Une autre histoire de l’édition française
Jean-Yves Mollier
ISBN 978-2-35872-074-8 : 15 €
* NDLR : texte commun avec la critique de l’ouvrage de Jean-Yves Mollier, Hachette, le géant aux ailes brisées.
Jean-Yves Mollier nous avait gentiment prévenus : il préparait une « synthèse des 4 volumes sur l’histoire de l’édition, parus au Cercle de la Librairie, plus 300 références bibliographiques ». Au départ, une commande d’Éric Hazan, le directeur des éditions La Fabrique, qui souhaitait mettre à disposition du plus grand nombre, une histoire de l’édition qui fasse référence, et qui soit abordable.
Le pari est gagné : l’ouvrage de 430 pages est vendu 15 euros, c’est-à-dire un quart de plein d’essence. Jean-Yves Mollier, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Versailles Saint-Quentin, spécialiste de l’histoire du livre et de l’édition, nous a déjà offert : Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, en 2008, L’argent et les lettres : histoire du capitalisme d’édition, 1880-1920, en 1988, La mise au pas des écrivains : l’impossible mission de l’abbé Bethléem au XXe siècle, en 2014, tous parus chez Fayard, et Où va le livre ? paru à La Dispute en 2007.
Si l’ouvrage présenté ici s’ouvre, assez naturellement, par les publications antérieures à la révolution de l’imprimé due à Gutenberg, dans les années 1450, puis par l’aventure de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, il s’arrête sur l’œuvre de Charles-Joseph Panckoucke, libraire-éditeur qui, à lui seul, pourrait constituer le fil rouge de l’œuvre : il s’agit pour Jean-Yves Mollier de traiter de la diffusion des idées, de leur économie, et surtout de leur censure, quelle qu’elle soit.
Pourquoi Charles-Joseph Panckoucke ? Parce qu’il est contemporain, à la Révolution française, de la première reconnaissance de l’auteur, avec la première loi sur la propriété intellectuelle (1793), et sans doute le premier éditeur au sens moderne du terme qui, grâce aux nombreuses éditions de l’Encyclopédie, ouvrira la voie à la constitution de cet étrange métier : l’éditeur, que Louis Hachette, économiquement, et Pierre Larousse, idéologiquement, reprendront quelques années plus tard.
L’ouvrage consacre une large part aux éditions scolaires, preuves du désir d’émancipation issu de Condorcet, et aux connivences entre le pouvoir politique et le pouvoir économique, symbolisées par les réussites des Hachette, Delagrave, Armand Colin, aux dictionnaires – et on lira avec profit Histoire de la librairie Larousse, 1852-2010, de Jean-Yves Mollier et Bruno Dubot, paru en 2012 chez Fayard –, et une autre à la révolution du prix du livre, commencée avec les aventures éditoriales de Gervais Charpentier, Michel Levy, et poursuivies aux États-Unis 1.
L’ouvrage s’attarde sur les aléas de l’édition entre les deux guerres, et pendant la Seconde Guerre mondiale. Aux errements constatés d’un Bernard Grasset, combien de petits arrangements avec l’ennemi ? Au sortir de la guerre, la France se couvre de maisons d’édition militantes : François Maspero, Christian Bourgois, les Éditions sociales, les Éditions des Femmes, et jusqu’aux éditions tout aussi engagées comme Agone, Les Prairies ordinaires, La Fabrique, précisément, les éditions de l’Éclat… C’est l’âge d’or des sciences humaines et sociales, mais c’est aussi la structuration de l’oligopole à franges, bien joli nom ménager 2. L’ouvrage se clôt par une interrogation : en cette fin de XXe siècle, où les financiers ont pris le pas et la relève de certains grands éditeurs, où l’équilibre qu’on pressentait fragile entre Hachette, Editis, Madrigall (Gallimard), est fortement remis en question par les GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple), Jean-Yves Mollier rappelle que, si les quatre premiers géants mondiaux du livre pèsent 18 milliards de dollars, c’est peu par rapport aux 316 milliards produits par ces fameux GAFA (chiffres de 2013). Jean-Yves Mollier resitue le temps long de l’édition, son histoire économique, culturelle, éducative, sociale et politique. Il n’oublie rien ni personne : pas même l’incroyable succès de René Thom, sombré dans l’oubli aujourd’hui, dont les Modèles mathématiques de la morphogenèse ont été vendus à 10 000 exemplaires en 10-18, ou le pamphlet de Michel Deguy, Le Comité : confessions d’un lecteur de grande maison, paru chez Champ Vallon. On voit par là que la place des « éditeurs de création » qui faisaient (et font) la vitalité littéraire de ce pays, est bien isolée 3.
Cet ouvrage, passionnant de bout en bout, est heureusement complété par Hachette, un géant aux ailes brisées qui vient de paraître aux Éditions de l’Atelier. Ayant eu accès à certaines archives du groupe Hachette, Jean-Yves Mollier a complété ses travaux antérieurs : en particulier sur les relations entre Hachette et les autorités d’occupation pendant la Seconde Guerre mondiale, et la capitulation, peut-on appeler cela autrement, étonnante de la part de cette maison qu’on appelait la « pieuvre verte » ou « le trust vert », devant Amazon en 2014, lors du conflit qui les a opposés à propos de la fixation du prix du livre numérique, alors imposé par Amazon. Et comme (presque) toujours dans cet univers, les conditions de ce qu’il faut bien considérer comme une reddition sont tenues secrètes. L’époque a donc bien changé : ce ne sont plus les Gaston Defferre, Robert Bichet ou Jacques Chaban Delmas qui imposaient à la Libération une solution industrielle qui leur convenait, en l’occurrence, briser le monopole des Messageries françaises de presse (MFP) créées en 1945, au profit de Hachette. La dimension devient planétaire, le rapport de force change d’interlocuteurs : la librairie Hachette, d’une certaine façon, n’est plus.