Vers la fin des libraires ?
Vincent Chabault
2014, 140 p., ISBN 978-2-11-009697-5
7,90 €
Nous avions François Rouet, qui se penche sur l’économie du livre 1, et nous avait fait découvrir Lucien Karpik (L’économie des singularités, Gallimard, 2007), nous avons Christian Robin, qui scrute l’économie du livre à l’ère numérique 2, maintenant Nathalie Sonnac et Pierre-Jean Benghozi 3, sur la question de la presse en ligne, des modèles économiques et des convergences entre presse et édition, et il manquait une voix du côté de la prescription marchande : c’est fait depuis maintenant 2010 4, et 2013 5, en la personne fort sympathique de Vincent Chabault, maître de conférences à Paris Descartes, et qui s’intéresse à la librairie : physique, en ligne, les indépendants, les chaînes et les grandes surfaces culturelles. C’est l’objet, au titre un peu provocateur, de son dernier ouvrage, paru à la Documentation française, en avril 2014 ; pour un prix modique : 7,90 €. C’est une façon agréable et peu chère de vanter les charmes de la librairie, ses dangers, ses turpitudes et ses avenirs.
Vincent Chabault revient, dans une première partie ouverte sous l’invocation d’Henri-Jean Martin et Lucien Febvre, sur les tendances lourdes du livre : politiques (le décret Monory, la loi Lang, les régimes du prix du livre dans le monde), sociologiques (et ils ne sont pas nombreux les sociologues de la lecture), structurelles (la place des différents canaux de distribution, librairies, chaînes…).
Il traite ensuite de la librairie indépendante, cet objet indéfinissable, entre le commerce et l’équipement culturel. Les contributions de l’ouvrage hors commerce, Propos sur le métier de libraire. Conversations sur le métier des livres, distribué (gratuitement) par le Syndicat de la librairie française (SLF), apportent à ce sujet des expériences différentes, mais pas pour autant contradictoires : celle, entre autres, de Josette Vial (Librairie Compagnie, Paris) et celle de Pascal Thuot, (librairie Millepages, Vincennes). Pour la première : « Quand j’étais jeune, j’avais l’ambition d’une “librairie des Lumières” : le savoir pour tous. Donc, aujourd’hui, j’assume l’infamant “intello”, ne me voulant ni “élitiste”, ni “germano-pratine” ; je m’efforce simplement de hiérarchiser les contenus, sans mépris ni censure. » Pascal Thuot, quant à lui, revendique aussi sa passion de la vente, qui lui a interdit d’imaginer qu’il puisse être bibliothécaire. « Il faut sans cesse arbitrer en soi entre le gestionnaire et l’intellectuel : le compromis sera alors cette figure hybride qu’est le libraire », précise Josette Vial. Les voilà, les difficultés structurelles de la librairie française : coûts des baux, inflation des offices et donc de la gestion quotidienne, faiblesse des salaires, insignifiance de la rentabilité (dans tous les cas inférieure à 2 % du chiffre d’affaires).
Une place importante est donnée à la Fnac, dont il nous faut nous souvenir que son acronyme signifi(ait)e : Fédération nationale d’achat des cadres. Le projet lancé par Max Théret et André Essel avait une ambition de démocratisation culturelle, ils ne s’en sont pas cachés et l’avaient écrit au ministre de l’Éducation nationale de l’époque, Joseph Fontanet, dont il faut bien avouer que nous avions fini par oublier jusqu’à son existence. Cette ambition est sans doute à l’origine de la position de la Fnac lors des discussions sur le prix unique du livre, et sur le développement, ensuite, des ventes en ligne, et du site fnac.com. Sur des bases intellectuellement (et sans doute idéologiquement très proches pour certains) des libraires indépendants d’aujourd’hui, la Fnac a considérablement divergé ; on connaît la suite : la diversification des produits, puis la centralisation des commandes, dans une sorte de fuite en avant.
Une partie très précieuse concerne la vente en ligne, et particulièrement Amazon. Vincent Chabault démonte bien le mécanisme mis en œuvre (y compris financier) de ce groupe qui ne paie pas (beaucoup) d’impôts en France, mais touche des subventions publiques… Sur ce point, relire l’ouvrage de Jean-Baptiste Malet : Voyage en Amazonie 6. L’histoire de la débâcle des grandes surfaces culturelles restera, non un mystère, mais une explication et une donnée de ce que la librairie du XXIe siècle devra être.
Au total, la fin des librairies ? Si la dématérialisation des textes, la vente en ligne, affectent la librairie, et particulièrement des commerces de second niveau, où la marge n’est que… du chiffre d’affaires, elle n’est pas, comme on pourrait le supposer, le monopole des communes rurales reculées d’une France, semble-t-il, apeurée, si j’en crois ce 26 mai 2014. L’irruption du numérique est le fait d’habitants de grandes villes (les Parisiens, par exemple), les diplômés, et jeunes. C’est bien là où se situe la difficulté : les grands consommateurs de livres et assidus des librairies sont des crocodiles comme nous, et ces crocodiles-là sont en voie, sinon de disparition, pour le moins, de diminution de l’espèce.
Or, que veut le client, l’usage, le passager ? Un lieu, un accueil, un conseil (ce qu’il vient [parfois] chercher sur les sites de vente en ligne), une habitude, être chez soi, se reconnaître, et s’approvisionner. L’impression à la demande est ici une option incertaine pour la librairie, si elle semble une voie sûre pour l’édition. Vincent Chabault plaide plutôt pour des aides ciblées, en particulier pour les rémunérations, et surtout des formations. Chacun (éditeur, libraire) sait que la mort de l’une entraînerait le déclin de l’autre et celui de la pensée, sans doute, comme, en 1980, lorsque nous trouvions les volumes publiés par Vrin deux (2) fois plus chers que deux ans auparavant : c’était le régime épouvantable du prix « libre ». L’effondrement des chaînes culturelles, par incompréhension du comportement des vrais lecteurs, est sans doute une chance pour la librairie, comme elle l’est aux États-Unis.
L’ouvrage est richement doté de références, ouvrages, études (pilotées par la SLF, le Motif) qui sont des repères pour ces années à traverser. Concluons, nous n’avons été que trop long, sur cette phrase de Roger Chartier 7 : « C’est cette fausse idée de l’équivalence [entre le papier et le numérique] qui a conduit certaines bibliothèques à vendre ou à détruire certaines de leurs collections imprimées, […] et qui veut faire accepter un monde sans librairie puisque les livres peuvent être achetés en ligne. »