User Experience in Libraries
Applying Ethnography and Human-Centred Design
Routledge, 2016, 212 p.
ISBN 1 4724 8472 7 : 30 £
Faites-vous une raison : le design de l’expérience utilisateur (souvent réduit à ces deux lettres énigmatiques : UX) et, plus largement, le design de service seront sans doute la tendance automne-hiver 2016-2017 de notre profession. Ce ne sont certes pas des concepts nouveaux, puisque l’UX Design a déjà vingt ans. Mais son application à l’écosystème des bibliothèques universitaires domine l’actualité de la rentrée. L’ADBU en a fait tout d’abord le thème de la journée d’étude pour son 46e Congrès (Nice, 4-6 octobre 2016). Les Presses de l’enssib publieront également très prochainement Utile, utilisable, désirable : redessiner les bibliothèques pour leurs utilisateurs, une traduction très bienvenue 1 de cet excellent manuel de survie dans l’univers de l’UX, rédigé par Amanda Etches et Aaron Schmidt et publié en 2014 par l’American Library Association (ALA).
La parution de cet ouvrage cette année complète utilement cette actualité, pour éclairer au mieux les différentes facettes de l’expérience utilisateur. Andy Priestner et Matt Borg sont deux figures importantes de cette approche qui place l’utilisateur au centre de la conception des services. Andy Priestner est le fondateur des UX in Libraries Conference. Il dirige par ailleurs FutureLib, le programme d’innovation de la Cambridge University Library. Matt Borg, après avoir travaillé durant près de quinze ans sur cette méthode au sein de la Sheffield Hallam University, met aujourd’hui son expertise technologique au service de la société ProQuest dans le cadre des développements Ex-Libris. L’une des singularités de leurs propositions, explicitée en sous-titre de leur ouvrage, réside dans le recours à des techniques anthropologiques (plus exactement ethnographiques) pour parvenir à une meilleure compréhension de nos utilisateurs. Les auteurs partent d’un double constat.
Premier constat, factuel, les bibliothèques sont confrontées à deux défis contradictoires : mettre en œuvre des services innovants et toujours plus complexes pour les utilisateurs comme pour le personnel, tout en restant contraintes de maintenir en activité les services déjà existants et de les adapter aux nouvelles pratiques de leurs utilisateurs.
Second constat, plus cinglant, les bibliothécaires sont plus prompts à jongler avec quantité d’indicateurs et de données statistiques brutes qu’à s’aventurer au-delà des chiffres sur le territoire de leur public. Andy Priestner se méfie par ailleurs tout autant des enquêtes et de toutes les remontées d’information d’usagers reposant sur du déclaratif, car son expérience lui a prouvé que, dans la plupart des cas, les utilisateurs ne connaissent pas leurs propres besoins ou ne sont pas en capacité de prédire de quelle manière ils souhaiteraient utiliser un service.
« As a Librarian, how much time do you spend in the library ? » : c’est en ces termes que nous interpelle Bryony Ramsden (Huddersfield University) dès la première contribution. Elle ne parle pas de nos bureaux évidemment, ni de nos banques d’accueil, mais des espaces et des places que nos visiteurs utilisent. Une interrogation apéritive, un brin taquine, et donc stimulante. Force est de reconnaître que le bibliothécaire joue rarement à « Vis ma vie » avec son public.
Pour les coordinateurs de l’ouvrage, cette approche est pourtant la seule à permettre de comprendre pleinement nos utilisateurs pour leur offrir ce dont ils ont besoin et non ce dont on imagine qu’ils ont besoin. L’intérêt – et la vraie singularité de cet ouvrage – est bien sûr que, à côté de l’approche plus référencée du design thinking, l’ethnographie, méthode scientifique appliquée à l’étude descriptive des activités d’un groupe humain, soit ici mobilisée pour objectiver l’analyse de nos services et des besoins du public par l’observation de leur pratique. Il s’agit de concevoir ou de faire évoluer nos services, nos équipements ou nos aménagements à partir de l’analyse des comportements de nos utilisateurs, plutôt que par l’interprétation de nos indicateurs, le dépouillement d’enquêtes de satisfaction ou la transcription d’entretiens semi-directifs. Renoncer à l’intuition au profit de l’observation, et s’attacher à ce que disent les comportements d’aujourd’hui sur les besoins « non dits » ou cachés des utilisateurs de nos bibliothèques.
À travers 15 contributions qui s’enchaînent sans véritable organisation thématique, les coordinateurs ont su instaurer un bon équilibre entre contenus théoriques et études de cas pratiques, et inviter à s’exprimer des contributeurs aux origines diverses, apportant des éclairages très complémentaires : majoritairement des bibliothécaires, bien sûr, mais également une anthropologue, un designer, une responsable de services pédagogiques, etc. Des regards et des approches croisés qui matérialisent à la fois l’intérêt de cette démarche interdisciplinaire, mais aussi l’étendue aujourd’hui des disciplines et des professionnels engagés dans le développement de cette nouvelle manière de prédire – scientifiquement, si c’est encore possible – le futur de nos bibliothèques.
Il serait fastidieux et au final peu éclairant de détailler ici le contenu particulier de chaque intervention, le but n’étant pas de vous dissuader de lire cette chronique, mais de vous persuader de lire ce livre. Vous trouverez le résumé de chaque contribution dans l’introduction des coordinateurs (pages 5 à 7 pour être précis et tout à fait rassurant).
Signalons simplement que, malgré quelques rares échappées vers des problématiques tournées vers le design orienté utilisateur, la grande majorité des contributions s’attache logiquement à la présentation de ces techniques d’observation, avec des niveaux d’approfondissement d’ailleurs progressifs (Bryony Ramsden, Donna Lanclos, notamment), et les méthodes associées à une démarche ethnographique : observations, entretiens, journaux, « shadowing 2 », sondes culturelles, cartographie et outils de visualisation sont présentés par le designer Paul-Jervis Heath qui souligne que ces outils ne sont en rien une alternative au design thinking, mais ont vocation à enrichir les modalités de réalisation et le déroulement d’un projet de design ou re-design appliqué en bibliothèque, et il insiste sur le fait que le design thinking n’est en rien l’apanage des designers. Aux professionnels des bibliothèques de savoir s’en emparer et produire des résultats tangibles et opérants à partir de cette démarche.
Par ailleurs, l’une des vertus de certaines des contributions est aussi de rappeler en passant quelques évidences étayées par le « sens de l’observation » propre à cette démarche anthropologique : l’importance, par exemple, de prendre en compte et d’intégrer l’ensemble des pratiques des étudiants, car une bibliothèque n’est légitime aux yeux d’un étudiant qu’en tant que partie d’un territoire d’apprentissage personnel qui est plus large.
Ainsi, pour l’anthropologue Donna M. Lanclos, ce qui rend une bibliothèque universitaire visible pour ses étudiants c’est lorsque ses services veillent à relier leurs pratiques hors institution (y compris en prenant en compte sérieusement les réseaux sociaux et les communautés comme ressources d’information) et les pratiques académiques.
L’avertissement des coordinateurs est très clair : « Se fonder uniquement sur nos hypothèses et nos instincts est une chose très dangereuse à faire. » Andy Priestner et Matt Borg défendent de façon très convaincante la démarche ethnographique. Ils observent que les études de cas présentées dans leur ouvrage montrent que cet outil est bien adapté et aisé à déployer pour les projets de faible envergure. Ils parient, au vu de l’engouement constaté et des expériences déjà remontées de certains des établissements interrogés, sur un développement très fort de ces nouvelles méthodes au sein des bibliothèques dans les prochaines années. Il s’agit juste d’observer et d’écouter nos utilisateurs mais d’une façon plus riche que par les méthodes antérieures. Et, ce faisant, élargir et approfondir le rôle de la bibliothèque et de l’apprentissage pour ses utilisateurs.