édition s’engage dans la conversion sur support numérique des textes imprimés et dans l’intégration des technologies numériques dans sa chaîne de production ; dans un deuxième stade, l’édition est numérique dans la mesure où l’édition de texte est nativement numérique mais n’est pas encore spécifiquement pensée pour les usages en réseau ; dans un troisième stade, celui de l’édition en réseau, les initiatives éditoriales nativement en réseau constituent un bouleversement majeur qu’il s’agisse de l’avènement du journalisme citoyen, d’une production de savoirs sur un mode communautaire avec Wikipédia, de nouvelles pratiques d’écriture dans la blogosphère, etc.
Lorsqu’ils évoquent l’industrialisation de l’information en ligne, ces deux auteurs distinguent, sans les faire correspondre aux trois âges évoqués, trois générations d’acteurs économiques autour du livre : les acteurs du monde du livre (qui ne sont pas moins industriels que les autres catégories d’acteurs selon nous), les industriels du logiciel de masse (Microsoft en premier lieu) et les industriels de l’information en ligne (Google et Amazon par exemple).
Marin Dacos et Pierre Mounier montrent bien, selon nous, que les initiatives prises par les nouveaux acteurs dans la numérisation de masse – dans l’édition électronique à son « premier âge » donc – n’équivalent pas à un processus d’éditorialisation défini comme « la valorisation du corpus par la sélection des textes, par la mise en œuvre des collections, par l’établissement d’index thématiques, par la mise en place régulière de focus éditoriaux en fonction du type de public » (op. cit., p. 63). Nous irons plus loin en faisant l’hypothèse que ces initiatives, souvent spectaculaires, n’ont pas pour but de se substituer aux éditeurs traditionnels mais davantage de les déstabiliser dans une volonté persévérante de se glisser à l’aval de la chaîne de valeur. Bien plus, les services numériques associés à ces numérisations de masse ne se contentent pas de créer de la valeur, ils concourent à l’autonomisation de la fonction d’intermédiation et amènent ainsi à distinguer de plus en plus nettement un modèle distinct de celui de l’édition de biens culturels, tel qu’il est décrit depuis longtemps (Huet et al., 1984).
S’agissant de l’édition électronique dans son « deuxième âge », Marin Dacos et Pierre Mounier affirment que la plupart des éditeurs tâtonnent et peinent à définir leurs stratégies numériques. Mais pendant ce temps, des acteurs de type Amazon ou Apple cherchent à établir des « nœuds de diffusion » qu’ils maîtrisent entièrement, confirmant là aussi que l’enjeu principal se situe bien à l’aval de la filière.
Peut-on, dans le troisième âge qui semble prendre acte d’une aspiration grandissante à la créativité dans un contexte de connexion généralisée, affirmer que les éditeurs ont définitivement perdu pied et, au-delà, annoncer un vaste mouvement de désintermédiation ? Les auteurs pensent que non, à juste titre selon nous. Des acteurs venant d’autres horizons prennent la main en proposant des plates-formes qui, comme nous l’avons vu pour Corrélyce, ne se cantonnent pas à un rôle purement technique de mise en relation mais vont jusqu’à distribuer les rôles entre acteurs, principalement par adhésion des acteurs à un ensemble de normes élaborées peu à peu et à jouer ainsi un rôle central dans la captation et la redistribution de la valeur au sein de la filière. Ces évolutions convergentes nous semblent caractériser le passage à une nouvelle fonction – celle du courtage informationnel – qui se met peu à peu en place, selon des voies qui différent largement d’un domaine à l’autre mais qui, toutes, tendent à autonomiser de plus en plus clairement une fonction qui pouvait auparavant apparaître comme un élément collatéral dans un modèle éditorial en évolution.
Conclusion
Au terme de cette communication, et après un balayage trop rapide des tendances à l’œuvre dans différents secteurs, nous mesurons la nécessité d’une analyse des déplacements et des reconfigurations d’acteurs qui s’opèrent au sein de filières que l’on pouvait croire étanches et définitivement structurées. Une analyse comparative intersectorielle portant sur les conditions d’apparition d’une fonction nouvelle, celle du courtage informationnelle, reste à faire.
Bibliographie
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GFII, L’édition scientifique française en sciences humaines et sociales. Rapport de synthèse, Groupement français de l’industrie de l’information, 2009.
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